Jacques
Sapir a livré fin janvier une série de quatre papiers philosophiques assez
longs (un, deux, trois et quatre) mais essentiels qui
proposent une réflexion sur la démocratie et les règles juridiques, pour
aboutir à une contestation des tyrannies modernes qui affaiblissent la
démocratie.
La
dépossession de la démocratie
Emmanuel
Todd avait livré une analyse plus politique dans « Après
la démocratie ». Dans cette série de quatre textes, qui
constituent un véritable essai, Jacques Sapir nous fournit une analyse plus
philosophique, assez proche de celle de « La
dissociété » de Jacques Généreux, dont il complète, en un sens, la
thèse. L’auteur critique « le
développement d’instances de décision économiques (comme la BCE), qui sont
déconnectées de tout contrôle démocratique, l’idée aujourd’hui répandue qu’un
gouvernement par les règles pourrait se substituer à un gouvernement du
peuple ».
Et il est
vrai que son propos de est particulièrement actuel. Car les pays européens
s’organisent de plus en plus de cette manière. Non seulement, le pouvoir est
toujours plus dans les mains d’organismes non élus (BCE, Commission Européenne,
Cour de Justice), mais le « constitutionnalisme
économique », également à l’œuvre dans les règles mêmes de
fonctionnement de la BCE, qui
permettent beaucoup moins de souplesse d’interprétation que celles de la Fed
étasunienne par exemple, l’est aussi dans toutes les règles de cette Europe
austéritaire (TSCG,
six pack, two pack…).
Pour lui,
« le pouvoir a cessé d’être celui
des hommes pour devenir celui des lois, mais les lois ne règnent pas, elles
s’imposent comme des normes générales. On est bien en présence d’une
dépolitisation totale » car « le
légalisme est imperméable à toute contestation ». Il y voit une
critique de la démocratie même : « Schmitt considère ainsi que le parlementarisme libéral créé les
conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et le pouvoir de la
majorité, le droit », anticipant une tyrannie de la majorité. Pour ce
dernier, « si le peuple n’est ni
bon, ni uni, ni homogène, alors la règle majoritaire est la fin de la raison et
de la justice. Il faut donc brider l’action des majorités par une référence à
un idéal intangible ».
Une
remise en cause néolibérale
Le 2nd
argument est que « le fonctionnement
des marchés serait meilleur si les acteurs doivent fonctionner en leurs seins
dans des cadres qu’ils ne peuvent modifier. D’où, bien entendu, l’idée de
soustraire à la décision politique la fixation de ces cadres pour assurer, ici
encore, une stabilité des décisions
des acteurs ». Mais en économie, cela suppose qu’il « existe une science économique permettant de
définir à coup sûr les décisions justes », ce que les dernières années
permettent d’infirmer solidement. Et in fine, ces
règles peuvent finir par surtout servir des intérêts particuliers.
Le 3ème
argument est que ces règles sont plus « susceptibles de fonctionner opérationnellement plutôt que le chaos
induit par le blocage du système politique ». Le problème est que
« pour qu’un système de règles
constitutionnelles puisse remplacer l’action politique discrétionnaire, il
faudrait soit que la totalité des crises futures aient été prévues et inscrites
dans les règles, soit que l’on ait la certitude que ces règles pourront être
changées à un rythme compatible avec celui des évènements de la crise ».
Au final, « ce recours à la règle
constitutionnelle institue une incertitude supplémentaire », comme
dans la crise de la zone euro. Et constitutionnaliser des règles économiques
« implique ou que les personnes qui
ont conçu cette règle sont omniscientes, ou que nous sommes toujours confrontées
aux mêmes problèmes ».
Dans cette série essentielle de papiers, Jacques Sapir met en
pièce la constitutionnalisation des politiques économiques. Dans la suite, il
dénonce la tyrannie de l’état de droit, ce que j’étudierai demain.
Ne s'agit-il pas d'une adaptation du modèle allemand à l'ensemble de l'UE?
RépondreSupprimerJard
Textes très intéressants de Sapir et merci pour la synthèse !
RépondreSupprimerJe me permets de citer ci-dessous un extrait d'un texte de Claude Rochet qui me semble tout à fait en accord avec votre analyse et celle de Sapir, et m'avait marqué quand je l'avais lu.
"La logique de discipline est partie du postulat que le système démocratique ne permettait pas de faire des choix à long terme et impopulaires nécessaires à la réalisation du programme de l’économie néoclassique.
