Billet invité de l’œil de Brutus.
Dans
l’édition d’avril 2014 du Monde diplomatique, André Bellon[i]
a fait paraître un remarquable article[ii],
mettant en valeur ses travaux et ses réflexions sur le renouveau politique à la
fois salutaire et nécessaire au redressement de notre pays. Qu’il soit en
préambule bien clair que j’ai le plus sincère respect pour ces travaux et cet
engagement au service de la France et des Français.
Mais il n’est finalement pas si
étonnant que le mondialisme de gauche, plombé par l’héritage du marxisme le
plus intransigeant, ait un problème avec la culture et la nation. Quand on
tourne le dos à la nation, et donc à la démocratie, l’on n’est guère loin
d’admettre le principe même de la dictature de salut public (ou du prolétariat)
pour le « bien » de tous. Ce qui est le plus affligeant dans
l’idéologie mondialiste de gauche c’est que, se faisant, elle fait le jeu du
libéralisme le plus sauvage, le plus éhonté, le plus cynique et le plus
destructeur. Car ce libéralisme-là aussi est l’ennemi des nations, des peuples,
de la démocratie. Libertaires et libertariens ne sont que les facettes opposées
d’une même pièce, idéologies au service des cyniques adeptes de la loi du plus
fort[vi].
Cohn-Bendit appelant ses coreligionnaires à voter Jüncker[vii].
Il est donc ainsi manifeste que « vouloir
une « mondialisation sociale » ou une « Union européenne
républicaine » n’a aucun sens, dans la mesure où l’objet idéologique de
ces constructions est justement la destruction des valeurs républicaines
sociales »[viii].
On ne sortira donc certainement
pas de l’anomie qui s’impose par « plus d’Europe » et « plus de
mondialisation ». Car les structures et les pendants idéologiques qui
conduisent ces éléments sont toutes deux libérales[ix]. Désolé pour les idéalistes
mondialisants, mais il faudra en repasser par la nation. André Bellon voit deux alternatives à ce retour
à la case « nation » : soit une assemblée constituante redonnant
le pouvoir au peuple, soit l’émergence de l’ « homme
providentiel » ressuscitant nos vieilles habitudes bonapartistes. Il n’a probablement pas tort en soi.
Toutefois, le président de l’association pour une Constituante opère un
découpage manichéen entre ces deux solutions, ce qui l’amène, naturellement, à
privilégier la première des deux. L’approche est logique. Mais cette logique
est toute d’abstraction théorique. Comment, en effet, ne pas imaginer que, sauf
à les rendre tous inéligibles, les caciques politiques de l’oligarchie
présente, PS et UMP en tête, ne s’offriraient pas, à peu de frais, un
renouvellement de leurs impostures sur le banc de la toute nouvelle Assemblée
Constituante ? Le jeu actuel des partis a verrouillé non seulement la
démocratie présente, mais aussi la démocratie future dès lors que celle-ci
ferait l’économie d’une rupture complète. Et même s’il l’on imposait leur
inéligibilité (mais il faudrait que préalablement
à la formation de cette Constituante, quelqu’un ou quelques-uns en décidassent
ainsi, ce qui serait un acte fondamentalement … bonapartiste !),
l’Assemblée créée pour offrir un nouveau cadre politique à la France ne pourra
que proposer l’architecture
politique qui lui convient, c’est-à-dire, inévitablement, une architecture
parlementariste. André Bellon rétorquera que, pour lui, c’est bien le but tant
il voue aux gémonies le présidentialisme de notre actuelle Constitution. Or,
justement, abâtardie qu’elle est, notamment depuis l’institution du
quinquennat, notre République n’a plus grand-chose de présidentielle
puisqu’elle confie l’essentiel des pouvoirs à un chef de clan, ce clan étant,
par la force de l’organisation quasi-conjointe des élections présidentielles et
législatives (et peu importe l’ordre dans lequel ces deux élections se
déroulent), celui qui est le mieux représenté au Palais Bourbon. La
professionnalisation progressive de la politique depuis les années 1970, mêlée
à la mise en parallèle des mandats présidentiels et législatifs, a donc
accouché d’un régime présidentialo-parlementaire – ou plutôt
« clano-parlementaire » - dans lequel le chef du parti majoritaire à
l’Assemblée est aussi chef du gouvernement et de l’Etat. C’est plus de
l’hyper-parlementarisme que du présidentialisme ! Tout juste, par rapport
aux régimes antérieurs des 3e et 4e Républiques,
consent-on à ce que le chef de clan ne soit pas renversé par une nouvelle
majorité tous les quatre matins. La stabilité dans la médiocrité. Une
Constituante seule ne changera malheureusement pas grand-chose : le retour
à un parlementarisme plus « pur » (par exemple avec la possibilité
pour le Parlement de démettre le chef de l’exécutif) n’offrira que la simple
opportunité de dégager le médiocre plus aisément et rapidement. Il est vrai que
dès la fin 2012, on se serait bien débarrassé de M. Hollande. Mais on aurait
fait qu’y mettre un Copé pour voir revenir, quelques mois plus tard, une Aubry
ou, pourquoi pas, un Sarkozy !
