jeudi 24 avril 2014

Les « compétences » à l’école : une lubie euro-mondialiste (billet invité)

Chronique d’une instrumentalisation néolibérale des discours pédagogistes




Billet invité de Rodolphe DUMOUCH, Professeur agrégé, Docteur de l’Université d’Artois

Des idéaux scolaires dévoyés façon Pascal Lamy


Nous l’avons bien compris : le socialisme, le progressisme et même l’avenir ne sont plus ce qu’ils étaient. Cela crève les yeux en observant le devenir idéologique d’un Manuel Valls depuis son syndicalisme étudiant ; cela crève les yeux en écoutant, le matin, sur France Culture les infâmes chroniques euro-atlantistes et « gauche moderne » de Brice Couturier. Ces gens-là sont passés du libertarisme au néolibéralisme et du permissif au répressif ; mais si vous les contredisez, ils osent dire que c’est vous le « réac ». Si cette oligarchie arrive, cependant, à tromper tant de monde avec une étiquette « progressiste », c’est que leur changement de discours s’est fait par glissement. Glissement accompagné en douceur par toutes leurs complicités médiatiques et plumitives (à commencer par le Libé), ce depuis les années 1990. C’est la stratégie de la grenouille mise dans l’eau froide puis chauffée lentement… et aujourd’hui, l’eau est bouillante, pour ceux qui ne s’en sont pas aperçus.

La semaine dernière, le susnommé Brice Couturier appelait, toute honte bue, à rendre les universités française aussi chères que leurs homologues américaines. On voit ainsi que la « gauche » « brise » un « tabou » (sic.) : celui de la libéralisation du système scolaire... vers laquelle elle rampait déjà  depuis longtemps, il est vrai. Eh oui, aujourd’hui, même la subversion n’est plus ce qu’elle était : voici donc nos nouveaux « rebelles »  et nos nouveaux « briseurs de tabou ». Ou quand la « tradition du nouveau » 68tarde rejoint la bonne vieille tradition bourgeoise-conservatrice sur laquelle ils crachaient il y a 45 ans... La seule difficulté, dans ce processus de dégénérescence, est qu’il est difficile de distinguer ce qui relève de la trahison, de l’aboutissement logique de leur idéologie d’origine ou de la sénilité approchante…

Le détournement graduel du discours pédagogique vers le « management » autoritaire


A vrai dire, ce que l’on appelle le « mouvement pédagogique » a subi la même évolution au sein de ce progressisme frelaté. Les zélateurs du « enseigner autrement », de « l’élève au centre », des « méthodes actives », de « l’autonomie de l’élève » et de « l’éducation positive » avaient l’air plutôt sympathique dans les années 1980. Puis le glissement s’est opéré : le Jack-Languisme en a noyé le contenu dans un verbiage de moins en moins identifiable ; les IUFM ont poursuivi et ont fabriqué une logorrhée encore plus absconse préparant l’inversion du sens des mots ; enfin, avec Allègre, émerge clairement le retournement sémantique vers le néolibéralisme et le « 3ème millénaire » (sic.). L’élève au centre est devenu le client (ou plutôt ses parents) et les « méthodes actives » ont remplacé les cours magistraux dans un sens bien particulier. Avant, on donnait des connaissances dont les élèves faisaient ce qu’ils voulaient, y compris rêver pendant le cours ; désormais, l’enseignant est devenu un « manager », un flic qui se doit d’être en permanence sur le dos de l’élève pour s’assurer, à chaque instant, qu’il est bien « en activité », de manière à rendre plus « productive » et « performante » chaque minute de l’heure de cours (termes que j’ai entendus tels quels à l’IUFM de Rennes en 2003).

 Le pédagogisme à la Meirieu – qui se vante d’introduire le modèle entrepreneurial à l’école - est donc bien devenu une nouvelle pratique néolibérale-répressive parfaitement dans l’air du temps. Et pour compléter le volet répressif, je témoigne d’un durcissement incroyable des règlements intérieurs des lycées en 25 ans ainsi que d’un changement de modèle pour les pédagos. Ils sont passés du « modèle finlandais » à celui de Singapour, le pays des coups de cannes sur les fesses des élèves. Quant à la soi-disant « autonomie » de l’élève, elle en est restée au stade d’incantation complètement décalée avec la réalité, au fur et à mesure que les féroces mesures disciplinaires (les élèves étaient beaucoup plus libres avant) tentent d’endiguer le rejet d’une école qui est de moins en moins intéressante, puisque la vraie littérature, par exemple, est remplacée par des cuistreries technicistes. De surcroît, le gouvernement néo-conservateur de Valls a évincé Dominique Bertinotti qui avait un projet de pré-majorité intéressant pour les 16-18 ans (en lien mon projet local avec des lycéens). La fin de la récréation est sifflée, donc, fini de rigoler, place à l’austérité euro-libérale !