Dans un rapport pour la Trilatérale intitulé « crise de la démocratie », Crozier, Huttington et Watanuki mettaient en avant 2 arguments : la « gouvernabilité » des sociétés démocratiques, qui deviennent trop complexes pour être gouvernables, et la « théorie de la surcharge » qui voit l’expansion de la démocratie accroitre la demande envers les gouvernements et affaiblir les marges de manoeuvre des représentants qui ne peuvent résister à cet afflux de demandes.
L’expansion de la démocratie affaiblit la démocratie, il faut donc contrecarrer ces tendances autodestructrices par des dispositifs appropriés. La solution choisit fut la logique de discipline.
L’économie devient un territoire interdit aux politiques publiques, et face à l’apparition de déficits structurels des budgets publics, les sociétés doivent se soumettre à une discipline financière au travers du renforcement du pouvoir des ministres des finances et au delà des fameux marchés financiers. Afin de pouvoir faire respecter cette discipline dont les peuples ne sont pas capables, les banques centrales deviennent autonomes, les taches de régulation sont confiées à des agences dites autonomes, d’autres structures autonomes vont gérer les infrastructures critiques pour la mondialisation comme les ports ou aéroports. Leur développement est largement ouvert au privé par les partenariats public-privé.
Cette mutation a donc consisté à transférer le pouvoir à des « technocrates » gardiens, indépendants du pouvoir politique, qui définissent ce que doivent être les « bonnes institutions« . L’idée sous-jacente est qu’il existe des principes universels de bonne gouvernance, et que si un pays adopte les bonnes institutions – résumées pour les pays en développement dans le consensus de Washington - il se développera.
L’Etat devient constitué de deux systèmes séparés : les activités critiques pour la mondialisation sous la garde des technocrates gardiens et soustraites aux pouvoirs politiques, et les activités non critiques autour desquelles s’organise une repolitisation assez artificielle de la société.
Le problème est que cette supposée disparition du politique est un mythe : les décisions de gestion de la logique de discipline ont été en fait un choix politique pour la mondialisation financière au service des intérêts qui y étaient attachés et non le fruit d’une rationalité intemporelle et apolitique."
Cette juridisation de la gouvernance économique m'a toujours parue totalement débile. L'économie c'est comme la guerre, ça ne se fait pas avec des règles intangibles qui est le contraire de l'esprit stratégique. Je ne pense pas que les libéraux soient d'accord sur ce point, à savoir qu'une camisole réglementaire en pilotage automatique soit la meilleure approche. De même qu'un pilote d'avion doit être capable de sortir du mode automatique pour reprendre les commandes en cas de problème.
RépondreSupprimerDétrompez vous, c'est exactement ce que prônent les "libéraux" et particulièrement les économistes. Reconnaitre que l'économie est une proche parente de la stratégie et de la tactique les obligerait à adopter la revendication de la dualité art/science de celles-ci et leur légitimité à dicter leur comportement aux politiques seraient anéantie. Rappelez-vous : la théorie de l'utilité contient la négation de toute méthode scientifique. D'après la théorie économique standard les économistes construisent, non pas la théorie la moins fausse (comme dans la méthode scientifique), mais la théorie qui maximise l'utilité personnelle des économistes (c'est à dire leur pouvoir, leur salaires, etc).
SupprimerPour tenter de résumer ce texte. Selon les idées europeistes tout ce qui est individualiste et cupide doit être libéré et tout ce qui est collectif et solidaire doit être empêché.
RépondreSupprimerIl y'a une cohérence finalement.
Pour ceux qui souhaiteraient creuser un peu la réflexion stimulante de Claude Rochet, voir son article : « Pour une logique de l'indiscipline - Réflexions sur l'éthique de la décision publique, autour du livre d'Alasdair Roberts. The Logic of Discipline »,
RépondreSupprimerRevue française d'administration publique, 2011/4 n°140, p. 723-737 », consultable sur http://www.academia.edu/1844151/Pour_une_logique_de_lindiscipline
YPB
Vendredi 8 mars 2013 :
RépondreSupprimerAllemagne : un allié de Merkel évoque une sortie de l'Italie de la zone euro.
L'un des principaux dirigeants des libéraux allemands, partenaires de gouvernement d'Angela Merkel, a déclaré jeudi soir que l'Italie devait choisir entre un abandon de l'euro ou la poursuite d'une cure d'austérité drastique.
Les élections législatives des 24 et 25 février en Italie n'ont pas dégagé de majorité en raison notamment de la percée du "Mouvement 5 Etoiles" de Beppe Grillo, virulent détracteur de la politique de rigueur mise en oeuvre depuis novembre 2011, à l'incitation de ses partenaires européens, par Mario Monti. Ce dernier a en revanche essuyé un échec électoral.