Ainsi, aussi vertueux que puisse
paraître le régime parlementaire en théorie, sa pratique ne fait-elle que
raviver les esprits de clans, de partis, de divisions. Et un régime institué
par une Constituante elle-même parlementaire ne saurait qu’en aviver les
travers … jusqu’à ce qu’un « homme providentiel » vienne se saisir du
pouvoir ainsi laissé errant de clan en clan. C’est d’ailleurs bien ce que nous
apprends l’Histoire de France. Les divisions de la Convention issue de la
Constituante de 1792 se sont noyées dans la dictature robespierrienne. Le
régime de Thermidor (Directoire), lui aussi relativement parlementariste,
notoirement corrompu, a pu être cueilli comme un fruit mûr par Napoléon
Bonaparte de la même manière que 52 ans plus tard son neveu a pu étouffer une 2e
République naissante qui avait eu le tort de se vouloir parlementaire tout en
consentant à l’élection d’un Président de la République au suffrage universel
direct. A refuser par principe un pouvoir exécutif fort au présent, les
Constituantes parlementaristes offrent, pour le futur, le pouvoir sur un
plateau à l’homme providentiel qui voudra bien s’en saisir. Pour le meilleur
(de Gaulle en 1958) ou le pire (Pétain en 1940). L’ « homme
providentiel » peut tout aussi bien, de plus, être pluriel. Le Conseil
National de la Résistance (CNR) offre ainsi l’illustration d’un
« bonapartisme à plusieurs », certes de circonstances (il fallait
bien faire cohabiter les multiples courants de la France Libre puis Combattante),
mais qui a ô combien su porter l’intérêt général. Du moins, jusqu’à ce que les
querelles partisanes réveillent l’esprit de clan dans une nouvelle expérience
parlementariste, éphémère mais bien malheureuse (la IVe République).
C’est donc justement bien l’esprit
du CNR dont il nous faudra nous imprégner. Et, n’en déplaise, il se constitue
d’une dose, certes modérée, de bonapartisme. Car porter tous ses espoirs dans
l’élection d’une Constituante – dont on voit mal comment elle pourrait advenir
tant l’oligarchie actuelle s’accroche à son semblant de pouvoir – ne fera
qu’offrir l’illusion du changement : tout changera pour que rien ne change
et les nouveaux esprits partisans de demain de seront que des décalcomanies de
ceux d’hier … quand ils ne seront pas strictement les mêmes !
Le constat d’André Bellon est
donc juste : nous sommes en fin de cycle et la Ve République, abâtardie
par les multiples révisions constitutionnelles, n’est plus en mesure de
répondre aux enjeux du présent et de l’avenir. Cela ne veut pas dire que
l’esprit initial de la Constitution de 1958 est un échec, bien au contraire[x].