Ce qu’il y a de bien, c’est que pour les élèves nés dans les années 1990, il n’y a pas eu passage de la grenouille dans l’eau froide : ils sont directement plongés dans l’eau bouillante et donc plus à même de détecter le caractère profondément réactionnaire de l’idéologie à l’œuvre dans l’Education Nationale. Ils sont, en ce sens, les plus à même d’en saisir le sens pour la renverser.

Les compétences : un outil de formatage des élèves

Dans ce salmigondis pédagogiste néo-réactionnaire, la lubie qui a le plus le vent en poupe est sans conteste « l’évaluation par compétences ». Les rectorats multiplient les « formations » à ce machin qui consiste à remplacer les notes par une liste d’items. Par exemple, dans ma discipline (biologie-géologie), ils ont commencé à imposer des grilles avec des sigles et des acronymes ubuesques. A1 (restituer des connaissances), A2 (saisir des données), B1 (formuler une hypothèse), B2, C1, C2, D1, D2, D3… A chaque exercice, il fallait assortir un de ces sigles grotesques, un de ces B2i, de ces J2M ou de ces BHL. Un pur exercice de formatage des élèves (et du professeur par la même occasion), stérilisant tout élan intellectuel et le réduisant au remplissage d’une grille d’évaluation technocratique aseptisée et desséchée.

C’était il y a déjà 10 ans, dans l’académie de Lille, qui est toujours en « avance » sur les nouvelles lubies à la mode. Il fallait remplir des petites cases avec des petites croix pour chaque élève et chaque compétence. Muté, partant sous des cieux moins « avancés », les grilles ont fini dans le barbecue d’un de mes néobacheliers. Malheureusement, si j’ai pu fuir de manière synchronique, j’ai été rattrapé de façon diachronique puisque « l’innovation » s’est étendue désormais.

Innovation n’est pas exactement le mot qui sied, en l’occurrence. Ce nouveau jargon n’est plus une logorrhée-maison provenant de je ne sais quel Jack Lang. Angélique Del Rey – professeur de philosophie dont je vous recommande  l’ouvrage À l’école des compétences, De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, Paris, La Découverte, 2009, 286 p. – a voyagé et a constaté le déploiement des mêmes directives à l’échelle mondiale, inspirées de la « gestion des ressources humaines » ; je ne reprendrai pas tous ses exemples (Argentine, Québec, Belgique, Etats-Unis…), ni tous ses propos ni son développement comme remède d’une reterritorialisation de l’éducation, concept qui se rapprocherait des idées des géographes Eric Dardel ou Claude Raffestin. En revanche, pour illustrer le caractère mondialiste de ce projet et la façon dont il est imposé aux peuples, je retranscris ici ces propos entendus en 2005 dans une formation (Académie de Lille) sur les compétences, de la bouche d’une inspectrice. « Au Québec, on a voulu aller trop vite, les parents se sont opposés à l’évaluation par compétence. Nous tenons compte de cette expérience et vous demandons d’introduire en douceur les compétences ». Autrement dit, préparez la vaseline.

Vaseline néolibérale, comme témoigne ce document issu d’un ignoble cabinet « RH », d’où on reconnaît, pour qui travaille dans l’enseignement, en un coup d’œil l’origine des compétences scolaires. Vous noterez les anglicismes, le formatage et l’indigence du document, sans compter l’orthographe. Les ilotes du « management » sont de sortie…

A l’évidence, il s’agit d’une entreprise de formatage à la sous-culture « RH » qui vise à transformer les élèves en produits « employables », éventuellement suivis par une puce électronique compilant l’ensemble de leurs « compétences ».

Un projet néo-totalitaire : ne plus juger les productions scolaires mais les personnes

Si, comme il vient d’être montré, à l’appropriation des savoirs, des logiques et des méthodes se substitue une douteuse notion de « compétence », cette nouvelle lubie s’aventure encore plus loin.

