Le 18 janvier
1957 à l’Assemblée nationale, lors du débat sur la ratification du traité de
Rome créant le marché commun, Pierre Mendès France intervient contre ce texte,
en particulier au nom de la démocratie.
“ Mesdames,
messieurs, cet important débat porte sur deux séries de questions. Il y a
d’abord un problème d’orientation générale — on pourrait dire un problème de
politique générale — et puis se posent des problèmes d’exécution, qui sont
plutôt de nature technique. Sur le problème général, sur le problème proprement
politique, je ne m’attarderai pas. J’ai toujours été partisan d’une
construction organique de l’Europe. Je crois, comme beaucoup d’hommes dans
cette Assemblée, que nos vieux pays européens sont devenus trop petits, trop
étroits pour que puissent s’y développer les grandes activités du XXe siècle,
pour que le progrès économique puisse y avancer à la vitesse qui nous est
devenue nécessaire.
Un marché
vaste est un élément de large circulation des progrès techniques et des
échanges, et également un élément essentiel pour l’organisation et la
consolidation de la paix entre les États européens, ce qui est tout aussi
important.
Mais ce
marché, nous devons l’aménager de telle sorte que nous puissions y obtenir les
meilleurs résultats possibles, sans tomber dans un étroit égoïsme national,
spécialement pour notre pays. Un ancien président du Conseil a dit que nous
devions « faire l’Europe sans défaire la France ». Ce résultat est-il
obtenu dans les projets, tels, du moins, qu’ils sont connus de nous ?
C’est ce que je voudrais rechercher.
Ces projets
comportent essentiellement la suppression, pour les échanges entre les six pays
participants, de tout droit de douane et de tout contingentement. Ce résultat
sera obtenu progressivement au cours d’une période transitoire de douze à seize
ans.
Les six pays
appliqueront, vis-à-vis des pays extérieurs à la communauté, un tarif douanier
commun. Le passage du tarif initial de chaque pays à ce tarif commun se fera
progressivement au cours de la période transitoire.
Le Marché
commun aura donc des effets très sensibles dès le début, dès la première étape.
Ces effets porteront sur les trois aspects du Marché commun, lequel comporte,
même assorti de restrictions temporaires, la libre circulation des personnes,
la libre circulation des marchandises et la libre circulation des capitaux.
C’est de ce triple point de vue que je vais me placer maintenant, en commençant
par la libre circulation des personnes.
Bien qu’il
soit expressément mentionné et annoncé, il semble que ce problème n’a été
envisagé que très superficiellement dans les textes, au point de la discussion
où ils sont parvenus, et M. le secrétaire d’État aux Affaires étrangères,
dans le brillant discours que nous avons tous applaudi avant-hier, a été sur ce
point — qu’il me permette de le lui dire — très imprécis. Aussi des questions
doivent être posées à ce sujet, des garanties doivent être obtenues.
En effet, si
le mouvement des capitaux et des biens peut à première vue ne pas paraître
toucher aux concepts de Nation et de Patrie, il n’en est pas de même pour les
migrations de populations. Il n’est pas indifférent pour l’avenir de la France
ni que, pendant une période, les Italiens affluent en France, ni que,
simultanément ou pendant une autre période, les Français du Languedoc, de
l’Auvergne ou de la Bretagne soient conduits à chercher de meilleures
conditions de travail dans une Allemagne qui, en cours de développement rapide,
offrirait des emplois à des travailleurs menacés par le chômage.
Or, ces
perspectives ne constituent pas une vue de l’esprit. Si les Italiens se
montrent si attachés à la notion du marché commun, s’ils sont impatients
d’aboutir à une conclusion concrète, c’est bien — et ils ne s’en cachent pas —
pour permettre l’émigration de leurs chômeurs. Dans une certaine conjoncture,
lorsque nous manquons de main-d’œuvre, c’est tant mieux pour nous si nous
pouvons en trouver dans un pays voisin. Mais dans d’autres cas, lorsque nous
sommes menacés par le chômage ou lorsqu’il s’en produit dans notre pays,
l’afflux de chômeurs venus du dehors et susceptibles, souvent, d’accepter des
salaires sensiblement inférieurs à ceux qui sont pratiqués dans notre pays est
évidemment de nature à provoquer des contrecoups et des difficultés que nous
avons intérêt à éviter.
Quant à
l’Allemagne, n’oublions pas sa puissance d’expansion, ses ressources, son
dynamisme. Dans le cas d’une crise économique, dont, par sa structure
industrielle, l’Allemagne souffrira plus tôt et plus fortement que nous, il se
produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l’industrie allemande
contre la nôtre et un mouvement des chômeurs allemands, plus mobiles par
tradition que les nôtres, vers la France pour y chercher du travail.
Jusqu’à
présent, nous faisions face aux grandes crises économiques internationales
mieux que d’autres pays, mieux que les pays plus industrialisés, comme
l’Allemagne ou la Belgique, en raison de la structure mieux équilibrée de notre
propre économie.
À la première
récession économique, un pays comme l’Allemagne de l’Ouest, qui vient
d’absorber en quelques années plusieurs millions d’immigrés encore mal digérés,
disposera d’un volume de chômeurs considérable et exportable.
De ce fait,
nous perdrons cet élément de stabilité relative dont nous jouissions jusque-là
et qui nous avait permis, soit entre 1929 et 1932, soit en 1948-1949, de
souffrir moins que les autres pays occidentaux. Mais en période de conjoncture
favorable, nous aurons aussi à subir dans le Marché commun une concurrence
redoutable, concurrence qui pourra être salutaire à long terme si les aménagements
nécessaires sont prévus — c’est le but même du traité — et qui pourra néanmoins
être très douloureuse et néfaste même à long terme si les précautions
appropriées ne sont pas prises et garanties.
Certaines de
nos industries, tout au moins, ne pourront pas s’adapter ou s’adapteront mal.
Il en résultera du chômage dans divers secteurs de nos régions
sous-développées, notamment celles du sud de la Loire qui ont beaucoup à
craindre de la rivalité commerciale et industrielle qui va se déclencher à l’intérieur
du marché unifié et dont les populations peuvent être poussées à émigrer, à
moins de consentir sur place à un niveau de vie très bas pour ne pas
s’expatrier. Je voudrais faire observer que le problème de la contagion des
effets économiques n’est pas théorique et qu’il a donné lieu dans le passé à
des expériences qui doivent nous faire réfléchir.
Après l’unité
italienne, l’Italie du Sud a souffert beaucoup du contact et de la concurrence
de la région du Centre et du Nord. Contrairement à ce que nous croyons trop
souvent, l’Italie du Sud avait atteint, avant l’unité italienne, un degré
d’industrialisation et de développement comparable et probablement même
supérieur à celui du reste du pays. L’unité lui a porté un coup qui s’est
traduit par une large émigration à l’intérieur de l’Italie unifiée et aussi
vers l’extérieur, un coup que même les gens du Nord reconnaissent et auquel ils
essayent maintenant de remédier. Pour obtenir le développement de la Sicile et
de l’Italie du Sud, le gouvernement de Rome recrée précisément, depuis quelques
années, un régime distinct qui supprime ou qui atténue le caractère absolu de
l’intégration réalisée voici un siècle.
La situation
est comparable dans d’autres pays.
Les États
méridionaux des États-Unis se sont toujours plaints et se plaignent aujourd’hui
encore d’avoir été défavorisés économiquement du fait de leur rattachement aux
États du Nord.
En Allemagne
même, qui a fait l’expérience d’un Zollverein, véritable précédent du Marché
commun, bien que la Prusse,
initiatrice et agent moteur de l’intégration, ait consenti de larges
investissements en faveur des régions allemandes moins favorisées, les
Wurtembergeois, les Bavarois ont dû émigrer en grand nombre vers les Amériques.
Au surplus, si, à l’échelle d’un siècle et en ne considérant que l’ensemble de
l’économie allemande, le Sud et le Nord confondus, si le Zollverein a été un
élément d’expansion, n’oublions pas qu’il a pu porter ses fruits parce qu’un
État dominateur, principal bénéficiaire de la réforme, a fait la loi aux autres
États dominés. En ce sens, c’est un précédent qui ne comporte pas que des
aspects plaisants.
Le traité doit
donc nous donner des garanties contre les risques qui se sont ainsi
matérialisés en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, ailleurs encore. Parmi
ces garanties figurent le droit, que nous devons conserver, de limiter
l’immigration en France, surtout lorsque la conjoncture économique le rendra
nécessaire, et des sauvegardes contre le risque d’un chômage et d’un
abaissement du niveau de vie importés du dehors. Je reviendrai tout à l’heure
sur certaines modalités de ces indispensables garanties, mais pour cela il me
faut, après avoir examiné les problèmes touchant à la circulation des
personnes, en venir à ceux qui concernent la circulation des marchandises. Ici
nous sommes au centre même du débat.
En cas de
marché commun sans barrières douanières ou contingents, ou bien avec des
barrières et des contingents rapidement réduits puis éliminés, les marchandises
dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par priorité et dans tous
les pays participants. Ces prix de revient sont fonction des charges qui pèsent
sur la production. Or, la France connaît de lourds handicaps dans la
compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas,
tout au moins au même degré : charges militaires, charges sociales,
charges d’outre-mer.
