Billet invité de l’œil de Brutus.
« Ubi solitudinem faciunt, pacem
appelant »[i]
Dans la dernière ligne droite
précédant les élections européennes du 25 mai 2014, la « grande »
presse européiste s’est lancée dans une belle campagne de propagande. De
Libération au Figaro en passant par le Monde, du Nouvel Obs au Point[ii],
du pathétique « Roman de l’euro »
de France2[iii]
aux sophismes de BFMTV et consorts, les mots et les tribunes n’ont pas manqué
pour défendre la monnaie unique et la construction européenne[iv].
Nouvelle preuve, s’il en est, après la débâcle du référendum de 2005, de
l’irrémédiable fracture entre le peuple français et l’oligarchie
politico-économico-médiatique qui le gouverne, de plus en plus malgré lui. Et
dorénavant contre lui.
Parmi ce fatras propagandaire
teinté de novlangue absconse, ce prosélytisme de supermarché aux accents de
chantage, j’ai retenu un billet, un seul (dommage pour lui). Tant il est vrai
que d’un seul, on les lit tous. De Calliclès à Delhommais et consorts, la
filiation est directe, l’hypocrisie gémellaire et la rhétorique au même niveau
que la profondeur de la pensée. C’est-à-dire pas bien haut.
Lire La
zone euro sur le chemin de la résilience de Pierre-Antoine Delhommais
permet donc de s’affranchir de dix bonnes années de rétrospectives des
rubriques « Europe », « politique » et
« élections » d’à peu près toute notre bonne et grande presse. Pour
cela, au moins, on peut lui en être gré. Car pour le reste …
Passons justement sur la question
des déficits publics. Pour M. Delhommais les indicateurs sont presque au vert
puisque « seuls sept pays continuent
à afficher un déficit supérieur à 3% ». Sauf que la zone euro compte
18 membres. « Seuls 7 pays »,
cela fait tout de même 39% des pays de la zone. Pas vraiment de quoi se
réjouir, sachant que dans le même temps le taux d’endettement public global de
la zone euro par rapport au PIB a continué de croître (de 90,7% en 2012 à 62,6%
en 2013). M. Delhommais peut donc aussi bien se gargariser de sa (fausse)
comparaison de la zone euro avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon
dont les comptes publics sont toujours en forts déficits (respectivement -6,5%,
-6,9% et -10%), il en oublie deux éléments fondamentaux. Premièrement, ces
trois pays connaissent une situation économique bien meilleure que la zone
euro, ce qui fait que leur PIB croissant bien mieux, leurs taux d’endettement
n’augmentent pas (voire diminuent). Deuxièmement, ces trois pays étant demeurés
maîtres de leur banque centrale, ils monétisent au moins partiellement leur
dette ce qui, outre le fait que leurs déficits sont tout ce qu’il y a de plus
relatif (l’Etat s’endettant auprès de lui-même), les met à l’abri des
mouvements d’humeur des marchés et leur permet donc de mener la politique
économique qui leur sied. Ce qui n’est absolument pas notre cas.
M. Delhommais poursuit en se
réjouissant des balances commerciales des pays membres de la monnaie unique. Là
aussi, son extase semble au sommet : « seuls six pays » (soit tout de même 33% … même calcul que précédemment)
sont en déficit commercial. Sauf, là aussi, que la recherche absolue de
l’excédent commercial n’a aucune valeur en soi. M. Delhommais semble oublier
que les déficits des uns font les excédents des autres. En particulier,
l’économie allemande est de facto complètement dépendante du bon vouloir des
autres à acheter ses produits. Le rapport de sujétion n’est peut-être pas celui
qu’on croit. En tout état de cause, on attend avec impatience la réjouissance
finale et totalement extatique des néolibéraux qui parviendront à trouver un
pays connaissant une balance commerciale excédentaire à hauteur de 100% de son
PIB, c’est-à-dire un peuple d’esclaves payés au lance-pierre pour fabriquer des
biens et services au profit des autres[vii].
Soit dit en passant, cela fait 40 ans que les Etats-Unis (cet ancien modèle
absolu des néolibéraux, qu’ils ont aujourd’hui remplacé par la
« vertueuse » Allemagne) n’ont quasiment pas connu une seule balance
commerciale excédentaire. Cela ne semble pas tant les déranger que ça. De la
même manière, la balance commerciale française a été déficitaire pendant
presque toutes les Trente glorieuses, alors même que l’économie connaissait une
forte croissance.
