Billet invité de Marc Rameaux
1. Civilisation et barbarie
Le monde moderne aime à se présenter comme l’aboutissement et le gardien de
la civilisation. « Moi ou le chaos ». Il ne semble pas se souvenir
qu’il doit son existence à l’ancienne tradition de la discussion critique et à
la lutte contre l’arbitraire monarchique. Un discours - quel qu’il soit - se
présentant comme le seul raisonnable et possible est précisément l’inverse d’un
discours civilisé. C’est une barbarie avide, qui a pris une apparence
convenable pour mieux parvenir à ses fins.
Ainsi défend-il des valeurs universelles, l’aspiration
de tout homme à la liberté, à la justice, à l’égalité devant la loi, contre toutes
les formes de communautarisme ou de particularisme.
Fort bien, mais c’est aussitôt pour ajouter qu’il est
l’inventeur et le détenteur de ces valeurs. Curieux universalisme, en vérité,
que celui qui affirme être universel mais seulement s’il réserve à une minorité
d’hommes le privilège d’en montrer la voie.
Le monde moderne montre-t-il un attachement sincère à
ces valeurs ? Ou seulement l’attachement flatteur au fait d’appartenir aux
classes supérieures, dont l’adhésion à ces valeurs n’est plus qu’un signe
extérieur de richesse, une parure qu’il faut posséder entre gens de la bonne
société ?
Un universaliste sincère n’aurait pas besoin de
marquer d’un titre de propriété les valeurs qu’il défend : il admettrait
qu’elles sont une construction commune de l’humanité à travers l’histoire, non
la découverte d’une civilisation particulière, qui se trouve comme par hasard
être la sienne.
Et il serait heureux de voir éclore ces valeurs dans
d’autres civilisations que la sienne, sans y voir une menace pour sa position
dominante. La crainte d’être dépassé dans une conviction trahit l’hypocrisie
vis-à-vis de cette même conviction, pour cacher le désir le plus banal de
dominer.
L’homme moderne est victime d’un réflexe
irrépressible : celui de s’auto-promouvoir. Il n’y a plus une seule parole
qui ne sorte de sa bouche sans que le désir de s’auto-promouvoir ne précède la
conviction sincère, comme l’ombre qui devrait normalement la suivre mais
maintenant la précède en tout.
Mais comment lui en vouloir ? Il a été
conditionné à cela. Il a pris l’habitude de tenir en permanence un double
discours, car sa survie en dépend : le travail d’entreprise dans la
société libérale ne consiste plus qu’en cela, au détriment du travail réel.
Il parle de société ouverte. Mais emploie tout moyen
masqué pour réaliser son auto-promotion, pour la satisfaction maladive de son
besoin de reconnaissance. Par tous les moyens, sans considération aucune pour
l’authenticité de ce qu’il a réalisé. Il a pu se vanter des réalisations des
autres, obtenir ce résultat par la fraude, par la communication sans action
véritable, qu’importe. Du moment que son curseur personnel sur l’échelle
factice du monde moderne est à une bonne position.
Il ne vit plus que pour cela, pour une marque sur une
échelle graduée, sa vie se résumant à une seule dimension, dont la métrique est
décidée par d’autres. Et il dit être libre et être heureux de cela. D'ailleurs
la notion d’authenticité n’a plus pour lui, aucun sens. Savoir s’il a bien
accompli et franchi la multitude d’étapes nécessaire à toute réalisation de
valeur, ou bien triché, cela ne se juge même plus en bien ou en mal, cela est
dénué de sens.
Car seule compte la position sur la dimension unique
de l’échelle. Fascinante, captivante, hypnotique. Addictive comme un jeu vidéo,
car lui susurrant constamment : « que vaux-tu ? », jouant à
chaque instant sur sa satisfaction narcissique. Au lieu de
« qu’aimes-tu ? », quelle discipline admires-tu, que tu explorerais
d’un amour gratuit, sans but et sans retour, pour la seule raison que tu la
trouves belle ?
Difficile de défendre les valeurs universelles, mais
de ne pas voir les pièges élémentaires de son propre ego. Complexe de prétendre
planifier très loin le futur, mais d’être totalement myope sur ses propres
désirs de domination. Etrange de dire la leçon sur l’état de droit, mais de ne
pas détecter la satisfaction narcissique de s’accaparer à soi seul le droit de
le dire.
