Jean-Claude Michéa
est un philosophe, qui avait publié « L’empire du moindre mal », une
critique bien ficelée du néolibéralisme, il y a quelques années. Avec son
nouveau livre, « les mystères de la
gauche », il poursuit son travail de déconstruction des deux faces de
la médaille libérale.
Le néolibéralisme déconstruit la société
Il dénonce la vision de la liberté de Hayek comme « le
droit ‘naturel’ pour chacun de ‘vivre comme il l’entend’, sous la protection
d’un Etat de droit uniquement soucieux d’administrer les choses »,
qui oublie complètement le lien social et réduit l’homme à un individu atomisé.
Il rappelle que « la racine de
commun, munus désignait les charges et les obligations – savoir donner, recevoir
et rendre – qui relèvent de cette logique de l’honneur et du don ». Il
note que la société néolibérale valorise les droits (et comment les défendre)
mais oublie compétemment le don (c’est à dire savoir donner, recevoir et
rendre). D’où des enfants qui se comportent comme si tout leur était dû.
Il ironise sur une autre formule de Hayek, selon qui chacun
doit être « libre de produire, de
vendre ou d’acheter tout ce qui est susceptible d’être produit ou vendu »
qu’il résume en « vendre n’importe
quoi à n’importe qui ». Il dénonce l’obsolescence programmée et
rappelle le cas du cartel Phoebus, unissant Philips, Osram et General Electric
pour vendre des ampoules à durée de vie limitée alors qu’il existe dans une
caserne à Livemore, en Californie, une ampoule mise en service en 1901 qui
fonctionne toujours… Il dénonce également une société qui valorise « une immense accumulation de marchandises (…)
la société de consommation généralisée, principalement fondée sur le
crédit ». Il pointe les risques d’une croissance illimitée basée sur
des ressources limitées.
Il condamne l’extension sans fin de droits juridiques et
abstraits, reprenant Godbout et Caillé qui se demandent, « si la passion de l’égalité (Tocqueville)
n’est pas en partie une des transpositions les plus insidieuses du marché dans
les rapports sociaux ». Il rappelle la critique de Marx sur « la vision juridique du monde », qui
peut finir par devenir un dissolvant antisocial de la société, même s’il
reconnaît que « le stalinisme a
suffisamment prouvé qu’aucune société décente ne pouvait s’édifier sur l’oubli,
ou la négation, des garanties juridiques les plus élémentaires ». Il
dénonce néanmoins un droit qui nous pousse vers « un monde mimétique et indifférencié ».
Il souligne qu’une société qui n’est gouvernée que par des
contrats n’engendre par elle-même « aucun
lien social véritable ni aucune rencontre authentique et désintéressée ».
Il critique aussi « la socialité de
synthèse et les relations humaines préfabriquées », dont « Twitter et Facebook sont aujourd’hui, les
paradigmes les plus connus ». Il dénonce la « mobilité incessante (ou ‘flexibilité’) des
individus qu’elle contribue à déraciner » et note qu’elle est « la fonction la plus foncièrement enracinée
au cœur de l’idéologie libre-échangiste » : c’est à l’homme de
s’adapter à l’économie, ce
qui rappelle nos débats sur la compétitivité. Le marché veut que l’homme
s’adapte à lui et s’attaque donc à tous les fondements du lien social qui
pourraient entraver cette adaptation.
Il rappelle la proximité entre libéralisme économique et
libéralisme sociétal, qui peut, par exemple, mener à la
libéralisation du commerce des drogues ou à la marchandisation des corps.
L’arrêt Bosman représente pour lui « un
exemple particulièrement pur de ce mouvement désormais classique qui conduit,
tôt ou tard, les belles âmes du libéralisme culturel à devoir apparaître comme
les idiots utiles du libéralisme économique ». Pour lui, libéralisme
culturel et économique vont de pair pour former un « fait social total ». Il note que « le libéralisme intégralement développé est, bien entendu, incompatible
avec toute notion de frontière ou ‘d’identité nationale’ ».
Société décente contre société néolibérale
Il appelle à une « société
décente », pour reprendre le terme d’Orwell, une « société à la fois libre, égalitaire et
conviviale ». Il cite Confucius : « si les dénominations ne sont pas correctes, les discours ne sont pas
conformes à la réalité, et si les discours ne sont pas conformes à la réalité,
les actions entreprises n’atteignent pas leur but ». Il cite une
tribune de 1986 de Cornelius Castoriadis : « il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme
ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des
choix politiques radicalement opposés ».
