Fabrice Brégier. Ce nom vous
rappelle-t-il quelqu’un ? Peu de personnes répondront par l’affirmative.
Car le patron d’Airbus depuis le 1er juin 2012 est quelqu’un de
discret. S’affirme-t-il donc trop peu ?
Fin 2013, Airbus signait la plus
grande année commerciale de son histoire, avec 1619 commandes et 1503 ventes
nettes. Se permettant même de décrocher une commande ferme de 31 A350 par Japan
Airlines, succès historique auprès d’une compagnie qui avait toujours acheté
Boeing.
La réalisation du nouvel A350 fut
le contre-exemple de toutes les erreurs commises sur l’A380, erreurs que
Fabrice Brégier finit par corriger et résoudre une par une lorsqu’il prit la
direction d’Airbus. Il géra finement la transition de l’A320 à l’A320 NEO, et
finit l’année 2014 en tenant la livraison de ses A350 au Qatar en temps et en
heure. Voilà ce qu’est une bonne façon de s’affirmer.
La recette habituelle du
dirigeant superficiel est de se partager pour moitié en communication bruyante
et mondanités diverses, pour moitié en considérations uniquement financières,
sans s’appuyer sur des notions liées au métier de l’entreprise. Fabrice Brégier
est d’un autre bois.
Il connaît sur le bout des doigts
les milliers de compétences qui constituent le métier de l’avionneur. Visite
directement les bureaux d’étude et les ateliers pour discuter avec les
opérationnels de terrain. La stratégie est pour lui une maîtrise complète et
concrète de son sujet. Elle passe par une exigence de tous les instants,
appliquée à lui-même et à ses collaborateurs directs. Ce profil d’homme humble
et modeste mais intérieurement très fort est de ceux que l’on ne rencontre que
trop rarement.
Le monde néo-libéral a engendré
une classe de dirigeants que l’on peut qualifier de « communico-financiers ».
Leurs seules « compétences » ne sont plus que celles des annonces de
presse et d’établissement de contrats d’externalisation, avec le coût du
travail comme unique critère de différenciation.
Il est ironique de noter que ces
personnes se targuent d’efficacité, de rentabilité, de compétitivité, en
manquant tout ce qui fait le ressort de ces qualités : les trésors
d’inventivité et de savoir-faire qui feront la différence – l’A350 économise 20
à 25% de carburant par rapport aux avions de la précédente génération – non les
seules variables du coût du travail et des accords financiers avec les
fournisseurs.
Il n’est bien entendu pas
interdit de traquer les surcoûts, et Fabrice Brégier le fait, mais en
identifiant derrière l’économie réalisée une plus grande simplicité technique
ou une plus grande légèreté de l’appareil, non une simple compression des coûts
indépendante des métiers et du savoir-faire de son entreprise. Cette réussite
d’Airbus montre également que les instances européennes – et principalement la
commission – sont devenues les ennemies mortelles de l’Europe, la vraie. La
direction de Fabrice Brégier et son intégration d’équipes franco-allemandes est
l’exact opposé des généralités ronflantes et inefficaces de la commission, de
l’absence de discernement sur ce qui fait la valeur de certaines entreprises
européennes, de son incapacité à riposter à l’espionnage industriel ou au
protectionnisme d’autres grandes puissances économiques. Fabrice Brégier n’est
pas un politique : le seul moment où il est intervenu dans ce débat, ce
fut pour demander à la BCE l’abandon de sa politique suicidaire d’euro cher, face
à un dollar de combat.
Les
« communico-financiers » sont des gens étranges, employant un jargon
sophistiqué pour faire penser que leur action est éclairée et complexe, quand
elle est d’une grande pauvreté intellectuelle et d’un grand simplisme, consistant
en une diminution des coûts par principe, sans amélioration technique ou
commerciale réelle.
Ils adoptent une attitude
hautaine, en considérant que leur « niveau » n’a pas à se mêler de
celui des opérationnels. Mais cachent de cette façon la peur qu’ils ont de
leurs propres équipes, dont ils savent que les meilleurs éléments sont ceux qui
produisent réellement de la valeur.
Ils se gargarisent de
« vision » et de « stratégie », termes davantage destinés à
leur propre mise en valeur médiatique qu’à une réelle conduite d’entreprise. Le
niveau stratégique ne commence qu’avec la maîtrise complète de son métier et de
son domaine, de ceux qui ne séparent pas la conception de la parfaite exécution
et assument l’entière responsabilité de l’ensemble.
On devrait rappeler à de tels
« dirigeants » la phrase célèbre de Thomas Edison : « Une
vision sans exécution s’appelle une hallucination. » Les prétendus
« cercles de la raison » sont ceux de l’imbécilité et de la
boursouflure érigées en système : la raison en entreprise commence par une
exigence vis-à-vis de soi qui permet de rentrer dans le cœur des procédés de conception
et de fabrication, elle ne se trouve pas dans une superficialité complaisante
et narcissique, masquée par de pompeux « grands équilibres » financiers.
Les qualités d’un vrai dirigeant
sont simples à comprendre, mais difficiles à mettre en œuvre.
Il s’agit d’aller sur le terrain
et de comprendre le métier des hommes. Mais pour cela il ne faut pas avoir peur
d’être contredit, il faut être capable de rentrer dans les sujets de fond, sans
perdre le cap. Les communico-financiers s’arrangent pour qu’une couche de
« gouvernance » purement financière prenne des décisions de façon
totalement séparée de ceux qui exercent le métier de l’entreprise. Un tel dispositif
présente le double avantage de les dédouaner de leurs responsabilités – de tels
« patrons » deviennent clients et non plus meneurs d’hommes de leurs
équipes – et de les séparer des opérationnels dont ils ont peur. Les véritables
capitaines d’industrie se trouvent au cœur de l’action opérationnelle, c’est
pourquoi les communico-financiers qui les surplombent avec morgue sont
terrifiés par une confrontation avec eux : ils craignent que l’imposture
de leur présence aux leviers de décision ne devienne de plus en plus claire.