L’on ne peut vivre dans le déni permanent, dans
l’hypocrisie de défendre des valeurs quand on ne défend plus que son petit soi.
Alors l’homme moderne s’est donné des ennemis. Comme en photographie, l’image
possède son négatif. Et comme en photographie, le négatif est à la fois
l’inverse complet de l’image, son opposé parfait, en-même temps qu’il est son
double exact, son reflet. Le négatif permet d’engendrer indéfiniment l’image
d’origine. Et de l’image d’origine, on peut générer une infinité de négatifs.
L’homme moderne joue ainsi avec sa propre image en
négatif, le barbare, le communautariste, l’obscurantiste, le terroriste. Mais
il ne voit pas qu’il en est à la source. Que plus il en détruit, plus il en
engendre d’autres démultipliés. Il ne voit pas non plus que le négatif est son
autre soi-même, son frère, sa copie. Que si les couleurs sont inversées, elles
représentent la même réalité, à un niveau plus profond.
Pour voir à nouveau, il faut passer à travers le
miroir.
2. A travers le
miroir
Image : L’homme « civilisé » du monde
libéral, investi dans le jeu de l’économie moderne. Vivant pour sa course aux
postes. Sa culture même, n’est plus qu’un instrument permettant de faire partie
des classes reconnues.
Négatif : Le barbare islamiste de Daesch, ou les
folies meurtrières de Mohamed Merah et de Mehdi Nemmouche.
A travers le miroir : L’homme moderne et le
barbare islamiste ont une même origine : un besoin maladif de
reconnaissance. Merah et Nemmouche ont à peine lu le Coran, ils n’agissent que
pour combler le vide de leur existence, et faire parler d’eux. Eux-aussi
veulent coûte que coûte leurs 5 minutes de gloire sur le curseur de la
reconnaissance. Ils sont terriblement modernes, ce sont eux aussi des hommes
pressés de réussir. L’échelle n’est pas la même mais qu’importe : le piège
est construit de la même façon. Une échelle unique, un curseur, un défi
flattant leur orgueil et leur ego.
Ils ne peuvent être mis sur le même plan, car les uns
n’ont pas tué et les autres sont des criminels ? Oui, assurément : il
ne faut pas jouer avec les faits, l’honnêteté nous y oblige. Mais si la
responsabilité n’est pas la même, les conséquences sont quant à elles,
redoutablement semblables. Combien de vies fracassées dans la logique
moderne ? De travail et d’esclavage d’enfants qui ne se réaliseront jamais
en tant qu’hommes, de personnes poussées au désespoir, parfois jusqu’à l’acte
ultime, de Bhopals à retardement, pour le gain immédiat. Est-ce parce que les
tués le sont à petit feu et sous des responsabilités noyées que la logique est
si différente ?
Image : La femme libérée et érotisée, également
femme active et femme d’affaire
Négatif : La femme cloitrée, voilée, habillée en
burqa
A travers le miroir : Deux femmes-objet. Deux
sœurs, pouvant se reconnaître, parvenues à des destinations opposées, mais
auxquelles on a tendu le même piège. Le porno-chic et la burqa sont deux
facettes d’une même médaille : l’utilisation de la femme comme objet,
servant les desseins de chacune des sociétés. Femme libre ? N’a-t-elle
donc le choix qu'entre le modèle traditionnel du puissant protecteur, et celui
de la compétition agressive avec l’autre sexe, pour jouer au même jeu étroit de
l’échelle et du curseur ?
Et si elle disait non aux deux ? Si elle refusait
à la fois de se soumettre et de prendre le dessus ? N’accorderait son
estime qu’à celui qui s’accomplit dans des disciplines auxquelles elle a décidé
par elle-même d’accorder de la valeur, non en fonction de l’échelle
sociale ? La libération de la femme ne consiste pas à passer à l’autre
extrémité du même piège, à osciller perpétuellement entre les deux bouts de ce
même rail.
Image : Le patron de grande entreprise du CAC 40,
ou un directeur de l’un de ces grands groupes.