Les autres
pays qui n’ont pas de charges équivalentes disposent ainsi de ressources pour
leurs investissements, pour accélérer leurs progrès, pour abaisser leurs prix
de revient et c’est bien ce que nous avons pu constater depuis dix ans.
Nous pouvons,
bien entendu, espérer qu’après le règlement algérien nous pourrons réduire la
disproportion des charges militaires, mais à cet égard je tiens à rappeler que
les engagements pris dans le cadre de l’O.T.A.N. sont proportionnellement plus
lourds pour nous que pour tous les autres pays de la Petite Europe.
[…]
D’autre part,
M. le président du Conseil nous a indiqué dans un discours récent qu’après
la fin des hostilités en Algérie nous devrons consacrer aux dépenses
économiques en Afrique du Nord autant, a-t-il dit, que nous avons donné
jusqu’ici pour les dépenses militaires, de telle sorte que le règlement
algérien lui-même risque de ne pas entraîner au total le soulagement très
substantiel sur lequel nous pouvons compter.
En second
lieu, après les charges militaires, les charges des territoires d’outre-mer
sont, vous le savez, considérables au point que le gouvernement a demandé — et
il a eu raison — d’en transférer une fraction à nos partenaires.
Même si nos
partenaires acceptaient les propositions françaises dans ce domaine — et
jusqu’à maintenant je ne crois pas que cet accord ait été obtenu — la majeure
partie des charges d’outre-mer continuerait tout naturellement à nous incomber
et ainsi, de ce chef encore, il n’est pas douteux que notre économie subirait
un handicap de charges supérieures à celles qui incombent à nos cocontractants.
J’en viens,
maintenant, aux charges sociales qui ont été évoquées à plusieurs reprises par
un certain nombre de nos collègues.
La seule
harmonisation prévue en principe concerne l’égalité des salaires masculins et
féminins dans un délai de quatre, cinq ou six ans. C’est certainement une
nouvelle satisfaisante et qui entraînera, si la promesse est tenue, des
résultats favorables pour certaines industries françaises, par exemple pour
l’industrie du textile. Mais aucune autre généralisation d’avantages sociaux
n’est vraiment organisée ni même garantie et cela apparaît si l’on énumère un
certain nombre de ces avantages sociaux qui pèsent, dans une mesure qui est
loin d’être négligeable, sur la productivité et sur les prix de revient.
S’agit-il du tarif spécial des heures supplémentaires dont a parlé hier
M. le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères ? Le problème est en
effet mentionné et il est dit dans les textes qui, paraît-il, ont été arrêtés
sur ce point, que le système français sera pris comme base de référence. Je ne
sais pas exactement ce que signifie cette formule. Je ne crois pas qu’elle
implique qu’il en résultera une obligation pour nos cocontractants de réaliser
une égalisation entre eux et nous et, lorsque le problème sera examiné à la fin
de la première période, c’est bien la majorité qualifiée qui en décidera, ce
qui, je le montrerai tout à l’heure, ne nous donne malheureusement aucune
garantie sur un terrain où la plupart de nos cocontractants ont des intérêts
très évidemment opposés aux nôtres.
S’agit-il des
allocations familiales ? Je crois que le problème n’a même pas été
envisagé ou, s’il a été discuté, il n’a abouti à aucun accord. Or, ce problème
est important, puisque les allocations familiales correspondent à 12 p. 100 de
la masse salariale.
S’agit-il du
problème des salaires des jeunes ? Ce point est important puisque, en
raison de la pyramide des âges, nous aurons, dans les prochaines années, en
France comme dans les autres pays occidentaux, un nombre croissant de jeunes au
travail.
Les salaires
des jeunes, des mineurs, sont, en France, très supérieurs à ceux qui sont
pratiqués en Allemagne, en Italie, en Belgique. D’une part, en vertu de la
réglementation officielle, d’autre part, en vertu des conventions collectives,
la situation est beaucoup plus satisfaisante pour les jeunes travailleurs en
France qu’elle ne l’est dans les autres pays.
On pourrait
poursuivre très longtemps l’énumération des avantages sociaux très supérieurs
en France à ce qu’ils sont dans les pays avec lesquels nous allons nous
associer.
La thèse
française, à laquelle nous devons nous tenir très fermement et que le
gouvernement a soutenue, sans avoir, je le crains malheureusement, obtenu
l’adhésion de nos interlocuteurs, c’est l’égalisation des charges et la
généralisation rapide des avantages sociaux à l’intérieur de tous les pays du
marché commun. C’est la seule thèse correcte et logique sauf, toutefois, celle
que personne n’a soutenue, selon laquelle nous serions conduits à supprimer les
allocations familiales ou à réduire les salaires horaires pour obtenir le même
résultat.
Je sais bien
que l’on invoque quelquefois le fait que certaines dispositions sociales, à
vrai dire peu nombreuses et peu importantes, de la réglementation française, se
trouvent être moins avantageuses que celles prévues dans tel ou tel pays
voisin.
Par exemple,
les indemnités de chômage sont plus élevées dans un certain nombre de pays
voisins qu’elles ne le sont en France. À vrai dire, les indemnités de chômage
représentent peu de chose par rapport à la masse salariale, mais je voudrais
que nous poussions sur ce point notre position jusqu’à l’extrême logique.
L’unification, la péréquation des charges doit se faire, elle doit être
générale et elle doit toujours se faire par le haut.
Il serait
parfaitement normal que nous relevions nos allocations de chômage si elles sont
inférieures à celles de nos voisins à condition que ceux-ci, réciproquement,
relèvent par exemple les allocations familiales ou les créent pour les pays qui
n’en ont pas.
L’harmonisation
doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle
des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent
depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment
des pays socialement les plus avancés.
On dit
quelquefois, et cette opinion a été exprimée à la tribune au cours des derniers
jours, qu’il ne faut pas considérer seulement le déséquilibre des législations
sociales, mais l’ensemble de toutes les charges salariales, c’est-à-dire les
salaires proprement dits augmentés des charges sociales, dites aussi salaires
indirects. Ce point de vue est peut-être contestable car la concurrence n’est
pas un phénomène global : toute l’économie d’un pays contre toute
l’économie d’un autre pays. La concurrence s’opère, en réalité, industrie par
industrie et ce sont bien les prix de revient par marchandises, c’est-à-dire
par catégories industrielles, qui comptent. Mais, peu importe, car, au cours
des récentes négociations, nos experts ont prouvé que les salaires proprement
dits en Hollande, en Italie et même en Allemagne étaient très généralement
inférieurs aux nôtres.
Par
conséquent, c’est bien l’ensemble salaires plus charges sociales qui est
supérieur en France à ce qu’il est chez nos voisins et concurrents étrangers.
Or,
l’harmonisation des charges salariales, directes et indirectes, c’est la
vieille revendication de tous les Français qui ne veulent pas que notre pays
soit victime des pas en avant qu’il a faits ou qu’il fait dans le sens du
progrès. À cet égard, qu’il me suffise d’évoquer la proposition qui a été
présentée par le gouvernement français au Conseil de l’Europe le 20 septembre
1954 en vue d’égaliser les charges sociales par le haut pour empêcher qu’une
libération des échanges réalisée sans précaution conduise à l’égalisation par
le bas. À la suite de cette initiative gouvernementale, M. Guy Mollet, qui
était alors président en exercice de l’assemblée de Strasbourg, chargea la
commission des affaires sociales de ladite assemblée, d’une part, et pria le
comité des ministres, d’autre part, d’élaborer une charte sociale commune.
Quelques mois
plus tard, en janvier 1955, une conférence était convoquée aux mêmes fins par
le bureau international du travail, dont le directeur demanda que soit discutée
la proposition française et que soient étudiées les différences de coût de la
main-d’œuvre dans les pays européens.
L’affaire
depuis, fut poursuivie, lentement, hélas ! Divers rapports d’experts ont
été élaborés. Parmi eux, des points de vue très hostiles au nôtre se sont
manifestés et notre représentant M. Byé, mis en minorité, a dû rédiger un
rapport distinct de celui de ses collègues étrangers.
Le rapport
établi par la majorité a été combattu par M. Hauck, au nom des
organisations syndicales, et par M. Waline, au nom des organisations
patronales. L’assemblée de Strasbourg a néanmoins voté une motion indiquant que
si, à ses yeux, l’harmonisation des charges sociales n’est pas un préalable,
elle constitue une condition essentielle de l’intégration.
Depuis, rien
n’a été fait et aucune suite n’a été donnée à une demande présentée par un
autre de nos représentants, M. Jacques Doublet, qui avait élaboré au nom
du gouvernement français la liste des conventions du Bureau international du
travail à ratifier avant l’établissement du Marché commun pour que ce dernier n’entraîne
pas les plus graves inconvénients économiques et sociaux pour nous. En fait,
mes chers collègues, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent
conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en
matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à
ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe
ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui
vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et
dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.