Les entreprises mal gérées tendent à remplacer les opérationnels par des
coordinateurs généralistes totalement interchangeables, ne gérant plus que des
contrats d’externalisation. L’entreprise se voit alors vidée peu à peu de ses
compétences et de son cœur de métier, au profit de « l’intégration »
et du « management ». Ceci est un paradis pour les communico-financiers,
qui ne se voient plus menacés par l’exemple d’hommes plus compétents qu’eux, et
peuvent manipuler à leur guise des employés substituables. Les profils
valorisés dans de telles entreprises sont narcissiques et égotistes, car il ne
reste plus que ces facteurs qui différencient les hommes, non les qualités de
ténacité, d’anticipation, d’évaluation exacte des actions à mettre en œuvre. Le
paradis néo-libéral n’est pas la libération et la confrontation des
excellences, mais l’aplanissement sous le règne de managers indistincts et
indéfiniment interchangeables.
Un dirigeant véritable sait
également faire respecter l’autorité sans sacraliser la hiérarchie. Fabrice Brégier
est connu pour être très directif, une poigne de fer, souvent dur avec son
comité de direction immédiat. Tous pourtant respectent cette autorité, même si
elle fait souffrir l’ego, car celui qui l’exerce ne le fait pas pour lui-même
mais parce qu’une raison liée à la qualité des produits qu’il fabrique est en
jeu. Parce qu’il maîtrise son sujet, le vrai dirigeant sait faire comprendre
dans chacun de ses actes qu’il sert des intérêts communs qui vont au-delà de sa
personne. Un communico-financier ne sait exercer l’autorité que de façon
arbitraire, car elle ne repose sur aucune base réelle : ses décisions
financières sont sans rapport avec la façon dont les produits sont conçus et
fabriqués, et sont myopes quant aux possibilités d’évolution des dits produits.
C’est pourquoi le communico-financier se montre généralement autocratique et
tyrannique, sur les seuls terrains de l’ego et non du contenu : la colère
capricieuse du tyran est d’autant plus forte que son imposture d’être au poste
de décision est élevée. Cet autoritarisme hystérique et imbu de lui-même est de
nos jours confondu avec la véritable autorité, intransigeante mais digne, tout
comme l’ego est confondu avec la véritable personnalité.
Il faut enfin être patient,
savoir sortir son produit ni trop tôt ni trop tard, en ayant une évaluation
juste de l’effort que nécessite chaque réalisation par ses équipes. Fabrice Brégier
a dû ainsi évaluer en permanence le juste équilibre entre la pression d’un
marché le poussant à sortir vite l’A350, et des décisions de volontairement le
retarder tant que des éléments clés de la conception de l’avion présentaient un
risque de défaut. De tels ajustements à la fois puissants et fins sont
impossibles sous une gouvernance communico-financière, qui privilégie les
apparences, les résultats à court-terme et peut anéantir des efforts patiemment
accumulés parce qu’elle est incapable d’en voir le but. Lorsque l’on n’a pas
fait l’effort de comprendre les métiers des hommes, l’on est également
incapable de véritables anticipations et l’on devient le jouet des apparences
immédiates. Les « cercles de la raison » sont en réalité ceux des
décisions irréfléchies, prises à l’emporte-pièce sous un vernis de rationalité
financière.
A l’heure où de pseudo-dirigeants putatifs se battent pour la
taille de leur bureau ou pour le privilège de monter seul les marches du
festival de Cannes, à l’heure où des dépravés dépècent et abandonnent en
prenant la fuite des fleurons industriels d’importance stratégique pour
empocher le prix de leur trahison, où des décadents voguent de retraites
chapeaux en jetons de présence sans aucun résultat, il est bon de montrer en
exemple à tous ceux-là ce qu’est un véritable dirigeant.
De ces caractères modestes mais
intérieurement très déterminés, spartiates, âpres à la tâche, véritablement
réfléchis car aguerris à l’expérience de terrain. Des hommes de fond, des
hommes d’honneur, dotés d’une colonne vertébrale et du courage au ventre, de
ceux qui dans un autre temps ont fait la France. Fabrice Brégier est l’un de
ceux-là.
Trop
souvent les français s’enfoncent dans une résignation complaisante, dans une
fatalisme du fait du prince, croyant que cette ambiance délétère et corrompue a
toujours été, qu’il faut s’accommoder et se résigner à des dirigeants lâches,
boursouflés et imbus d’eux-mêmes, incapables mais habiles à la rhétorique en
leur faveur. Des hommes comme Fabrice Brégier nous montrent qu’il n’y pas à se
résigner et que les cyniques n’ont pas de mémoire : la France fut
dirigée en d’autres temps par des hommes d’une autre trempe. Lorsque l’un d’eux
surgit aujourd’hui, il devient d’autant plus éclairant pour ceux qui savent
voir, par le seul contraste qui distingue les éléments rares.
Dans l'économie comme en politique, comme il est juste de dénoncer les imposteurs et de mettre en valeur les vrais dirigeants qui servent le pays et la société au lieu de se servir. Certains, même s'ils sont trop peu nombreux, ont compris que la vraie richesse d'une entreprise, et la plus performante, c'est la ressource humaine, souvent galvaudée et sous-exploitée (dans le bon sens du terme).
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