Ainsi, fort de ses statistiques
amplement biaisées, M. Delhommais peut-il se targuer d’appartenir à la zone
monétaire « la plus compétitive du
monde ». D’une part, ça reste déjà à prouver. Et surtout, d’autre
part, ça fait une belle jambe à nos dizaines de millions de chômeurs et surtout
à notre jeunesse qui commence à comprendre que son seul horizon n’est plus
qu’une simple oscillation entre travail à la trique et Pôle emploi. On a connu
mieux. Mais que le bon peuple se rassure. Il ne trime pas pour rien : ses
efforts nous permettent bel et bien d’avoir l’oligarchie en passe de devenir la
plus compétitive du monde. Cette crise était en fait bien salutaire (tant pis
pour les souffrances qu’elle a engendré) : grâce à elle, « l’euro a réussi son crash test grandeur
nature ». Dommage pour les mannequins vivants qui étaient dans
l’euro-bus (et qui y sont toujours) au moment d’heurter le mur de plein fouet …
Qu’eux-aussi soient rassurés : grâce à leur sacrifice l’euro « en devient trop fort », ce dernier
point montrant à quel point M. Delhommais méconnaît les mécanismes les plus
élémentaires de l’économie. L’euro n’est pas « trop fort », il
reflète simplement la situation des échanges commerciaux de la zone euro avec
le reste du monde. Ce qui est bien triste dans cette affaire, c’est que l’on
retrouve la même ignorance, et donc incompétence, au plus haut sommet de l’Etat[viii].
On ne manquera évidemment pas le
bon petit rappel à l’extraordinaire générosité allemande, Berlin ayant « déboursé 114 milliards d’euro pour sauver
les pays d’Europe du Sud à la faillite ». L’impartialité, qui n’est
certes pas le fort des éditocrates de bazar, aurait voulu que l’on précise que
ces 114 milliards de débours ne sont certes pas un généreux don mais un simple
prêt, qui plus est à un taux qu’on pourrait presque qualifier d’usuraire. En
effet, l’Allemagne (et les autres) ne fait qu’apporter sa garantie aux
différentes fonds européens (FESF et MES[ix])
qui lèvent en son nom des emprunts sur les marchés à des taux de l’ordre de 2 à
3% pour les refourguer dans la foulée aux pays en difficulté à un taux de 5%.
Pour la générosité, on repassera. Quant à la solidarité européenne, elle en est
au même point que l’ « Europe sociale » ou l’ « Europe
puissance », c’est-à-dire au point mort, ultime avatar des utopistes qui
refusent de se rendre compte qu’ils se font bassinés depuis trente ans. Ainsi,
après s’être joyeusement fait lessivés par la finance, Grecs, Portugais et
autres Irlandais se font donc essorer sans complexe par la
« généreuse » Allemagne. N’omettons pas non plus de préciser que
derrière l’altruisme des « leaders » de la zone euro, couple
franco-allemand en tête, se cache aussi le sauvetage en catastrophe de leurs
banques, Deutsche Bank et BNP Paribas en tête, fortement engagées auprès des
Etats en faillite et qui peuvent ainsi récupérer leurs billes aux frais des
contribuables en question. Après les renflouements ayant fait suite au désastre
de Lehmans Brothers, pas de raisons de se priver une seconde fois de la
générosité des Etats et de leurs citoyens …
On peut ensuite, tel M. Delhommais,
se plaindre de « l’eurobashing
auquel se livrent en permanence la plupart de nos politiques ». Encore
faudrait-il présenter objectivement les faits. On rappellera simplement que du
PS à l’UMP en passant par EELV, le MODEM et l’UDI, tous les partis qui se sont partagés
le pouvoir depuis trente ans ont été de biens disciplinés catéchumène de la
monnaie unique. Mais il est vrai qu’à force de propagande on en vire souvent à
la paranoïa.
[i] « Où ils
font un désert, ils disent qu'ils ont fait la paix » (traduction usuelle) ou «
ils en font un désert, et ils appellent cela la paix ». Tacite, Vie d'Agricola,
30 (phrase mise par Tacite dans la bouche de Galgagus, héros calédonien,
flétrissant les excès des Romains. Ces mots s'appliquent aux conquérants qui
colorent leurs ravages d'un spécieux prétexte de civilisation).
[ii] Dans ce
triste paysage, morne plaine de la défaite de la pensée et du pluralisme,
notera-t-on toutefois l’ouverture d’esprit et la capacité critique du magazine
Marianne.
[iii] Lire
Jacques Sapir, L’Eurocauchemard,
Russeurope, 16/05/2014.
[iv] Du moins
celle qui nous est imposée.
[v] 0,6% en
Grèce, 0,6% en Italie, 0,8% au Portugal, 1% en Espagne.
[vi] Sur le
sujet, lire L’œil de Brutus, Après
Goldmans Sachs, la Commission européenne manipule aussi les chiffres de la
dette grecque, 15/05/2014.
[vii] Mieux
encore : on peut aussi espérer la jouissance finale de « fin de
l’histoire » en ce jour où tous les pays de la planète seront enfin
excédentaires. Sans doute alors exporterons-nous notre production vers la Lune
en échanges de quelques cailloux lunaires forts bien côtés sur le New York Stock Exchange planétaire. Mais
il faudra alors fortement sermonner la Lune afin qu’elle rééquilibre sa balance
des paiements et consente enfin à l’indépendance de sa banque centrale
productrice de cailloux monétisés. Les experts de la Troïka (BCE, FMI,
Commission) ne sauraient alors tarder à entreprendre le voyage lunaire pour une
saine mise sous tutelle.