Un des aspects
essentiels de la politique de défense des travailleurs — et d’ailleurs de la
vitalité générale du pays — c’est la politique du plein emploi. Dans un pays comme
le nôtre, qui a tant souffert, et où tant de retard a été pris sur les progrès
qui auraient été possibles, pas un élément de la richesse nationale ne doit
être gaspillé ou inutilisé. Pas un travailleur ne doit être condamné au
sous-emploi ou au chômage. C’est encore sous cet angle que nous devons
considérer les projets qui nous sont soumis. Ils ne doivent pas mettre en
danger les possibilités d’expansion et de plein emploi de la main-d’œuvre. Or,
c’est un fait que cette opinion n’est pas dominante en Allemagne. Par contre,
elle est communément admise en Angleterre, même chez les conservateurs. Et
c’est là une raison de plus pour nous — je le dis en passant — de déplorer
l’absence de l’Angleterre de l’association projetée.
À cet égard,
le gouvernement devra reprendre la discussion et exiger des dispositions très
strictes pour protéger l’économie française. À défaut des précautions
nécessaires, le traité comporterait des risques économiques et sociaux que nous
devons éviter coûte que coûte à ce pays dont l’économie a déjà tant souffert.
À ce sujet, je
voudrais, ouvrant une parenthèse, formuler une remarque qui mériterait
d’ailleurs un plus long développement. Ce que je viens de dire de
l’harmonisation des charges sociales s’applique dans une large mesure aussi à
l’harmonisation des charges fiscales et aussi à celles des tarifs de transport
et d’un certain nombre d’autres éléments des prix de revient, comme par exemple
le prix de l’énergie. Je ne citerai qu’un cas, mais qui a son importance. Le
taux des taxes sur les chiffres d’affaires est environ deux fois plus élevé en
France que dans les autres pays européens. Par contre, les impôts sur les
revenus sont beaucoup plus lourds en Allemagne ou en Hollande qu’en France.
Seulement, les taxes sur les chiffres d’affaires pèsent sur les prix beaucoup
plus que les impôts sur les revenus. Il se pose donc un problème d’équilibre
dont la solution ne nous est pas franchement proposée.
Je dis
« pas franchement proposée » car, en fait, nos partenaires ont bien
arrêté cette solution dans leur esprit. Lorsqu’ils contestent la véritable
existence d’un problème de l’équilibre des charges fiscales, sociales,
militaires ou autres, c’est qu’ils ont une réponse prête, et, au cours des
conversations avec nos négociateurs, ils ne l’ont jamais caché.
Lisons le
rapport établi par M. Spaak l’été dernier. Le rapport Spaak estime qu’il
est impossible et inutile d’harmoniser les régimes sociaux, fiscaux, financiers
et économiques des six pays, l’égalisation des conditions de concurrence entre
producteurs de pays différents devant être obtenue par une fixation convenable
des taux de change, ce qui signifierait évidemment, au départ, une dévaluation
du franc français.
En septembre
dernier, le gouvernement français fit connaître l’impossibilité où il se
trouvait de dévaluer sa monnaie et il réclama une harmonisation des régimes
sociaux. On convint alors à Bruxelles que si la France ne pouvait pas modifier
officiellement ses parités de change, elle pourrait être autorisée à maintenir,
à titre provisoire, les correctifs monétaires qu’elle avait utilisés jusqu’à
présent, à savoir, à l’importation la taxe spéciale temporaire dite de
compensation et, à l’exportation, le remboursement des charges fiscales et
sociales, en langage courant l’aide à l’exportation.
Il parait
actuellement acquis, d’après les indications qui ont été données à cette
tribune, que, pour une période transitoire, la France pourra donc maintenir ces
correctifs à condition, toutefois, de s’interdire d’en augmenter les taux. Au
bout de cette période transitoire, la conservation des correctifs sera
subordonnée au consentement de l’autorité supranationale.
Cette
concession qui nous a été faite sur le maintien des correctifs monétaires étant
accordée, les cinq pays européens déclarèrent qu’il n’y avait plus lieu de
parler d’harmonisation. Ils acceptèrent cependant — je cite l’un d’eux —
« dans un esprit de conciliation poussé à l’extrême, de promettre à la
France de mettre en application, avant la fin de la première étape, la convention
de Genève sur l’égalité des salaires féminins et masculins », convention
qu’ils avaient tous signée depuis de nombreuses années, mais qu’ils n’avaient
jamais appliquée.
Ce dernier
point mis à part, il n’y a plus, dans le projet de traité de marché commun, aucune
obligation d’harmonisation des conditions de concurrence, de quelque nature
qu’elle soit.
Eh bien !
mes chers collègues, c’est l’une des lacunes les plus graves des projets qui
sont aujourd’hui en discussion et c’est l’un des points sur lesquels l’Assemblée
devrait demander au gouvernement d’insister auprès de nos partenaires pour leur
faire comprendre qu’il serait impossible à la France de donner son adhésion aux
projets qui lui sont soumis si, à cet égard, aucune garantie ne nous était
donnée. Jusqu’à présent, je le répète, il n’existe aucune garantie ; il
n’y a qu’une mesure de transition, qui réside dans l’autorisation de maintenir
provisoirement, pendant quatre, cinq ou six ans, les taxes à l’importation et
les primes à l’exportation. Pendant cette période, nous pouvons maintenir taxes
et primes, mais nous ne pouvons pas les augmenter.
Alors se pose
une question : qu’arriverait-il si, dans cette période transitoire, la
disparité des prix français et étrangers venait à s’accroître ?
Supposons
qu’une crise économique éclate et qu’il en résulte une baisse massive des prix
en Allemagne ou en Belgique. Supposons que l’Italie dévalue. Supposons qu’une
hausse nouvelle des prix survienne en France — nous ne pouvons, hélas !
exclure une telle éventualité — du fait d’une nouvelle poussée d’inflation ou
du vote de nouvelles lois sociales.
Dans chacune
de ces hypothèses, soit du fait de tel ou tel pays étranger, soit de notre
propre fait, la disparité des prix entre la France et l’étranger serait accrue
et nous ne pourrions rien faire pour nous protéger et pour nous défendre :
nous devrions maintenir et subir purement et simplement le statu quo. Mais,
après le délai transitoire, ce serait pire encore, car le maintien du statu quo
ne nous est même plus assuré.
Après la
période transitoire, nous serons livrés à la volonté de l’autorité
supranationale qui décidera, à la majorité, si les correctifs pourront ou ne
pourront pas être maintenus. En fait, la tendance évidente sera de les abolir.
Le rapport
Spaak, que je citais, montre clairement ce qu’on nous dira ce jour-là. Si nos
charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des payements
en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou plusieurs fois,
autant qu’il le faudra, pour rétablir l’équilibre, en réduisant chez nous le
niveau de vie et les salaires réels.
Alors, la
dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale ; elle nous
sera imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées
trop généreuses.
D’ailleurs, on
peut se poser une question : ces initiatives sociales seront-elles encore
possibles ? Je voudrais poser la question à M. le ministre des
Affaires sociales s’il était au banc du gouvernement. La tendance à
l’uniformisation n’implique-t-elle pas que les pays les plus avancés vont se
voir interdire, au moins momentanément, de nouveaux progrès sociaux ?
C’est bien ce
que donne à croire l’article 48 du projet en discussion, et dont voici le
texte :
« Après
l’entrée en vigueur du traité, les États membres, afin de prévenir l’apparition
de nouvelles distorsions de la concurrence, se consulteront mutuellement avant
de procéder à l’introduction ou à la modification de dispositions législatives
ou administratives susceptibles d’avoir une incidence sérieuse sur le
fonctionnement du Marché commun. »
Tout
relèvement de salaire ou octroi de nouveaux avantages sociaux n’est-il pas dès
lors, et pour longtemps, exclu pour les ouvriers français ?
Mes chers
collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre
gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en faire
juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le
nôtre.
Sur ce point,
je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser
dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi
près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les
suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue
politique.
Prenons-y bien
garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus
l’arrêter.
La France
avait demandé qu’à la fin de la première étape de quatre ans la continuation de
la progression vers le Marché commun ne puisse être décidée qu’à l’unanimité
des pays participants, c’est-à-dire avec notre assentiment. Une disposition de
ce genre a été catégoriquement refusée et il ne reste dans le projet de traité,
comme on l’a rappelé à maintes reprises, qu’une clause qui permet, après quatre
ans, de faire durer la première étape un an ou deux ans de plus. Ensuite, les
décisions sont prises à la majorité.
Même si
l’expérience des six premières années s’est révélée néfaste pour nous, nous ne
pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions de
l’autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop
mauvaise, nous serons condamnés à venir quémander des dérogations ou des
exemptions, qu’elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties
et sans conditions.
Jusqu’à
présent, j’ai envisagé les relations commerciales entre pays associés et la
disparition progressive des droits de douane et des protections entre eux. Mais
il faut aussi examiner leurs relations avec les pays tiers, étrangers à la
communauté.