"La décision de s'ajuster à la monnaie unique est une décision que l'Italie doit prendre pour elle-même, ce n'est pas à nous de la prendre. Si l'Italie ne veut pas le faire, elle doit en tirer les conséquences", a déclaré Rainer Brüderle, chef du groupe parlementaire du Parti libéral (FDP) au Bundestag, à l'antenne de la ZDF.
http://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRL6N0C083P20130308
Comme toujours, j'ai lu cette série de Jacques Sapir avec grand intérêt. Mais après avoir redit mon admiration pour ce contemporain essentiel, je dois confesser qu'une question m'a aussi taraudé quelquefois en lisant ces textes : Jacques Sapir ne semble-t-il pas par moments utiliser un bazooka conceptuel pour écraser une mouche?
RépondreSupprimerEmmanuel B
Faut-il invoquer la théorie du complot, cher Laurent? Toujours est-il que le code capcha qui vient de m'être proposé pour valider le message précédent était : "proEuro 2313". Si, si, je vous assure...
RépondreSupprimerEmmanuel B
"4 nextnris" cette fois-ci. Ouf, je respire.
RépondreSupprimerEmmanuel B
Sortir de l'euro non , le faire exploser oui
RépondreSupprimerpar Philippe Villin ; une autre vision de la sortie de cette galère .
http://www.valeursactuelles.com/%E2%80%9Csortir-l%E2%80%99euro-non-faire-exploser-oui-%E2%80%9D20130305.html
Depechez vous de lire l'article car la page n'est plus accessible sauf via le cache de google ... Encore une manip ? ou en retrait en règle de l'article ?
Supprimerje crois qu'il y a un problème sur tout le site
SupprimerNON, c'est bien cette page en particulier qui est innacessible, et si vous faites une recherche sur le site sur Philippe Villin alors vous arrivez sur un message d'erreur ...
SupprimerIl ne doit pas être en ligne avec la bien pensance ...
Ce qui est invraisemblable, c'est que l'Allemagne et la France ont enfreint les critères de l'endettement et quelles sanctions à l'époque ? Rien !
RépondreSupprimerLes règles sont respectées quand ça arrange les poids lourds, pour les poids légers mal en point, c'est le coup de matraque.
Vendredi 8 mars 2013 :
RépondreSupprimerItalie : Fitch abaisse d'un cran la note du pays à BBB+, perspective négative.
L'agence de notation Fitch a abaissé vendredi d'un cran la note souveraine de l'Italie, à "BBB+" contre "A-", assortie d'une perspective négative, devenant la première agence à dégrader la note du pays, plongé dans une impasse politique à la suite des élections législatives de février.
"Le résultat peu clair des élections législatives italiennes des 24-25 février rend peu probable la formation d'un nouveau gouvernement stable dans les semaines à venir. L'incertitude politique croissante et le contexte peu propice à de nouvelles réformes structurelles représentent un choc supplémentaire pour l'économie réelle, alors que sévit déjà une profonde récession", explique l'agence Fitch.
Les statistiques du 4e trimestre 2012 confirment que la récession en Italie est l'une des pires d'Europe, souligne Fitch qui table sur une contraction de 1,8% du PIB en 2013, dans la foulée du recul de 2,4% de 2012.
Quant à la dette publique de l'Italie, elle devrait atteindre près de 130% du PIB en 2013, estime l'agence, qui rappelle qu'elle tablait sur 125% à la mi-2012.
Les règles et principes qui régissent le fonctionnement de l'économie libérale peuvent sembler pertinents quand ils sont examinés isolément, mais se révélent vraiment incohérents quand ils se conjuguent.
RépondreSupprimerEn effet, nous sommes face à un paradoxe. Les facteurs d'instabilité coexistent, par la volonté des libéraux, avec des lois et des textes aussi rigides que comminatoires. Ainsi, alors que la finance est entièrement dérégulée, que la circulation des capitaux est libre, les règles relatives au budget et à la monnaie sont de plus en plus contraignantes pour les Etats de l'Union, comparables à "la corde qui soutient le pendu".
L'économie est en mouvement, elle est instable, alors que les moyens d'agir et de réagir sont figés, immuables. Si l'on appliquait les mêmes méthodes dans la construction, cela consisterait à bâtir le bâtiment le plus rigide possible dans une région sismique. Imaginez le résultat. Garanti d'autant que l'économie, comme nous l'avons vu notamment ces vingt dernières années, est soumise à des turbulences soudaines et incontrôlables.
Comment un tel dogme peut-il avoir vu le jour ? Le plus simplement du monde, à mon avis, grâce à la rencontre de certains théoriciens de l'économie convaincus de leur omniscience et des hommes les plus riches des cinq continents ayant rapidement compris ce qu'ils avaient à y gagner.