Pour lui, lors du passage à une société socialiste décente,
« tout doit être fait, quitte à
prendre le temps qu’il faudra – pour que les gens ordinaires aient le moins
possible à supporter le coût matériel et psychologique d’une telle reconversion ».
Il plaide pour une « société à la
fois libre, égalitaire et conviviale ». Il exécute les signataires du
pitoyable appel paru dans Libération
« Jeunes
de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous ! » en affirmant que si ceux qui
avaient choisi d’entrer en résistance dans les années 1940 avaient suivi une
telle logique, alors « l’Europe
végéterait probablement - aujourd’hui encore – sous le joug hitlérien ».
Devant le constat que la montée de la société néolibérale a
été aussi bien menée par la gauche que par la droite, Michéa plaide pour un
dialogue qui dépasse les clivages traditionnels, mais il fait aussi une
violente critique de cette gauche qui a trahi le peuple, comme je l’étudierai
demain.
Source : Jean-Claude Michéa « Les mystères de la gauche : de l’idéal des lumières au triomphe du
capitalisme absolu », éditions Climats
La principale force de JC Michéa, c’est la demande d’une réforme morale pour sortir du bourbier de la société marchande ; nous ne devons pas nous percevoir comme des victimes mais il faut que nous soyons capable de faire un effort personnel pour sortir du système .
RépondreSupprimerPour commencer lire "Les Valeurs de l'homme contemporain" en collaboration avec A Finkielkraut et P Bruckner .
C'est mon conseil !
Le libéralisme façon Hayek et ses variantes actuellement n'est-il pas un individualisme exacerbé, le chacun pour soi, la loi de la jungle où les pauvres sont écrasés sans retour et une forme de matérialisme qui ne serait que le frère jumeau du matérialisme marxiste-léniniste mais compensé par un état social démesuré, un parti-état, une bureaucratie et une police politique. Nous avons une bureaucratie notamment à Bruxelles et à défaut de police politique un redoutable conformisme intellectuel, idéologique.
RépondreSupprimerHier, la Chronique Agora publiait un communiqué de l'agence de presse chinoise Xinhua:
RépondreSupprimer"Chine/Etats-Unis : le duel tourne à l'affrontement monétaire
- Samedi 13 octobre, l'agence de presse officielle chinoise Xinhua sous la plume de Liu Chang, critiquait vertement les débordements de l'Amérique depuis que Bretton Woods avait fait du dollar une monnaie "aussi bonne que l'or". L'article fustige l'ingérence des Etats-Unis dans les politiques intérieures de tous leurs partenaires économiques, les interventions militaires directes ou indirectes pour imposer la Pax Americana et une politique monétaire au détriment de l'équilibre économique mondial.
- Le pamphlet est très sévère
"Alors que le gouvernement américain veut faire croire au monde qu'il est le champion de la morale, de manière plus ou moins couverte, il torture les prisonniers de guerre, cible des civils avec des attaques de drones et espionne les leaders politiques et économiques dans le monde. Sous ce qui est réputé être la Pax Americana, nous n'avons pas réussi à trouver un monde où les Etats-Unis chercheraient à éviter la violence et les conflits, à réduire la pauvreté et les déplacements de population et feraient leur possible pour apporter une vraie paix durable.
Au lieu d'honorer leurs devoirs en tant que nation dominante et responsable, l'egocentrique Washington a abusé de son statut de super-puissance, introduit encore plus de chaos dans le monde en diffusant des risques financiers à l'international, a été l'instigatrice de tensions régionales... et a lancé des guerres injustifiées sous des prétextes fallacieux basés sur un tissu de mensonges avérés.
Le résultat est que le monde est encore en train de chercher comment s'extirper d'un désastre économique dû à la voracité des élites de Wall Street, alors que les meurtres et les bombes sont le quotidien du peuple irakien des années après que Washington s'est vanté de l'avoir libéré du joug d'un tyran. Plus récemment, la division bipartite itérative de Washington sur le budget fédéral et le plafond de la dette met en danger ses partenaires économiques surchargés de valeurs en dollar et une communauté internationale très angoissée.