Les six pays
participants vont constituer progressivement une entité douanière unique avec,
autour d’eux, à l’égard des marchandises venant du dehors, une protection
douanière unique dite « tarif commun ». Ce tarif sera fixé, pour
chaque produit, à la moyenne arithmétique entre les droits actuellement en
vigueur dans chacun des six pays. Le tarif commun sera donc très inférieur au
tarif actuellement le plus élevé, c’est-à-dire le nôtre. Nous devrons donc nous
adapter rapidement non seulement, comme chacun l’a bien compris, dès le début,
aux importations bientôt libres venant des cinq pays participants avec nous,
mais encore, comme on ne l’a pas assez aperçu, aux importations bientôt
dégrevées ou en partie dégrevées venant de tous les autres pays, de
l’extérieur.
Il aurait été
essentiel, puisque désormais la protection sera celle du nouveau tarif, que le
gouvernement nous fournît, au cours même de ce débat, un tableau des tarifs
comparés des six pays participants et de la moyenne pondérée qui en résulte
afin que nous nous rendions compte de la protection douanière qui subsistera
une fois la réforme mise en vigueur.
Il me paraît
impossible que l’Assemblée se prononce définitivement sur un objet aussi vaste
et qui implique pour notre main-d’œuvre un risque terrible de chômage, sans
qu’elle connaisse exactement, par l’étude du nouveau tarif, cependant facile à
calculer lorsqu’on dispose des éléments d’information que le gouvernement
possède, les conséquences précises qui peuvent en résulter pour l’ensemble de
nos productions.
Toutefois,
certaines clauses me paraissent plus préoccupantes encore. C’est, d’abord,
celle qui consiste à dire que le tarif externe, déjà très bas, qui protège
l’industrie des six pays associés contre la concurrence des autres pays du
dehors, pourra être, pour certains produits, totalement suspendu par simple
décision de la majorité. Compte tenu des tendances vers la fixation de tarifs
très bas qui règnent aujourd’hui en Allemagne et en Belgique, nous risquons
donc de voir sacrifiées, totalement privées de protection, certaines
productions essentielles pour nous et pour notre main-d’œuvre. C’est une clause
parmi les plus préoccupantes, les plus graves. C’est une clause à écarter en
tout cas.
N’oublions
jamais que, parmi nos associés, l’Allemagne, le Benelux et, pour certains
produits, l’Italie, voudraient un tarif commun le plus bas possible. Demain,
l’autorité supranationale étant chargée de fixer ce tarif, il sera donc
inévitablement modéré, parfois même il sera nul ou bien, comme je viens de
l’indiquer, il pourra être suspendu. Notre industrie se trouvera alors
découverte contre toutes les concurrences du dehors, celle des États-Unis comme
celle du Japon.
Je le répète,
il faut que nous sachions que le démantèlement, la libération vers lesquels
nous nous acheminons ne vont pas seulement s’appliquer aux échanges entre les
six pays participants, ils s’appliqueront aussi à l’égard des importations
venues du dehors. C’est bien ce qui explique la déclaration officielle qu’a
faite le State Department et que vous avez lue dans la presse hier matin,
déclaration dans laquelle le gouvernement américain se félicite
particulièrement du projet actuellement en discussion et, dit-il, de la
libéralisation des contrôles sur les importations provenant de la zone dollar.
Je le répète,
c’est là un aspect du problème sur lequel l’opinion parlementaire et l’opinion
publique ne sont peut-être pas suffisamment averties.
Il ne s’agit
pas, mes chers collègues, d’un danger lointain. Il s’agit d’une situation qui
va être rapidement sensible.
L’élargissement
rapide des contingents que nous envisageons ne concerne, en principe, que les
marchandises venant des six pays participants. Mais certains de nos associés,
comme l’Allemagne ou la Belgique, pratiquent dès maintenant une libération à peu
près totale à l’égard des pays de la zone dollar et d’un certain nombre
d’autres pays. L’ouverture du marché, ou même la suppression des contingents,
qui va être décidée et qui va entrer en vigueur progressivement mais
rapidement, va donc s’étendre aussitôt à des marchandises venues de l’extérieur
du Marché commun mais ayant transité à travers l’un des pays associés,
marchandises importées par exemple en Allemagne ou en Belgique mais, de là,
passant en France au bénéfice du tarif douanier réduit intérieur à la
communauté et des contingents largement desserrés.
Voulez-vous un
exemple ? L’importation des montres suisses en France est contingentée,
mais ces marchandises peuvent entrer librement en Belgique. De ce fait, elles
pourront passer en Belgique et, de là, entrer en France en ne payant que le
droit de douane réduit. C’est ainsi que la libération à l’égard de la Belgique
va profiter à des marchandises suisses qui auront pu entrer en Belgique. Je
viens de parler de montres d’origine extérieure à la communauté et j’imagine
que le gouvernement pourra obtenir, à l’égard de ce détournement de trafic, je
dirais presque de cette fraude, bien qu’en réalité le mot s’applique mal, des
dispositions de protection. Mais dans d’autres domaines, plus complexes, les dispositions
devront être étudiées avec minutie.
C’est le cas,
par exemple, de pièces détachées importées de l’extérieur dans la communauté et
qui permettront, à l’intérieur de celle-ci, de fabriquer telle ou telle
catégorie de produits manufacturés complexes. Il s’agira, notamment, de pièces
détachées ou d’éléments divers qui entrent dans la fabrication automobile,
susceptibles d’être importés en Allemagne, en Italie ou en Belgique, mis en
œuvre par l’industrie locale pour la production d’automobiles, qui seront
ensuite déclarés allemands, italiens ou belges et qui se prévaudront, alors,
des droits de douane et des contingents privilégiés réservés, en principe, aux
États membres et à eux seuls.
Eh bien !
je ne pense pas que notre balance des comptes, que l’état de notre industrie
nous permettent d’envisager sans inquiétude des situations de ce genre. C’est
pourquoi nous devons demander au gouvernement, dans les pourparlers qu’il va
continuer à mener, de se montrer extrêmement énergique et de s’opposer à des dispositions
tellement incompatibles avec l’état de notre économie qu’elles nous
condamneraient vite, si elles étaient maintenues et adoptées, à des
dévaluations de plus en plus accentuées, après quoi, sous la pression d’une
expérience amère, l’opinion exigerait que nous révoquions les engagements que
nous aurions pris. Ce serait certainement un bien mauvais chemin pour réaliser
finalement cette coopération européenne à laquelle nous voudrions aboutir.
Après cet
examen des dispositions touchant la libre circulation des personnes et la libre
circulation des marchandises, j’envisagerai — ce sera beaucoup moins long — le
problème de la libre circulation des capitaux.
Il est prévu
que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Or, si
l’harmonisation des conditions concurrentielles n’est pas réalisée et si, comme
actuellement, il est plus avantageux d’installer une usine ou de monter une
fabrication donnée dans d’autres pays, cette liberté de circulation des
capitaux conduira à un exode des capitaux français. Il en résultera une
diminution des investissements productifs, des pertes de potentiel français et
un chômage accru.
M. le
secrétaire d’État aux Affaires étrangères indiquait hier que la libération des
mouvements de capitaux ne sera pas complète et qu’un certain nombre de
précautions seront prises. Je m’en réjouis. Mais il a aussitôt précisé que la
liberté des mouvements de capitaux serait entière pour les investissements à
réaliser à l’intérieur des six pays participants.
La question
qui se pose est alors la suivante : où se feront les investissements
futurs, créateurs de nouvelles occasions de travail pour la classe ouvrière,
créateurs de nouvelles occasions de production pour le pays tout entier ?
Où les capitaux des six pays participants se dirigeront-ils pour financer de
nouveaux investissements ?
Il est évident
que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés, sera
orienté vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la
politique sociale, les obligations militaires et autres sont les moins
coûteuses.
Les capitaux
ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression
dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée. On a vu des cas
récents où des gouvernements étrangers ont combattu des projets de lois
sociales en insistant sur le fait que leur adoption provoquerait des évasions
de capitaux. Nous-mêmes, en France, avons vécu en 1936 une période, que
beaucoup d’entre vous n’ont pas oubliée, durant laquelle un certain nombre de lois
sociales importantes ont été adoptées.
Il est de fait
que, dans les années suivantes, cette attitude a entraîné des évasions, une
véritable hémorragie des capitaux français. Mais les capitaux français ne sont
pas les seuls qui risquent de s’évader. Il n’y a pas que les capitaux européens
qui risquent de s’investir ailleurs que chez nous. Les capitaux étrangers, par
exemple ceux des institutions internationales ou ceux des États-Unis, risquent
aussi de se concentrer sur l’Allemagne, sur l’Italie ou sur le Benelux. On peut
redouter, par exemple, que certaines grandes affaires américaines, désireuses
de créer des filiales en Europe, les implantent de préférence en Allemagne où
il est probablement plus avantageux aujourd’hui de monter une usine, non seulement
pour les besoins allemands, mais aussi, désormais, pour les besoins de tous les
pays du Marché commun.
La
démonstration du danger telle qu’elle a été faite dans une étude que nous a
fournie l’industrie de l’automobile me paraît, à cet égard, particulièrement
impressionnante.