Les difficultés présentes viennent finalement bien plus d’une effective
dé-présidentialisation du régime que d’une hyper-présidentialisation supposée,
le tout dans une ambiance de réquisition du pouvoir démocratique par une caste,
phénomène autrement appelé professionnalisation de la politique. C’est bien ce
dernier point, et non le présidentialisme, qu’il s’agira de combattre. Et dans
un nouveau schéma institutionnel, les leviers ne manquent pas : interdiction
du cumul des mandats, limitation du nombre de mandats consécutifs, diminution
drastique du nombre de poste d’élus (notamment par une vaste réforme
territoriale et non le grand-guignolisme institutionnel actuellement proposé), limitation
du rôle des cabinets, mise en place d’âge plancher (par exemple 35 ans) et
plafond (par exemple 67 ans) pour accéder à une fonction élective rémunérée,
etc[xi]. Toutefois, le moyen d’aboutir à ce
renouveau ne saurait être une simple Constituante, apparaissant ex nihilo. Il
faudra bien consentir à ce mariage, certes contre nature, d’un groupe d’hommes
de bonne volonté, espérons-le composé de Cincinnatus modernes, et d’une
assemblée populaire tous deux chargés d’offrir de nouvelles institutions au
peuple français. Reste la question du moment. Et pour celui-ci, comme l’on a
jamais vu une oligarchie abandonner d’elle-même le pouvoir qu’elle occupe, bien
malin qui peut l’annoncer, mais tout porte à croire qu’il ne pourra être issu,
malheureusement, que d’une crise majeure, que celle-ci soit endogène (par
exemple une explosion sociale) ou exogène (par exemple une nouvelle crise
financière de grande ampleur[xii] ou une
implosion désordonnée de l’euro[xiii]).
[i] Président de
l’Association pour une constituante. http://www.pouruneconstituante.fr/
[ii] André
Bellon, Bonapartisme
ou constituante, Le Monde diplomatique, avril 2014.
[iii] Antonio
Negro et Michael Hardt, Empire, Exil 2010, cité par André Bellon, ibid.
[iv] Emmanuel
Todd, Le Destin des immigrés.
[v] L’immense
majorité des peuples en guerre étant d’ailleurs, aujourd’hui, ceux qui peinent
à se définir un Etat-Nation (notamment en Afrique).
[vi] Car c’est
bien la faiblesse des Etats-Nations qui permet toutes les dérégulations,
notamment financières, et donc la disparition de toutes formes de justice
(notamment sociale) protégeant les plus faibles.
[vii] Daniel
Cohn-Bendit appelle les eurodéputés verts à soutenir Juncker, Le Point, 31-mai-14.
[viii] André
Bellon, ibid.
[ix] On relèvera
tout de même que rejeter la mondialisation libérale imposée par les marchés (et
donc l’oligarchie) ne veut pas dire rejeter la mondialisation tout court, ce
qui n’aurait pas de sens. La mondialisation n’est absolument pas un phénomène
nouveau et tire ses origines, en tant que phénomène, dans les tréfonds de
l’Histoire (pour l’Antiquité, on peut déjà parler de la mondialisation
gréco-romaine). Mais il serait peut-être temps d’admettre que la mondialisation
n’est pas seulement un phénomène économique (qui peut très bien être régulé, et
non annihilé), mais aussi un phénomène technique et surtout culturel qui a tout
son intérêt dès lors qu’il ne conduit pas à une uniformisation selon la loi du
plus fort (exigeant donc, aussi, des régulations). Sur le sujet, lire Frédéric
Lordon, La Malfaçon, Les Liens qui libèrent 2014.
[x] Sur le
sujet, lire L’œil de Brutus, Projet
de Constitution, 20/10/2013.
[xi] Lire
également L’œil de Brutus, Propositions
citoyennes pour la France, 01/02/2012.
[xii] Et quand
on voit les torrents milliards que la BCE déverse sur les banques sans que cela
vienne impacter l’économie réelle (trappes à liquidité), on ne peut s’empêcher
de penser à la formation de nouvelles bulles spéculatives mortifères.
[xiii] Lire
L’œil de Brutus, Sortir
de l’euro : on ne peut pas ou on ne veut pas ? La question de la
démocratie, 21/05/2014,
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