Ainsi, les compétences ne prétendent plus évaluer uniquement les productions scolaires mais aussi juger le « savoir être », l’attitude « citoyenne » ou la « capacité à s’intégrer dans un groupe » des élèves ; bref, de juger des personnes et de leur conformité au modèle dominant. Ce volet « attitudes » et « comportements » s’est fortement développé ces dernières années. La passivité globale des professeurs face à une conception aussi dangereuse est assez stupéfiante.

Très éclairant fut ce propos entendu par Albert-Jean Mougin (du SNALC) au salon de l’Education de 2010, à la tribune d’un débat tenu par un professeur honoraire en sciences de l’éducation : le baccalauréat devrait, selon lui, devenir une occasion d’évaluer la formation de la personnalité des élèves. Nous ne sommes pas loin de 1984 d’Orwell. A quand, avec le baccalauréat, la délivrance d’un certificat de bonnes vies et mœurs et d’une attestation de bonne citoyenneté ? Voilà l’avenir radieux, propre, aseptisé et aux normes ISO 9000 machin qu’ils préparent à vos enfants…

De son côté, l’enseignant est sommé de renoncer, lui aussi, à sa liberté de profession intellectuelle pour devenir l’exécutant subalterne de cette basse-œuvre ; on lui demande de se reformater par la pression de groupe pudiquement baptisée « travail en équipe » (obsession à la mode dans les circulaires en ce moment) et d’effectuer un temps de présence accru facilitant son contrôle idéologique. Tout cela n’est pas sans rappeler le « management » pratiqué dans une secte néolibérale dont fut proche l’ancien président de la République : la scientologie. Il est effrayant de voir ce genre de conception s’approcher des hautes sphères de l’Etat. Il l’est encore davantage de constater que l’école de la République prend peu à peu les traits d’une secte.

Une question à développer

La question des compétences constitue un volet méconnu de l’idéologie euro-libérale qui nous est imposée. C’est une question européenne, donc liée aux échéances proches, impliquant le processus de Lisbonne dont tout le monde connaît les arrière-pensées. Ce déminage de tous les pièges  tendus par les eurocrates et les mondialocrates est un travail salutaire à prévoir.

8 commentaires:

  1. " Des idéaux scolaires dévoyées façon Pascal Lamy"... Aïe.

    J'avais écrit "idéologies scolaires dévoyées", puis "idéaux" en oubliant de changer l'accord de "dévoyé"...

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  2. Chez quelqu'un comme Meirieu je ne suis pas sûr qu'il y ait autre chose que de l'opportunisme : il voulait faire des réformes en général, et il se raccroche au train de l'OCDE qui en impose certaines. Il n'y a donc pas forcément de complot de sa part, simplement des erreurs et illusions qu'il ne veut pas avouer.

    Pour les idéaux dévoyés, il n'est en effet pas sûr qu'ils étaient cohérents à la base.
    Il y a quelques décennies, il y avait d'une part des mouvements comme le scoutisme par exemple pour l'autonomie personnelle et l'initiative, d'autre part l'école pour la formation et l'autonomie intellectuelle.
    Mais le scoutisme a été largement entravé par les contraintes mises sur les activités potentiellement dangereuses, qui vont parfois trop loin.
    Et des mouvements chrétiens de gauche, comme typiquement Meirieu, ont voulu faire ce qui revient au bout du compte à un mélange des genres, en remplaçant l'autonomie intellectuelle que l'école faisait déjà bien par les aspects éducatifs que traitaient par exemple le scoutisme.
    Enfin, les libéraux veulent casser le statut des enseignants, et s'allient pour cela avec les pédagogues qui, ayant échoué parce qu'ils ne pouvaient qu'échouer, ne sont pas trop regardants.

    Il faut sans doute mettre fin au mélange des genres, traiter l'éducation dans la famille puis le monde associatif et l'instruction à l'école. Bref, arrêter de refaire le monde...

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  3. Ce que vous dites sur l'évolution de la discipline à l'école est exact. J'ai sèché une quantité considérable de cours quand j'étais lycéen (c'était dans les années 70, les livres me suffisaient) sans subir quoique ce soit. Les choses ont changé avec mes enfants et ont dû empirer depuis. Par contre de mon temps on n'aurait pas accepté qu'on insulte ou tabasse des enseignants. Ce qui est paradoxal, apparemment on n'impose qu'une certaine forme de discipline. Par contre votre évocation de Singapour ne me parait pas pertinente. On ne cesse ici de voir ce pays comme une incarnation du néo-libéralisme, c'est une erreur à mon avis.