Il sera
tentant demain, pour telle puissante industrie américaine ou canadienne ou
anglaise, désireuse de se créer un débouché dans l’ensemble du marché européen
unifié, d’ouvrir une usine à l’échelle de ce marché européen, mais de l’ouvrir
plutôt en Allemagne qu’en France. Le danger de voir péricliter l’économie
française par rapport aux économies des pays voisins va donc être très réel.
Mes chers
collègues, l’ensemble des conditions dans lesquelles vont désormais se
développer les mouvements de marchandises et les mouvements de capitaux tels
que je viens de les décrire ne peut pas ne pas entraîner très vite des suites
faciles à prévoir sur notre balance des payements dont le déséquilibre risque
de devenir permanent.
Ce danger a
été aperçu par les rédacteurs du traité et une clause de sauvegarde y a été
inscrite sur laquelle M. Maurice Faure a hier appelé notre attention.
Cette clause
de sauvegarde prévoit qu’en cas de crise grave de la balance des payements, le
pays en difficulté peut prendre des mesures d’urgence. A vrai dire, il n’est en
droit de le faire que s’il n’a pas reçu préalablement de recommandation de
l’autorité supranationale. Supposons que ce n’ait pas été le cas et qu’il ait
pris librement les mesures qui lui paraissaient appropriées. Ces mesures
peuvent et doivent aussitôt disparaître sur la simple injonction de l’autorité
internationale qui a le droit d’imposer d’autres mesures qu’elle estime devoir
substituer aux premières.
En quelque
sorte, l’autorité internationale, dans le cas particulier, va avoir le droit de
légiférer d’une manière autoritaire à laquelle nous ne pourrons pas échapper et
de prendre des décisions qui primeront celles du gouvernement et même celles du
Parlement. Ce sera une loi supérieure à la loi française qui s’imposera à nous.
On peut
d’ailleurs supposer que, dans le cas d’un déséquilibre profond et durable de la
balance, la majorité nous imposera, comme je l’ai déjà indiqué, des
dévaluations qui se traduiront par des abaissements de niveau de vie ou par des
mesures de déflation dont nous n’aurons pas été juges nous-mêmes.
Eh bien !
mes chers collègues, le salut de la monnaie — je l’ai dit souvent à cette
tribune — exige parfois une politique financière de courage et de rigueur. Des
sacrifices peuvent être nécessaires et peut-être avons-nous quelquefois dans
ces dernières années manqué du courage qu’il aurait fallu pour les faire
aboutir. Mais il appartient néanmoins au Parlement de choisir ces sacrifices et
de les répartir et je supporte mal l’idée que ces sacrifices peuvent être
demain dosés pour nous, choisis pour nous, répartis pour nous par les pays qui
nous sont associés et dont l’objectif premier n’est pas nécessairement le
mieux-être en France pour la masse de nos concitoyens et le progrès de notre
économie.
Et puis nous
recueillons des bruits, nous entendons des suggestions. Le docteur Schacht, qui
n’est pas sans influence, a esquissé un plan qui consisterait à utiliser
l’excédent de réserves monétaires constituées par les Allemands pour reconstituer
les réserves françaises par le moyen de la prise de participations par des
sociétés allemandes dans des entreprises françaises. La mise en œuvre d’un tel
plan aboutirait évidemment à une emprise allemande sur l’économie française.
Je ne dis pas
que ce plan est celui de nos partenaires, mais je dis qu’il est parfaitement
compatible avec les propositions qu’on nous fait et qu’aucune sauvegarde ne
paraît nous en protéger vraiment. Quoi qu’il en soit, que nous l’ayons décidé
librement ou que cela nous soit imposé par l’autorité extérieure, des
reconversions parfois difficiles, parfois douloureuses seront nécessaires.
À cette fin,
le rapport de M. Spaak prévoyait la constitution d’un fonds
d’investissement européen dont l’une des missions aurait été de financer, au
moins partiellement, les opérations de reconversion industrielle rendues
nécessaires par la situation économique nouvelle résultant du Marché commun.
La création de
ce fonds est d’autant plus intéressante pour nous Français que — je l’ai montré
tout à l’heure — nous risquons de n’être pas favorisés par les capitaux privés,
aussi bien ceux des six pays associés, dont le nôtre, que ceux du dehors.
Le projet de
M. Spaak prévoyait donc un fonds d’investissement important, largement
doté, orienté vers la reconversion. Cette disposition était utile et sage. À
vrai dire, c’est selon cette procédure qu’aurait dû commencer, à mon avis, la
construction d’une Europe économiquement intégrée. C’est ce que j’avais proposé
dès 1945. Je crois que toute la reconstruction de l’Europe, tout son
développement d’après-guerre auraient dû être conçus sur la base
d’investissements européens coordonnés selon des plans d’intérêt commun,
évitant les doubles emplois, les investissements excessifs ou superflus, les
concurrences ruineuses et aussi les pénuries communes.
Dix ans après
la fin de la guerre, cette idée réapparaissait heureusement dans le rapport de
M. le président Spaak. Hélas ! elle a pratiquement disparu.
[…]
Car, sous la
pression des Allemands qui, eux, n’ont guère besoin de reconversion, le fonds
d’investissement apparaît, dans la phase finale des négociations, sous une
forme tout à fait nouvelle.
Le fonds est
devenu en fait un organisme de caractère bancaire traditionnel, se procurant
des capitaux, soit à l’intérieur de la communauté, soit surtout en Suisse et
aux États-Unis et les utilisant pour des placements dans les entreprises des
six pays dont la rentabilité lui paraîtra optimum, ce qui exclut dans une large
mesure le financement des opérations de reconversion.
Cependant,
pour satisfaire l’Italie, il reste prévu que le fonds d’investissement pourra
apporter un certain soutien à la mise en valeur des régions sous-développées.
Eh bien ! il serait indispensable que nous jouissions de garanties
semblables pour nos industries à moderniser et à reconvertir, sinon nous
courrons un risque véritablement paradoxal.
Il est prévu
que notre souscription au fonds d’investissement sera égale à celle de
l’Allemagne, ce qui est contestable — je le dis entre parenthèses — puisque
l’Allemagne souffre d’un excédent de capitaux et d’un excédent de sa balance
extérieure, tandis que nous souffrons d’une pénurie de capitaux et du déficit
de notre balance des comptes. Encore faudrait-il être assuré que notre
souscription au fonds ne sera pas supérieure à l’aide qu’il va nous apporter,
sinon ce serait un élément supplémentaire de déséquilibre de notre balance des
payements et un danger de plus pour nos chances de voir se développer nos
investissements déjà insuffisants.
Je ne saurais
donc trop demander au gouvernement d’exiger des garanties très strictes pour le
fonctionnement et — je dirai plus — pour la conception même du fonds
d’investissement.
Pour nous, le
fonds d’investissement doit être un organisme compensateur pour pallier les insuffisances
ou les malfaçons résultant des mouvements spontanés des capitaux libres. Si le
fonds, loin de jouer ce rôle compensateur, venait à amplifier encore les
inconvénients que nous redoutons déjà, il présenterait alors beaucoup plus de
dangers que d’avantages et l’on ne voit pas pourquoi nous lui fournirions des
dizaines et des centaines de milliards dont notre économie métropolitaine ou
ultra-marine pourrait faire un usage beaucoup meilleur.
Mes chers
collègues, je voudrais conclure sur le plan politique. Le gouvernement a raison
de rechercher une amélioration économique à long terme dans l’élargissement du
marché, dans la création d’un marché global européen, pour contribuer à élever
le niveau de vie en France. Mais cet élément d’une politique économique
d’ensemble ne doit pas le conduire à sacrifier les autres éléments. Le but
alors ne serait pas atteint, car l’élévation du niveau de vie n’est pas
seulement fonction de l’ampleur du marché national, mais d’autres conditions
aussi qu’on ne peut pas négliger.
Il est bien
vrai que les États-Unis, avec leur marché de 150 millions d’habitants, sont en
tête du palmarès des pays si on les classe d’après le niveau des conditions
d’existence qui y règnent. Mais derrière les États-Unis, en rangeant les pays
d’après l’importance du revenu par tête, on trouve le Canada, avec un marché de
13 millions d’habitants seulement, la Suisse, avec 5 millions, la Suède, avec 7
millions d’habitants. Puis viennent le Royaume-Uni, avec 50 millions
d’habitants et le vaste marché de l’Empire britannique derrière lui, mais,
aussitôt après, la Nouvelle-Zélande, avec 2 millions, l’Australie, avec 8
millions, le Danemark, avec 4 millions, puis encore la Belgique, la Hollande,
la Norvège — pays de petit marché — qui précèdent la France malgré ses 43
millions d’habitants et son marché africain.
La relation
qui existe entre l’importance du marché et le revenu moyen, le niveau de vie,
n’est donc pas si simple qu’on le dit parfois. D’autres facteurs aussi
importants entrent en jeu, qu’il ne faut pas sacrifier dans l’entreprise
d’élargissement du marché, sans quoi on risque de perdre d’un côté beaucoup
plus qu’on ne gagnera de l’autre. Il nous faut donc tout à la fois rechercher
l’élargissement du marché, c’est-à-dire faire l’Europe, et éviter telles
modalités dangereuses qui altéreraient complètement les conséquences espérées
et qui transformeraient, au total, le solde actif attendu en un solde passif
désastreux.