Il faut mettre un terme à ces jours d'inquiétude, où la destinée de tous est entre les mains d'une nation hypocrite et un nouvel ordre mondial doit être mis en place pour que toutes les nations, pauvres ou riches, petites ou grandes, puissent voir leurs intérêts primordiaux respectés et protégés sur un pied d'égalité.
Beaucoup de clichés et d'images d'Epinal, comme l'ampoule du siècle.
RépondreSupprimerCe qui a fait tomber Hitler, ce ne sont pas les résistants, mais surtout la Russie, un paquet de millions de morts au combat, et les USA, sans eux quand bien même la résistance, le Reich serait en vigueur.
Michéa n'a décidément pas peur des poncifs pontifiants pour vouloir nous faire revenir à un âge d'or qui n'a jamais existé.
olaf
Il aurait pu prendre d'autres exemples mais le raisonnement est là. Si la jeunesse se "barre" d'un pays au lieu de le changer cela n'arrange pas les choses.
Supprimer"Ce qui a fait tomber Hitler, ce ne sont pas les résistants, mais surtout la Russie, un paquet de millions de morts au combat, et les USA"
RépondreSupprimerC'est probable.
Par contre, probable aussi que sans les résistants et "leur" grand chef, la france ne serait peut-être plus qu'une province des usa...
Raphaël
RépondreSupprimerL'Allemagne, l'Italie, la Grèce, la Hollande, la Belgique, l'Autriche sont elles devenues des provinces des USA. Un peu de sérieux...
olaf
@ olaf Qui dirige aujourd'hui les USA ?
RépondreSupprimerLes théories de Hayek, sur le plan économique et celles d'Habermas, sur le plan politique et moral, qui imprègnent tant l'idéologie de l'Union européenne, procèdent d'une lecture ancienne des années 30 et du nazisme qui a encore cours, mais qui devient de plus en plus obsolète. Elles sont empreintes du choc qu'a pu être pour les Allemands et les Autrichiens cette expérience et de leur incapacité à en tirer les bonnes leçons. Ils perçoivent l'Allemagne nazie comme un nationalisme, alors que, par définition, c'est d'abord un impérialisme qui vise à la conquête d'autres peuples pour les détruire ou les réduire à l'état d'esclavage (la Shoah en est une manifestation flagrante). En ce sens, votre référence à la résistance est très juste - la résistance est par essence, une expérience nationale.
RépondreSupprimerL'organisation de la société en individus identiques et interchangeables, liés entre eux par des contrats, sans référence collective, a été étudiée et battue en brèche par un philosophe italien Giorgio Agambem qui considère que ce modèle est de type totalitaire (ce qui peut être un comble pour des gens qui voulaient justement éviter le totalitarisme). Je n'ai pas encore lu le livre de Michéa, mais il me semble s'inscrire dans cette filiation.
Laurent
RépondreSupprimerAttention avec le cas du cartel Phoebus. Cela me rappelle un peu, dans un autre genre, la polémique autour de la loi de 1973.
On fait dire beaucoup de choses aux ampoules électriques et pas que des vérités. L'éconoclaste Alexandre Delaigue (que je ne porte pas dans mon cœur par ailleurs) a proposé un démontage en règle du pseudo complot des fabricants d’ampoules. C'était dans une émission d'Arrêt sur Image, ici :
http://www.arretsurimages.net/emissions/2013-04-26/Apple-est-le-champion-du-tout-soude-tout-ferme-id5793
Pour éviter la multiplication et l'envahissement de ces règles de droit froides, en couperet, en tout ou rien, il est nécessaire que les citoyens s'emparent des sujets juridiques et ne les laissent pas aux "spécialistes" ; c'est pour cela que je suis, moi-même, engagé fortement dans une association à objet juridique.
RépondreSupprimerLa France, du moins ses zélites et ses pestialistes, sont particulièrement atteints par le juridisme formaliste provenant du droit napoléonien, qui découle lui-même du culte du droit romain mâtiné du principe "de la généralité" (dont la première application était la loi Le Chapelier, mesure ultralibérale si on me permet cet anachronisme) : dans cette idéologie, issue de la Révolution, comme dans celle de Hayek, on gère les individus comme des atomes par des règles sur lesquelles ils n'ont pas d'influence. Le désintérêt et le désengagement des citoyens nourrissent ainsi la technocratie et l'inflation réglementaire, ce dont l'Europe et la France contemporaines crèvent, d'ailleurs. C'est bien pour cela que, même si c'est paradoxal en apparence, l'eurocratie est à la fois ultralibérale et productrice d'une diarrhée de normes ubuesques.
