Billet invité de Gilles Ardinat, Professeur agrégé
et docteur en géographie, auteur de « Comprendre
la mondialisation en 10 leçons » (Ellipses, 2012)
Cet
article a été publié dans le dernier numéro de la RPP (Revue politique et
parlementaire, juillet-décembre 2013, n°1068-1069). Le blog gaulliste libre
vous présente ici le premier tiers de cet exposé. La suite de l’article fera
l’objet de deux publications ultérieures.
Introduction :
un discours omniprésent.
Il y a donc en France, comme dans de
très nombreux autres pays, un discours omniprésent sur la compétitivité. Ce
débat public suscite de nombreuses questions. Il nécessite de pouvoir définir
avec précision la « compétitivité » : que recouvre cette
notion ? A qui s’applique-t-elle ? Comment la mesurer ? Quels en
sont les fondements théoriques ?
Les liens entre compétitivité et
territoire, bien que récents (I) et controversés (II), sont donc multiples. Ils permettent l’émergence
de la « compétitivité territoriale ». Cette notion se développe dans
le cadre général du néolibéralisme (III) et conduit à de véritables classements
des pays en fonction de leur performance économique et sociale (IV). Malgré sa
notoriété, le discours public sur la compétitivité, par définition
multifactoriel, empile des conceptions très variables (V) notamment en ce qui
concerne les compétitivités « prix » et « hors-prix » (VI).
Cette complexité est un vrai défi pour les responsables politiques qui doivent
parfois arbitrer entre des objectifs contradictoires (VII). Pour conclure, nous
affirmerons que l’exigence de compétitivité, appliquée aux territoires, est une
nouvelle forme prise par le patriotisme économique (ce qui explique son succès politique
et médiatique).
I)
De la compétitivité des entreprises à celle des territoires.
Le terme de compétitivité (en anglais competitiveness) désigne de manière
générale la capacité d’une entité
économique à affronter la concurrence avec succès. Cette définition permet
d’évoquer la compétitivité des firmes comme celle d’ensembles géographiques
(villes, régions et surtout nations). Cette double utilisation de la
compétitivité (entreprises et territoires) explique son très large écho dans le
débat public. En effet, celle-ci concerne autant les acteurs économiques privés
que les hommes politiques.
Rappelons cependant que la
compétitivité ne s’appliquait initialement qu’aux firmes et à leurs produits.
Jusqu’aux années 1980, il s’agissait d’une notion microéconomique créée
pour/par le secteur privé. La transposition de cette notion à des territoires,
c’est-à-dire des objets géographiques, apparaît aux Etats-Unis il y a une
quarantaine d’années. C’est sous la présidence de Jimmy Carter qu’est publié le
premier rapport officiel sur le sujet. La première commission spéciale est mise
ne place par Ronald Reagan. Dès lors, il devient possible de parler de « compétitivité nationale » : ce
sont les Etats-Unis dans leur globalité qui doivent être compétitifs face aux autres
nations (notamment asiatiques). Encore aujourd’hui, le Président Obama emploie
très fréquemment ce terme.
Loin
de rester cantonné aux Etats-Unis, le discours sur la compétitivité s’est
répandu à travers le monde. Par exemple, en mars 2000, l’Union européenne s’est
fixée « un nouvel objectif
stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la
plus compétitive et la plus dynamique du monde » (stratégie de Lisbonne).
On observe donc un certain mimétisme des gouvernements au sujet de la
compétitivité. Ce paradigme américain est repris comme un slogan officiel dans
d’innombrables pays. Ce mouvement est encouragé par la plupart des institutions
économiques intergouvernementales (FMI, Banque Mondiale, OCDE, OMC…). Cet effet
de mode conduit également à appliquer l’exigence de compétitivité à d’autres
échelles géographiques que l’Etat-nation. Les agglomérations, les régions ou
les ensembles supranationaux semblent être eux aussi mis en concurrence. Il
faut donc parler dans ce cas de « compétitivité
territoriale » car cette notion, plus vaste que celle de
« compétitivité nationale », permet d’appréhender tous les types de
territoires.
II)
Une transposition critiquée.
Ce
nouveau discours politique, inspiré par le vocabulaire managérial, est
indissociable des travaux de l’économiste américain Michael Porter. « L’Avantage concurrentiel des nations »
(Porter, 1990) a offert à ce sujet un cadre relativement simple et efficace.
Cette théorie, systématiquement citée dans les rapports officiels, est
construite autour d’un schéma nommé le « losange de Porter » (figure
1). La compétitivité d’une nation s’obtient par la combinaison de 4 facteurs
(les 4 « déterminants ») et est influencée par deux éléments
extérieurs (« l’Etat » et « le hasard »). Pour Porter, la
mondialisation est avant tout un affrontement entre firmes. Mais cette
concurrence entre entreprises dépend indirectement de leur environnement. En
somme, les nations (ou les territoires à d’autres échelles) sont des
« milieux » qui conditionnent la réussite des firmes. Porter fait un
parallèle avec l’écologie : « en
termes biologiques, certains habitats forgent des espèces plus fortes et plus résistantes
[...] J'ai insiste sur le fait que la diversité n'est pas innée mais est conditionnée
par l'environnement ». Ainsi, les territoires sont indirectement en
concurrence par les conditions qu’ils apportent aux entreprises. Chaque ville,
chaque région et chaque nation doit développer un « avantage
concurrentiel » pour se distinguer dans la compétition économique
mondiale.