[viii] Lire
L’œil de Brutus, Discours
de Manuel Valls au Parlement : non l’euro n’est pas surévalué,
29/04/2014.
[ix] Fonds
européen de stabilité financière et Mécanisme européen de stabilité.
En effet, le plus inquiétant problème de la France, sur ce sujet comme sur d'autres, c'est la nullité de sa presse.
RépondreSupprimerOn retrouve son influence néfaste dans d'autres domaines, où la France gâche ses chances, agriculture, nucléaire, réforme des institutions, mémoire de l'histoire de France...
Comment se fait-il que des gens comme Plenel, Leboucher, Quatrepoint...aient un tel pouvoir ? Les trouvez-vous à la hauteur, abstraction faite de leurs opinions ?
Certains disent qu'il y a une forme de complot, qu'ils sont les relais de décisions prises ailleurs. Mais c'est une manière de se rassurer, puisque cela suppose qu'ils savent ce qu'ils font (ou plutôt ce qu'ils font faire).
Mais qu'en est-il en réalité ? La machine n'est-elle pas tout simplement devenue folle...?
Paradoxalement, plus un media devient gros et plus il se rallie à l'aristocratie et devient hostile aux véritables oppositions.
SupprimerLes insignifiantes critiques qu'ils font sur le gouvernement ne sont qu'une facade. Alors que les critiques significatives sur le devenir du pays et le conditions de vie de la population sont pointées du doigt par les puissants comme étant "populistes". Quand on est les forts du systeme on ne veut pas prendre de risque a le voir changer c'est aussi simple que ça.
Ca se voit de façon flagrante sur la politique étrangère ou ils se font les relais du Quai d'Orsay voire de Washington. Leurs seules sources d'infos sont ceux qui ont étés adoubés par nos politiques par exemple les rebelles syriens ou les euromaidans leurs ennemis n'ayant aucun droit à donner leur version des faits...C'est trop dur de bouger un peu ses fesses de Paris et d'aller interviewer les allaouites ou les russophones de Donetsk...
Et d'une certaine façon la zone euro ou l'UE sont des sujets de politique étrangère. On pourra m'accuser de "repli sur soi" je m'en fiche je peux même l'assumer.
Cela dit pour être honnête je ne mettrais pas Plenel dans le même sac que les autres rédacteurs en chef surtout depuis qu'il a quitté Le Monde.
SupprimerLa malhonnêteté chez Pierre-Antoine Delhommais le dispute à l'incompétence en économie. Dans un article où il étrillait, non sans motifs sérieux, l'économiste du PS Karine Berger, il prétendait réfuter la thèse selon laquelle, en période de crise, les consolidations bugétaires fondées sur l'accroissement des impôts ont des effets pervers plus faibles que celles liées à des réductions des dépenses publiques : « La quasi-totalité des études économiques consacrées à ce sujet arrivent à la conclusion exactement opposée, notamment toutes celles conduites par l'économiste de Harvard, Alberto Alesina » (http://www.lepoint.fr/editos-du-point/pierre-antoine-delhommais/mme-berger-et-l-ideologie-de-l-impot-11-07-2013-1702819_493.php).
SupprimerIl se trouve que c'est exactement le contraire de ce qu'affirme Pierre-Antoine Delhommais qui est vrai, puisque, comme le note Éric Heyer, dans un article consacré à une revue de la littérature sur les multiplicateurs budgétaires, la position d'Alesina est tout à fait isolée : « À l’exception des travaux d’Alesina, un large consensus émerge des derniers travaux théoriques et empiriques existants dans la littérature économique : une politique de consolidation budgétaire est préférable en période de reprise de l’activité et est pernicieuse voire inefficace lorsque l’économie est à l’arrêt ; si celle-ci doit être menée en période de basse conjoncture, une augmentation des impôts serait moins néfaste à l’activité qu’une réduction des dépenses publiques » (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/une-revue-recente-de-la-litterature-sur-les-multiplicateurs-budgetaires-la-taille-compte/).
La quasi-totalité de la littérature économique sur le sujet dit donc exactement le contraire de ce que PIirre-Antoine Delhommais prétend lui faire dire… Bref, cet homme ne sait pas de quoi il parle et affecte de se référer à un corpus de littérature économique qu'il ne s'est pas donné la peine de consulter (voir aussi, à la suite de l'article de Delhommais, le commentaire d'un internaute bien informé, sous le pseudonyme de Saskatcha, qui signale que le FMI avait fait paraître dès octobre 2010 une étude critiquant les conclusions d'Alesina ; on peut la consulter ici : http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2010/02/pdf/c3.pdf).
YPB
Soyez certains d’une chose : le système a simplement changé de cheval pour amplifier la même politique. Parce que celui-là est plus vendeur que l’autre.
RépondreSupprimerhttp://www.pauljorion.com/blog/?p=65690