Il est
difficile d’en juger dès aujourd’hui d’une manière définitive. Il y a encore
dans le traité de vastes lacunes sur lesquelles nous ne savons rien ou pas
grand-chose. Il contient des articles qui se contentent de déléguer à de futurs
négociateurs ou à de futures autorités supranationales la solution des plus
grandes difficultés restées en suspens.
On nous a dit
hier — M. le ministre des Affaires étrangères le répétait cet après-midi,
et c’est juste — qu’on ne peut pas demander à un traité de régler tous les
détails, toutes les modalités jusqu’aux plus minimes.
Mais,
lorsqu’il s’agit du statut de l’agriculture, de l’harmonisation des lois
sociales, du statut des territoires d’outre-mer, on est bien en droit
d’affirmer que ce ne sont pas des détails, des modalités secondaires, mais des
points véritablement les plus importants. La procédure suivie, qui consiste
donc à renvoyer à plus tard la solution des problèmes qui n’ont pas pu être
réglés dès maintenant est une mauvaise procédure. Pour un certain nombre de
problèmes essentiels que je viens de mentionner, la France, nous le savons d’ores
et déjà, sera seule ou à peu près seule de son avis. Elle a donc intérêt à ce
que ces problèmes soient tranchés avant la signature du traité, car, après,
elle sera désarmée.
Nous avons eu
des lois-cadre. Nous demandons fermement au gouvernement de ne pas accepter un
traité-cadre. Les affaires les plus importantes doivent être tranchées
clairement par le traité lui-même ; de même que les garanties obtenues
doivent y figurer. Après, il sera trop tard.
On nous dit
qu’il faut aller très vite, qu’il faut conclure dans les jours ou dans les
semaines à venir. J’avoue que je me demande par moment pourquoi tant de hâte.
En effet, jusqu’en novembre dernier, il était envisagé que la négociation
serait relativement lente et la mise en vigueur tardive. Il avait même été
admis par nos partenaires que la mise en vigueur pourrait être ajournée si, à
la fin de l’année 1957, la France avait encore à supporter les charges
militaires exceptionnelles résultant de la situation en Algérie.
Depuis le
début du mois de décembre, une perspective nouvelle s’est dessinée : on
prend maintenant comme objectif la mise en vigueur effective du traité dès le
1er janvier prochain. Or, les charges de la guerre d’Algérie ne seront pas
réduites et risquent de ne pas l’être très prochainement. Pourquoi donc a-t-on
brusquement accéléré le rythme prévu il y a quelques mois ?
Je crois qu’il
y a à cela plusieurs raisons que je voudrais mentionner. D’abord on envisage
avec une certaine inquiétude la séparation du Bundestag actuel en juin 1957 en
vue des élections allemandes de septembre, car on peut éprouver la crainte de
voir apparaître un nouveau Bundestag moins favorable à une ratification rapide
que celui qui est actuellement en fonctions.
Rien n’est
aussi mauvais que de fonder des arrangements internationaux, sur des
circonstances de politique intérieure dans l’un des pays participants. On
aboutit alors trop souvent à des accords qui sont remis en cause rapidement,
selon les fluctuations de cette même politique intérieure.
Ce dont nous
avons besoin, ce n’est pas un assentiment donné par une majorité de hasard,
c’est un engagement qui lie valablement l’Allemagne. S’il apparaît dès
maintenant que la prochaine assemblée allemande nous demandera de nouvelles
concessions, notamment sur les points les plus graves non encore réglés, nous
aurions bien tort de nous lier avec l’actuel Bundestag.
Je sais bien
qu’on invoque une deuxième raison, également de nature politique. Certains ont
vu dans l’échec de notre politique au Moyen-Orient une raison de hâter l’édification
de l’Europe. Or les conséquences de l’opération de Suez vont se faire sentir
sur notre économie dans un sens, hélas ! défavorable et vont ainsi nous
éloigner du moment où nous pourrons affronter la concurrence internationale.
En fait, le
plan qui est destiné à fortifier notre économie à cet effet vient d’être — vous
le savez mieux que moi, monsieur le ministre — retardé d’un an.
D’une façon
générale, la situation de notre balance des comptes est plus fragile qu’à aucun
moment et, si elle n’est pas rétablie, la mise en vigueur du Marché commun est
une impossibilité de fait. N’oublions pas non plus que, dans l’affaire de Suez,
nous avons été ostensiblement condamnés par l’Allemagne, par l’Italie et par
les autres États de la Petite Europe et que cette Petite Europe ne comprend pas
la Grande-Bretagne, seul pays européen qui se soit solidarisé avec nous au
Moyen-Orient. Nous sommes donc vraiment en plein paradoxe.
Mais il y a
une troisième raison à laquelle je veux venir puisque je viens d’évoquer précisément
l’absence de la Grande-Bretagne dans la formation politique ou technique qui
nous est proposée. Je fais allusion aux travaux qui ont été engagés à
l’O.E.C.E. sur l’initiative de la Grande-Bretagne pour l’étude de cette
« zone de libre échange » dont parlait tout à l’heure
M. Christian Pineau. En plus des six pays de Bruxelles, la
Grande-Bretagne, l’Autriche et, éventuellement, les pays Scandinaves pourraient
faire partie de cette zone.
Nous assistons
alors à une étrange course de vitesse dans laquelle on peut se demander
pourquoi nous voulons coûte que coûte devancer l’initiative anglaise et, en
quelque sorte, la dévaloriser ou même la paralyser, d’avance l’empêcher
d’aboutir.
La
Grande-Bretagne a fait un pas en avant considérable le jour où elle a proposé à
l’O.E.C.E. la création de cette zone de libre échange à laquelle elle
participerait. Il fallait évidemment saisir la balle au bond et essayer d’en
tirer le plus large parti possible. Au contraire, il semble qu’on veuille
forcer de vitesse et devancer coûte que coûte l’évolution de la négociation
anglaise, comme si l’on voulait vraiment empêcher l’aboutissement de la zone de
libre échange.
M. Maurice
Faure nous a dit hier que l’on pourrait faire en même temps et le marché avec
nos cinq partenaires et la zone de libre échange avec une demi-douzaine
d’autres pays dont la Grande-Bretagne. Cette solution est peu vraisemblable. La
création d’une zone de marché commun avec cinq partenaires est déjà une
opération très compliquée qui comporte toutes les modalités dont nous avons
parlé ici depuis quatre jours, et nous nous apercevons tous actuellement de
l’extraordinaire complexité de la situation.
Comment
peut-on imaginer qu’à cette construction déjà difficile, et à certains égards
obscurs, on pourra surajouter, avec les mêmes pays participants et d’autres
pays étrangers, une construction supplémentaire soumise à un statut et à un
régime différents ? Et cependant, dans le cas présent, en dehors des
raisons politiques d’ordre général, nous aurions des raisons particulièrement
fortes de souhaiter, plus encore que jamais, la présence de l’Angleterre, étant
donné le parallélisme de certaines des positions de nos deux pays. Je parlais
tout à l’heure de nos préoccupations en matière de plein emploi. Elles règnent
aussi en Angleterre, elles sont à la base de la politique économique de ce
pays.
L’Angleterre a
pratiqué, comme nous, une politique sociale plus avancée que celle qui a été
pratiquée dans les autres pays avec lesquels nous allons nous associer.
L’Angleterre, comme nous, a le souci de ne pas desservir certains intérêts
importants qu’elle possède outre-mer. L’Angleterre, comme nous, veut éviter
certains risques en matière agricole. Nous le voulons pour protéger notre
production agricole ; les Anglais le veulent pour maintenir les
engagements préférentiels qu’ils ont pris au profit de certains de leurs
dominions, eux-mêmes producteurs agricoles.
J’ajoute que
les circonstances politiques sont vraiment particulièrement favorables, alors
que vient d’être appelé à la plus haute charge gouvernementale en Angleterre
l’homme qui, depuis longtemps déjà, s’était signalé par sa volonté de
contribuer de toutes ses forces au resserrement des liens entre l’Angleterre et
le continent et à la participation même de l’Angleterre à une formation
politique qui associerait ce pays aux pays du continent.
Eh bien !
c’est une grande erreur politique de donner une fois de plus aux Anglais
l’impression que nous nous passons d’eux, ou même, si leur concours futur est
envisagé, qu’il y aura deux séries de liaisons, les unes plus lâches qui les
concernent, les autres plus étroites, les seules qui compteront pour le
développement politique ultérieur et dont ils seront exclus.
C’est une
méthode détestable.
Il est vrai
que l’Angleterre a souvent été réticente quand il s’agissait de s’engager sur
le chemin de l’unification européenne. Elle ne la pas été toujours. Elle ne l’a
pas été en 1954, lors de la création de l’union de l’Europe occidentale et nous
avons eu grand tort de ne pas exploiter à fond, à cette époque, le pas en avant
considérable qu’elle avait fait alors vers le continent. Elle ne l’a pas été
non plus lorsqu’elle nous a proposé la zone de libre échange que nous sommes en
train d’étouffer silencieusement.