En dépit de sa très large utilisation,
la notion de compétitivité transposée à des territoires a été critiquée par de
nombreux observateurs, notamment Paul Krugman
qui la qualifie d’« obsession dangereuse » (Krugman, 1994) :
parler d’un pays tout entier comme s’il s’agissait d’une simple firme constitue
pour cet auteur une erreur de méthode. En effet, les entreprises et les
territoires (essentiellement les nations) n’ont pas le même fonctionnement.
Tout d’abord, un Etat-nation n’est jamais liquidé en cas de faillite. La
finitude des firmes (qui peuvent disparaître) s’oppose donc à la permanence des
nations. De plus, entreprises et nations n’ont pas les mêmes finalités :
les unes cherchent la rentabilité à court/moyen terme alors que les autres ont
plutôt un souci de cohésion et de progrès à long terme. Enfin, les économies
nationales, même les plus ouvertes, produisent très majoritairement des biens
et des services consommés par des agents résidents alors que les entreprises
vendent la quasi-totalité de leur production à une clientèle extérieure (la
part d’autoconsommation est minime). Toutes ces différences fondamentales rappellent
qu’un territoire ne peut pas être géré comme une entreprise ; les concepts
économiques (comme la compétitivité) ne peuvent pas être transposés in extenso de l’un à l’autre.
III)
Une manifestation de la mondialisation néolibérale.
La compétitivité résulte de la mise en
concurrence des territoires. Ainsi, l’idéal de la « concurrence pure et parfaite »
(CPP), inspirée par les travaux de Frank Knight (Knight, 1921), trouve un
nouveau champ d’application. Au début du XXe siècle, la CPP a guidé les
politiques anti-dumping et anti-trust : les pouvoirs publics
veillaient à ce qu’existe une saine concurrence entre les firmes. Cette
émulation devait améliorer la qualité des produits et réduire leur coût (ce qui
bénéficie in fine au consommateur). La
foi libérale dans les bienfaits de la
concurrence change dorénavant
d’échelle : il ne s’agit plus uniquement de réglementer un marché
intérieur mais de mettre les territoires en compétition. Cette mise en
concurrence frontale doit, à l’échelle mondiale (et non plus uniquement pour un
marché national) générer un cercle vertueux. Chaque pays verra ainsi son économie
s’améliorer sous la pression extérieure. Chacun sera amené à se séparer de ses
« canards boiteux » en se spécialisant suivant l’idéal de la division
internationale du travail (Ricardo, 1817). Les « rentes de
situation » permises par le protectionnisme s’estompent.
La compétitivité est donc l’application
du principe de concurrence à des entités géographiques. Cette nouvelle forme de
compétition ne concerne pas uniquement les firmes et les produits : la
compétitivité territoriale est également une compétition entre les systèmes
productifs, mettant en cause leur performance sur le plan social, fiscal ou
infrastructurel. La concurrence change donc d’échelle (elle se mondialise) et
de sujet (elle concerne dorénavant les territoires). L’avènement de la
compétitivité territoriale résulte en définitive des réformes connues sous le
nom de « néo-libéralisme ».
Cette doctrine économique, synthétisée par John Williamson et son fameux
« Consensus de Washington » (Williamson, 1990), est le contexte qui
permet de comprendre l’émergence du discours sur la compétitivité. En
favorisant le libre-échange des produits, mais surtout des facteurs de
production, la mondialisation conduit les Etats à se livrer une compétition
économique beaucoup plus intense. Ils doivent dorénavant se conformer aux
attentes des marchés et des firmes transnationales, c’est-à-dire être « compétitifs ».
La compétitivité peut donc être considérée comme la manifestation territoriale
du néolibéralisme.
[… article à suivre prochainement sur le blog gaulliste libre]
Coe Rexecode (2011), Mettre un terme à
la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne, Paris : Coe
Rexecode, 234 p.
Knight Frank Hyneman (1921), Risk, Uncertainly and Profit, Boston, New-York : Houghton Mifflin
Compagny, xiv-381 p.
Krugman Paul (1994), Competitiveness :
A Dangerous Obsession, Foreign Affairs, mars-avril 1994, volume n°73(2),
pp. 28-44.
Porter Michael Eugene (1990), The
competitive advantage of Nations, New-York : Free Press, xx-850 p., (1993),
L'Avantage concurrentiel des nations, Paris : InterEditions, xxviii-883
p.
Ricardo David (1817), On the Principles of Political Economy and Taxation.
Williamson John (1990), What Washington Means by Policy Reforms?
In (1990), Latin America adjustment : how
much has happened?, Washington DC :
Institute for International Economics, X-445 p.
Excellent. Merci.
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