Le premier remède au néolibéralisme et à la technocratie est le réinvestissement associatif des citoyens. Mais Tocqueville l'avait déjà dit, du moins pour la technocratie.
Pour déconstruire le néolibéralisme, toutes les approches (même contradictoires) et toutes les énergies peuvent contribuer.
En tout cas, je peux témoigner que ce modèle est devenu la norme. Finies les classes, finis les savoirs, bienvenus à l'individualisation des connaissances, aux contrats personnalisés, à la transversalité des connaissances, aux compétences , à l'explosion des classes.
RépondreSupprimerCeux qui ont les réseaux et qui savent se placer, s'en débrouillent très bien (classes euro), les autres végètent. Ici aussi le modèle génère d'intéressantes disparités.
Oups, il manque un mot. Cela concerne l'éducation nationale.
RépondreSupprimerMerci de relayer les bouquins de Michéa sur votre blog. Je n'ai lu votre article qu'en diagonale car je suis en train de lire ce bouquin et ne veux pas me fixer d'idée tout de suite, mais c'est du Michéa pur sucre. On peut conseiller à ceux qui n'ont rien lu de lui: l'empire du moindre mal, probablement son meilleur bouquin, Mais aussi, l'enseignement de l'ignorance, la double pensée ou le complexe d'Orphée.
RépondreSupprimerSur la "société décente" (basée sur le savoir donner, savoir recevoir et savoir rendre), j'aurais un petit reproche à lui faire, c'est de balayer d'un revers de main la doctrine catholique avec une vision de l'Eglise uniquement comme force d'asservissement. Vision, qui ne tient pas la route étant donnée la longue association du sabre et du goupillon (496-1789) qui aurait été renversée bien plus tôt si elle ne s'était résumée qu'à une entreprise de domination des masses (Rome n'a pas tenu autant...). Un homme de la qualité de Michéa devrait pouvoir conduire sur ce sujet un travail intellectuel et historique de grand intérêt.
Le Gars Huzac
Hayek était dans la droite ligne des autres liberaux. Leur vision de la société et de l'économie est totalement fantasmée.
RépondreSupprimerIls ont tant critiqué Keynes alors qu'au moins ce dernier théorisait en essayant de se baser sur le réel et non pas sur un idéal pas forcement réalisable.
@ Patrice
RépondreSupprimerMerci pour les précisions et le conseil
@ Anonyme
C’est exactement la thèse de Jacques Généreux il me semble
@ Cliquet
Très intéressant
@ Olaf
Dommage de résumer le livre à cela. Je crois qu’il a surtout été outré par cette tribune scandaleuse.
@ Raphaël
Très juste
@ Léonard
Merci pour ces précisions
@ RST
Merci pour la précision.
@ Rodolphe
Je suis bien d’accord
@ Le Gars Huzac
J’avais lu et chroniqué l’Empire du moindre mal (lien dans l’introduction). Je ne suis pas d’accord avec absolument tout ce qu’il dit, mais il y a beaucoup de choses très intéressantes.
"Une fois, nous avions parlé civilisation. Il disait - et en un sens il le croyait vraiment que l'augmentation du flux d'informations à l'intérieur de la société était en soi une bonne chose. Que la liberté n'était rien d'autre que la possibilité d'établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services. Le maximum de liberté coïncidait selon lui avec le maximum de choix possibles. en une métaphore empruntée à la mécanique des solides, il appelait ces choix des degrés de liberté.
RépondreSupprimerNous étions, je me souviens, assis près de l'unité centrale. La climatisation émettait un léger bourdonnement. Il comparait en quelque sorte la société à un cerveau, et les individus à autant de cellules cérébrales, pour lesquelles il est en effet souhaitable d'établir un maximum d'interconnexions. Mais l'analogie s'arrêtait là. Car c'était un libéral, et il n'était guère partisan de ce qui est si nécessaire dans le cerveau : un projet d'unification."
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte
http://fr.liberpedia.org/Jean-Claude_Mich%C3%A9a
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