Depuis plusieurs dizaines d'années, les commissions, groupes et autres forums ne se réunissent pas pour "parler de la pluie et du beau temps", mais bien pour préparer les réformes et organiser le lobbying.
Point de fantasme de complot ici, mais uniquement la volonté des puissants de mettre en place une gouvernance mondiale au service de leurs intérêts.
Vision absurde ou hypothèse réaliste ?
Les grandes universités américaines sont financées par des privés ce qui a pu contribuer à répandre des théories qui favorise les riches donateurs. En l’occurrence c'est un investissement plutôt qu'un don.
SupprimerIl y'a un économiste oublié (seul Keynes l'a fait connaitre en parlant de lui comme étant un remarquable économiste) du nom de Silvio Gesell qui a proposé de donner au libéralisme une cohérence grâce à la monnaie fondante, la clé se trouve là selon lui.
pouvez vous nous expliquer ce qu'est " la monnaie fondante " s.v.p.
SupprimerCe seait un peu long dans les commentaires mais le livre principal de Gesell est apparemment libre et peut être consulté.
Supprimerhttp://www.silvio-gesell.de/html/l__ordre_economique_naturel.html
Sinon on peut trouver des textes qui le résume sur le net.
On peut remarquer que la recherche google "monnaie fondante" donne le blog de Yann dès le troisieme resultat ! C'est dire la confidentialité de Gesell. Pas les Echos ni le Monde et tous ces grands medias qui se pretendent si instruits.
Je crois pour schématiser)qu'il s'agit de donner une date de péremption à l'utilisation de la monnaie (comme pour un yaourt). Au delà de la date limite d'utilisation cette monnaie n'a plus de valeur.B Maris en avait parlé à une époque.(Mais je peux me tromper)
SupprimerSur le site Paradis fiscaux et judiciaires , il est fait état de la publication de la parution d'un livre
SupprimerGouvernance le management totalitaire par Alain Deneault(dr en philosophie Université PARIS VIII. En voici les premières lignes de présentation par le site
Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont habillé du joli nom de « gouvernance » le projet d’adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée. Ce coup d’État conceptuel va travestir avec succès la sauvagerie néo¬libérale en modèle de « saine gestion ». Nous en ferons collecti¬vement les frais : dérèglementation de l’économie, privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats... ce sera désormais cela gouverner.
Appliquée sur un mode gestionnaire ou commercial par des groupes sociaux représentant des intérêts divers, la ¬gouvernance prétend à un art de la gestion pour elle-même. Entrée dans les mœurs, évoquée aujourd’hui à toute occasion et de tous bords de l’échiquier politique, sa plasticité opportune tend à remplacer les vieux vocables de la politique.
En 50 courtes prémisses, Alain Deneault montre la logique de cette colonisation de tous les champs de la société par la gouvernance. Car cette « révolution anesthésiante » doit être bien comprise : elle parti¬cipe discrètement à l’instauration de l’ère du management -totalitaire.
RépondreSupprimer@ Jard
Non, je ne crois pas. La démocratie continue à bien fonctionner en Allemagne, elle.
@ Blogdenico
Merci pour la citation.
@ Olaf
Les vrais libéraux démocrates ne sont pas d’accord. Mais les néolibéraux dogmatiques sont ravis de voir leurs choix gravés dans le marbre. Très juste sur le non respect du pacte de stabilité.
@ DT
C’est simple, mais pas simpliste comme résumé.
@ YPB & BA
Merci pour le lien.
@ Emmanuel B
Je pense que l’intérêt de tels textes est de montrer la rigueur intellectuelle de sa pensée. Cela le différencie des intellectuels de bazar qui pullulent sur nos plateaux télé. Très fort le code !
@ Patrice
Merci pour le lien
@ Démos
Très bonne comparaison avec les bâtiments en zone sismique. Je pense que certains poussent leurs intérêts : après tout, le seul objectif des entreprises telles qu’elles sont aujourd’hui, avec les règles que nous leur avons données, c’est de gagner de l’argent. Après, je crois qu’il y a un phénomène psychologique, qu’explique bien Généreux dans la disociété, où une partie des élites (et même de la population) finit par adopter une pensée fausse, sans qu’il y ait besoin de complot. Les choix du PS ne sont pas le produit d’un complot, ils sont des choix faits en conscience parce que ses dirigeants pensent ne pas pouvoir faire autre chose. Du coup, cela est encore moins facile de les faire changer.
@ TeoNeo
Une autre théorie qu’il faudrait que j’étudie.