Je sais bien
que la politique française, dans ce domaine, est difficile. L’intérêt bien
compris de la France consiste à associer des pays continentaux, comme
l’Allemagne, qui ne souhaitent pas forcément la présence de l’Angleterre, et
l’Angleterre qui hésite parfois à se lier avec le continent.
De là la
difficulté même de notre entreprise et de notre politique. Mais cette
difficulté ne doit pas nous faire oublier notre véritable intérêt et ne doit
pas nous faire renoncer à organiser l’Europe avec un équilibre sain et non sous l’influence décisive et unilatérale de l’Allemagne. La facilité
consiste à céder à ceux qui, sur le continent ou en Grande-Bretagne, ne veulent
pas s’associer ; mais l’intérêt français consiste, au contraire, à les
obliger à se lier et, tout d’abord, à ne jamais laisser passer une occasion, à
la saisir chaque fois pour en tirer le maximum. Je redoute que nous ne le
fassions pas aujourd’hui avec la zone de libre échange et je le regrette.
J’ai lu, hier,
dans la presse française, un extrait d’un article paru le même jour dans le
Times, dont on sait que, très souvent, il traduit le sentiment du Foreign
Office, et que voici :
« Les
principaux architectes du projet d’association de la Grande-Bretagne au Marché
commun, MM. Macmillan et Thorneycroft, occupent maintenant des postes plus
importants que lorsque ce projet a commencé à être envisagé… Mais jusqu’à quel
point la Grande-Bretagne pourra-t-elle négocier un accord de marché commun si
les conditions de celui-ci sont déterminées à l’avance ? Mettra-t-on notre
pays devant le fait accompli sur plusieurs points vitaux ? » Mes
chers collègues, sans mésestimer aucunement l’intérêt que présente pour nous le
développement des relations économiques et commerciales franco-allemandes ou
franco-continentales, il ne faut jamais négliger celles qui nous lient à la
Grande-Bretagne et au bloc sterling.
L’Allemagne
est un bon client, par exemple, pour nos exportations agricoles, mais
l’Angleterre peut nous acheter beaucoup plus encore si nous savons prendre une
place plus large sur son marché. En fait l’Angleterre est le premier
importateur du monde pour la viande, les céréales, les corps gras.
Toute
formation de l’Europe qui nous éloigne de l’Angleterre diminue nos chances de
pénétrer sur ce marché qui peut être l’un des plus lucratifs pour nos
exportateurs, surtout agricoles. Dès lors, on comprend mal les réticences qui
accueillent le projet de zone de libre échange à laquelle l’Angleterre
participerait et cette priorité jalouse accordée si vite à une organisation
volontairement limitée à l’Europe des Six.
Enfin, pour en
revenir au fond, le projet de
marché commun tel qu’il nous est présenté ou, tout au moins, tel qu’on nous le
laisse connaître, est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon
lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Dix crises
graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique
nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. En
fait, la concurrence qui s’instaurera dans le cadre du traité tel qu’il est
aujourd’hui — mais je veux croire qu’il est encore perfectible — n’assurera pas
le triomphe de celui qui a, intrinsèquement, la meilleure productivité, mais de
ceux qui détiennent les matières premières ou les produits nécessaires aux
autres, des moyens financiers importants, des productions concentrées et
intégrées verticalement, de vastes réseaux commerciaux et de transport, de ceux
aussi qui ont les moindres charges sociales, militaires et autres.
Lorsque le
nouveau régime entrera en vigueur dans quelques mois, au début de 1958, nous
serons probablement en grave difficulté de devises, chacun le sait ici. Nous
devrons accepter aussitôt un surcroît d’importations sans avoir aucune
possibilité de les solder. Nous devrons aussi subir une correction de changes
que certains croient inévitable mais qu’il vaudrait mieux, si nous devons
vraiment la faire, organiser librement, selon nos propres décisions, plutôt que
dans les conditions imposées par une technocratie internationale où nous
n’avons jamais trouvé beaucoup de compréhension et de soutien jusqu’à présent.
Beaucoup
d’autres questions restent obscures. Quelle est, dans le nouveau système, la
situation réelle de l’agriculture ?
Quels sont les
risques, pour nos producteurs, d’une concurrence accrue venue des cinq pays ou
de pays tiers ? Quelles sont les chances, réduites ou accrues, pour nos
exportateurs ? Je ne suis pas rassuré par les indications qu’on nous a
données à cet égard.
Quelle est la
portée réelle d’une certaine clause, assez mystérieuse, sur le passage de la
première à la deuxième étape, en fonction d’accords agricoles passés dans
l’intervalle ?
Quel est le
statut de nos territoires d’outre-mer ? C’est un point essentiel, beaucoup
de nos collègues l’ont dit, puisque nos exportations vers les pays d’outre-mer
ont été, en 1955, supérieures de 100 milliards de francs à l’ensemble de nos
exportations vers les cinq pays avec lesquels nous allons nous associer.
À cet égard,
je voudrais seulement appeler votre attention sur les réactions qui se sont
fait jour dans les pays qui veulent rester attachés à l’Union française.
Au Togo, en
Tunisie, au Maroc, dans toute l’Afrique noire, nos amis expriment une vive
inquiétude. Ils demandent à être plus complètement informés sur la
compatibilité du Marché commun, tel qu’il est prévu, et de la survie de l’Union
française des points de vue économique, douanier et monétaire, l’économie et la
monnaie constituant les éléments les plus solides et les plus efficaces du
maintien de notre présence et de notre rôle en Afrique et dans nos autres
territoires.
Il serait
évidemment lamentable qu’ayant versé tant de sang et dépensé tant d’argent pour
conserver les pays de l’Union française nous en arrivions aujourd’hui à les
mettre, gratuitement ou presque, à la disposition de nos concurrents étrangers,
à les séparer de nous par un cordon douanier qui marquerait, de notre fait, le
commencement de l’éloignement, même sur le terrain économique et monétaire.
Dire cela, monsieur le secrétaire d’État, ce n’est pas être hostile à l’édification
de l’Europe, mais c’est ne pas vouloir que l’entreprise se traduise, demain,
dans la Métropole comme dans l’outre-mer, par une déception terrible pour notre
pays, après un grand et bel espoir, par le sentiment qu’il en serait la victime
et, tout d’abord, ses éléments déjà les plus défavorisés, aussi bien en France
qu’en Afrique.
C’est avec de
telles préoccupations constamment dans l’esprit que la France peut et doit
coopérer à la construction de l’Europe ; ce ne doit pas être avec un
sentiment de méfiance en soi, d’impuissance à se réformer soi-même, avec l’idée
de se faire imposer par des contraintes extérieures, par une autorité
supranationale, des réformes que nous n’aurions pas eu le courage de promouvoir
nous-mêmes.
L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes,
soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un
homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité
extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance
politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une
politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une
politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale.
Si la France
est prête à opérer son redressement dans le cadre d’une coopération fraternelle
avec les autres pays européens, elle n’admettra pas que les voies et moyens de
son redressement lui soient imposés de l’extérieur, même sous le couvert de
mécanismes automatiques.
C’est par une
prise de conscience de ses problèmes, c’est par une acceptation raisonnée des
remèdes nécessaires, c’est par une résolution virile de les appliquer qu’elle
entrera dans la voie où, tout naturellement, elle se retrouvera auprès des
autres nations européennes, pour avancer ensemble vers l’expansion économique,
vers le progrès social et vers la consolidation de la paix. “
Source :
Marché commun européen, dans Journal officiel de la République française. 19
janvier 1957, n° 3, p. 159-166.
Eh oui.
RépondreSupprimerRemarque sur les acteurs dont parle le document : Schacht, qu'on ne présente plus ; et Spaak, ministre belge des affaires étrangères de 36 à 39, qui était partisan de la neutralité belge. La conséquence de cette neutralité (et des garanties de sécurité données par les politiciens français aux belges, sans contrepartie) ayant été le fameux mouvement des armées françaises vers Gembloux, à la 'bataille de rencontre', naturellement moins favorable qu'une défensive bien préparée...
Mendès-France remarque que l'agriculture est couverte par le traité, mais que les "détails" ne sont pas traités par nos admirables politiciens. On sait qu'il aura fallu la politique de la chaise vide pour faire prendre en compte nos intérêts. Pour combien de temps...?
Quant à se laisser dépouiller de la souveraineté politique, on peut aussi rappeler que le traité de Maastricht contenait ceci :
http://www.lepoint.fr/municipales-2014/une-vingtaine-de-roms-s-inscrivent-sur-les-listes-electorales-01-01-2014-1775920_1966.php
un fâcheux symbole au minimum, et un peu plus si la Turquie adhère.
Enfin, les réserves de Mendès-France venaient alors qu'il ne s'agissait que de pays relativement semblables. Que dirait-il aujourd'hui ? Il doit se retourner dans sa tombe, comme quelques autres hommes d'Etat de la même période.