    On pourrait certainement faire un parallèle entre l'évolution de l'éducation et celle de l'enseignement supérieur et de la recherche. A ce propos on trouve ici

    http://images.math.cnrs.fr/Piloter-la-politique-scientifique.html

    le récit fait par le mathématicien Wendelin Werner (médaille Fields en 2006) d'une lettre du ministère qu'il a reçue, et qui est une véritable perle. C'était du temps de Pécresse, mais son clône Fioraso n'a dû rien changer. On détecte là la présence au ministère d'une armée de guignols, venus probablement d'écoles de commerce, avec leurs lubies et leur langage particulier.

    Quand aux concepts de "libéralisme" et "néo-libéralisme", je pense que ces terminologies sont trompeuses. Ce à quoi nous avons affaire ce n'est pas au libéralisme, au sens libertarien du terme. Dans le cas de l'enseignement aux Etats-Unis que vous évoquez par exemple, les plus ardents ennemis du système américain conduisant à l'endettement massif des étudiants sont des libertariens comme Mike Shedlock, qui ne cesse de le dénoncer dans son blog (en notant son caractère non libéral).

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    1. Les libertariens sont un peu aux Etats-Unis ce que les anarchistes sont à la France : la prolongation, caricaturale et irréaliste, du caractère national.

      Tel ou tel "libertarien" peut bien raconter ce qu'il veut sur son blog, sur le caractère non libéral de l'endettement des étudiants : cela correspond bien aux mesures de privatisations et de dérégulation de sa doctrine.

      Il y a bien eu un tournant néolibéral aux US et en Angleterre au début des années 80, et on n'a malheureusement pas fini d'en subir les dégâts. D'autant que même en France, il y a une cinquième colonne...

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    2. Entre ceux qui se croient sincèrement libéraux, et dont les principe n'ont rien à voir avec le libéralisme, et ceux qui ne sont pas du tout libéraux en toute conscience ET qui se servent des principes libéraux frelatés/dévoyés pour casser ce qui leur plait pas dans le système actuel et le façonner à leur avantage...
      Le libéralisme et même le "libertarianisme" en prennent plein les dents, et c'est pas toujours de leur faute (rarement même) !

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    3. Non, le système universitaire américain n'a rien de libéral. Il repose d'abord sur des subventions publiques énormes et sur des lois spéciales concernant les prèts étudiants : les dettes sont ineffaçables, même par une faillite personnelle, ce qui encourage l'endettement à tout-va, le banquier n'ayant pas beaucoup de risques.
      Le système financier n'a rien de libéral non plus. La FED est proche d'un organisme soviétique, et c'est elle qui manipule tout, les cours de la bourse, des matières premières, de l'immobilier. Il faut écouter les interventions de Philippe Béchade sur BFM business, qui considère même qu'il n'y a plus de "marché".

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  4. Encore une fois le problème n'est pas le concept d'évaluation par compétence, qui évite le problème de la notation: les enfants ont du mal avec les notes sanctions, ils ne savent pas gérer ça avant 11-12 ans.

    Mais la machinerie bureaucratique de l'éducation nationale possède sa propre logique: un concept simple devient forcément compliqué quand des hordes de fonctionnaire non enseignant doivent justifier leurs postes.

    Sinon d'accord sur le fait que l'école glisse vers le fascisme, de plus en plus autoritaire, les enfants sont moins autonome et dénués de tout esprit critique.

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  5. Mon billet vient presque un jour trop tard... Le sommet de la dégénérescence bourgeoise de la gauche, Ségolène Royal vient de nous en offrir une illustration au-delà de toute caricature.

    La Morue se fait précéder et annoncer par un Huissier, "Messieurs, la Reine !" ; elle impose des tenues et règlements dignes d'un chefaillon d'open space de centre d'appel, les employés doivent même se lever devant la pétasse quand elle entre...

    Voilà ce qu'est devenu la gauche... Les bourgeois, c'est comme les cochons, plus ça devient vieux...

    Ils sont donc devenus des vieux cons mais à une différence importante. Les vieux cons d'avant mai 68, au moins, ils savaient qu'ils étaient des vieux cons et l'assumaient tandis que ceux de maintenant sont sincèrement persuadés d'être la pointe du progrès et la fraîcheur de la rosée...

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