Merci Laurent pour la restitution de ce discours de Pierre Mendès France , diagnostic lucide, précis et argumenté. Le lire en sachant qu'il date de 1957 provoque un choc. Je me dis qu'il est bien dommage que les électeurs français en aient ignoré le contenu, notamment lors du vote de Maastricht, et je suis, comme nombre d'entre nous, probablement, écoeuré de voir à quel point les dirigeants successifs de notre pays ont courbé l'échine avec persévérance pour nous mener là où nous en sommes aujourd'hui.
RépondreSupprimerEt dire que ce sont leurs héritiers, qui nous expliquent que nous sommes peureux, conservateurs, populistes ! Ne les laissons pas continuer à détruire ce qui reste debout !
Demos
@Demos,
Supprimeren 1992, Philippe Séguin avait tenu un discours très proche de PMF lors de la demande d'irrecevabilité du traité de Maastricht. Il avait été encore plus véhément en disant que ce traité serait la revanche de 1789...
Non, Démos, les Français ne pouvaient pas dire qu'ils ne savaient pas, et j'avoue qu'à l'époque, je ne n'avais pas écouté l'avertissement, étant donné que j'ai encore obnubilé par le clivage droite-gauche...
Je m'en repens amèrement, d'autant que j'avais hésité à voter oui, mais convaincu d'être du côté "du bien" (progrès, anti-facho et tout le tintouin...), j'ai malheureusement basculé vers le oui, pensant qu'on pourrait aviser par la suite. J'avais eu tort...
CVT
Il me semble que, comme souvent en pareil cas, il y a eu beaucoup d'ignorance et de naïveté chez nombre d'électeurs mûs par un sentiment de fraternité et s'imaginant sans en avoir la moindre garantie que "l’harmonisation, comme le demandait Mendès, devait se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux". Ce fut et c'est encore exactement le contraire qui se passe.
SupprimerDemos
Joli cadeau de nouvel an que ce discours de Mendes France que j'ai relu avec plaisir.
RépondreSupprimerDiscours prémonitoire à maints égards, et encore Mendes France pêche parfois par optimisme. Il se désole que la France puisse être obligée de dévaluer sa monnaie contre son gré par ses voisins sans imaginer qu'un jour ils ne lui laisseraient même plus cet échappatoire.
Il déplore qu'on gâche une occasion historique en repoussant la main tendue par l'Angleterre sans savoir que c'était une des dernières fois que cette dernière prendrait un tel risque.
Il n'ose pas écrire qu'il vaudrait mieux financer la solidarité nationale par l'impôt sur le revenu que par des cotisations sur les salaires des travailleurs mais il n'est plus très loin de cette conclusion.
Sur l'indemnisation du chômage, il a le courage de reconnaître la scandaleuse carence française et d'en tirer les conséquences. Bien entendu, il ne sera pas écouté.
Ivan
LA TELEVISION PUBLIQUE AU SERVICE DE LA VERITE :
RépondreSupprimerCe soir, vous avez peut-être eu le plaisir de voir un petit moment de propagande mis en scène par Pujadas sur France 2. Celui-ci lance un sujet de quelques minutes sur le travail au noir, qui progresse en France. Et, comme nous pouvions nous y attendre, l'honnêteté du journaliste le conduit à interviewer un chômeur, qui gagne d'après ce qu'il dit 3200 à 3700 euros par mois grâce au travail au noir. Il y en a qui abusent, non ?
Il nous montre également des hommes, qui attendent chaque matin un employeur pour travailler au noir à la journée. Est-ce que vous trouvez ça normal, vous ?
Et à la fin de ce beau sujet si vivant, si réaliste, arrive le clou du spectacle : un expert vient déclarer que le travail au noir augmente, alors même qu'on nous expliquait en début de sujet qu'on ne pouvait pas le mesurer même si on le chiffrait à 200 Mds €. Vous suivez là ?
Ah, j'allais oublier. Pujadas a présenté en fin de "journal" avec un plaisir non dissimulé un sujet sur les riches toujours plus riches. Savez-vous que M. Bill Gates est redevenu numéro 1 et que Mme Bettencourt est numéro 15 ? Si vous avez besoin de chiffres pour faire votre Loto.
Surréaliste, non ? Ou c'est moi qui déconne ?
Demos
Tu déconnes!! T'étais pas au courant que le principal problème de la Grèce, c'était que les grecs n'étaient pas d'honnêtes contribuables? Rien à voir avec des délires financiers, l'euro ou le libre-échange de Bruxelles...
SupprimerEt bah donc nous c'est pareil. Sinon comment expliquer la situation actuelle alors qu'on possède tant d'hommes politiques, de journalistes et de banquiers extrêmement brillants et complètement dévoués à l'intérêt supérieur de la nation et au service de l'intérêt général des français?
Par contre Pujadas devrait faire gaffe, dans la suite du scénario ils ont fermé la télé publique grecque. Même si je doute pas qu'il a su créer de solides liens avec le monde des affaires et mettre de côté quelques provisions en prévision de temps plus difficiles...
Et sinon, à noter, la participation du brillant expert Augustin Landier : http://www.les-crises.fr/david-thesmar/
Le type, il a conclu une tribune en juillet 2007, soit juste avant le début du krach en août 2007, par "Le danger d’une explosion financière, et donc le besoin de régulation, n’est peut-être pas si grand qu’on ne le pense."
Chapeau l'artiste!!
Bonne année à Laurent Pinsolle et à tous les commentateurs qui suivent son blog!
RépondreSupprimerIl y a beaucoup de gens bien avertis qui s'expriment ici et çà fait plaisir de lire autant d'analyses et d'opinions que je partage. L'absence de sectarisme qui prévaut dans tout ce qui est dit fait de ce blog le seul espace politique qui me donne encore espoir.
Pour réunifier notre peuple autour d'un projet de changement radical de société, il faut comprendre et faire comprendre que les clivages du vieux schéma politique gauche-droite doivent être dépassés. Que les enjeux d'aujourd'hui nous imposent d'abandonner les postures attendues et la démagogie électorale. Gaullistes, socialistes ("au sens jaurésien du terme" bien entendu), nous devons nous retrouver pour défendre ensemble notre démocratie usurpée et amener notre peuple à sortir de sa résignation et à rêver à nouveau.
A vrai dire, je ne fonde aucun espoir sur Mélenchon, très peu sur Dupont-aignan pour s'élever à cette stature-là. Mis à part le fait qu'il y a beaucoup de flèches à prendre, je crois que, tout à leur cuisine politicienne, cajolés par une myriade de conseillers et de militants béats, un tel recul sur les nécessités de l'Intérêt Général ne leur vient même pas.
Alors, je ne me résigne pas, je m'accroche désespérément. J'ai créé moi aussi un blog, un peu comme on jette une bouteille à la mer.
Je n'attends rien des états-majors mais je ne me résigne pas encore quand à la base qui elle n'a rien à gagner de cette compétition de chapelles.
Et je viens régulièrement sur celui-ci glaner des petits signes qu'un tel rapprochement n'est pas un rêve impossible...
Puisse l'envie d'un nouveau Conseil National de la Résistance souffler à nouveau...en tout cas, j'espère y contribuer encore en 2014.
http://1frontplushaut.eklablog.com/
Lundi 8 juillet 2013 :
RépondreSupprimerLa Lettonie refuse à son peuple un référendum sur l'adhésion à l'euro.
http://www.express.be/business/fr/economy/la-lettonie-refuse-a-son-peuple-un-referendum-sur-ladhsion-leuro/192791.htm
Selon un sondage réalisé en Lettonie, 20 % des Lettons sont favorables au passage à l'euro, et 60 % des Lettons sont opposés au passage à l'euro.
Vendredi 27 décembre 2013 :
60% des Lettons ne se réjouissent pas du passage à l'euro de leur pays le 1er janvier prochain.
Dans quelques jours, et après l’Estonie en 2011, la zone euro accueillera un 18ème membre : la Lettonie. Mais selon les sondages, l’adoption de l’euro le 1er janvier prochain ne réjouit guère le peuple letton. Le passage à la monnaie unique n’en réjouit qu’un cinquième, tandis que 60% des deux millions de personnes qui composent la population y sont opposés.
http://www.express.be/business/fr/economy/60-des-lettons-ne-se-rejouissent-pas-du-passage-a-leuro-de-leur-pays-le-1supersup-janvier-prochain/200339.htm
Conclusion :
- il n'y a pas eu de référendum en Lettonie concernant le passage à l'euro.
- La construction européenne est anti-démocratique. Mais ça, on le savait déjà.
@ Anonyme
RépondreSupprimerMerci pour les précisions
@ Demos
Bien d’accord. Finalement, les choses ne changent pas tant que cela.
@ CVT
Bien d’accord sur le discours de Séguin
@ Ivan
Merci
@ Bip
Bien d’accord
@ Jauresist
Chaque initiative est positive
@ BA
Effarant !
Il voyait clair.... Pierre Mendès France, [ Extrême droite-Radical de gauche, entre autre...], contre le traité de Rome « […] Je le répète, c’est là un aspect du problème sur lequel l’opinion parlementaire et l’opinion publique ne sont peut-être pas suffisamment averties.
RépondreSupprimerIl ne s’agit pas, mes chers collègues, d’un danger lointain. Il s’agit d’une situation qui va être rapidement sensible. […] »