Négatif : Le seigneur féodal afghan, despote et
patriarche de sa tribu, s’autorisant tous les trafics (drogue, armes, traite
humaine, …). Jouant sur les deux tableaux, ami du pouvoir officiel et des
talibans.
A travers le miroir : Une fermeté affichée mais
une versatilité incessante dans les faits. Impitoyable avec les subalternes,
veule avec les puissants. La lutte pour se maintenir au pouvoir, plus aucun
souci d’entreprendre, d’accomplir, de réaliser. Un seigneur de la guerre,
c’est-à-dire l’inverse de l’honneur du guerrier. La rapacité comme seul code
moral. L’incapacité à maîtriser sa force, c’est-à-dire à être véritablement
fort.
Image : Le combattant « légitime »,
envoyé par la communauté internationale.
Négatif : Le terroriste assassinant des
innocents.
A travers le miroir : Bombardiers lâchant ses
explosifs à plusieurs kilomètres de distance, dégâts collatéraux, drones, mines
anti-personnel. Tuer en toute bonne conscience, pour l’un comme pour l’autre.
Combat inégal et déséquilibré, pour l’un comme pour l’autre, menant à
l’écrasement complet de l’ennemi, et au massacre de dizaines d’innocents au
passage. Une soi-disant guerre qui est l’inverse de l’honneur du
guerrier : celui d’un combat face à face, qui permet ensuite la paix des
braves. Ont-ils oublié que les croisés et Saladin ont fini par s’estimer
réciproquement ? Qu’à cette époque, les deux camps réalisaient qu’une
chevalerie existait de l’autre côté ? Des siècles bien avant nous et se
déroulant au moyen-âge, mais ô combien plus civilisés que nous.
3. Les conditions
du monde civilisé
Je choisis mes buts. Je constitue des communautés de
frères dans des disciplines que nous partageons et que nous estimons. Ceci
donne un sens à la fois à ma recherche personnelle, et à un but collectif, au
sein de ma communauté. Ces communautés centrées sur l’effort et la pratique
d’une discipline reine, prennent le pas sur l’échelle sociale, toujours
réductrice, appauvrissante et menant à une perversion de la notion de
mérite : sur l’échelle sociale, l’on préférera donner tous les gages
extérieurs de reconnaissance par des gains faciles et frauduleux, que
d’effectuer des accomplissements authentiques.
Je ne confonds pas ego et personnalité. L’affirmation
de soi n’est pas celle de l’enfant capricieux, mais de celui qui sait retenir
ses buts et ses appétits pour une recherche plus haute qu’il veut faire
partager.
Je sais faire la distinction entre usage légitime et
illégitime de la force. Les sociétés qui réprouvent tout usage de la force et
toute autorité appellent leur lâcheté « humanisme ». Toute civilisation
a su se dresser et se tenir debout parce qu’elle avait le courage de s’opposer
implacablement à la loi du plus fort, qu’il s’agisse de menaces intérieures ou
extérieures. Un discours sirupeux sur l’usage légitime de la force aboutit en
boomerang à un usage inique de la force. Après un discours lénifiant ne jugeant
personne, une terrible violence est exercée lorsqu’il est trop tard, mais pas à
l’encontre de ceux qui l’auraient mérité. Ce sont les victimes ou ceux qui ont
respecté les règles qui subissent ce retour de flamme, parce que cela nécessite
moins de courage de les affronter.
4. La redoutable
puissance du post-modernisme
La vacuité et le simplisme de l’idéologie post-moderne
pourraient nous rendre optimistes, et nous assurer de sa fin proche. Il est
malheureusement beaucoup plus difficile qu’il n’y parait de s’en débarrasser.
Car toute simpliste et vide qu’elle est, elle met en place un jeu trivial mais
puissant vis-à-vis de nos émotions, de nos peurs, de notre estime de
nous-mêmes.
L’idéologie post-moderne procède d’une demande et
d’une motivation au départ très légitime, peut-être la plus légitime de
toutes : qu’est-ce que l’accomplissement de soi ? Comment un être
humain peut-il se réaliser, dans toutes ses capacités ?
Deux réponses peuvent y être apportées. La
reconnaissance sociale dans le regard des autres, ou la recherche du sens.
L’idéologie post-moderne consiste à tenir en façade le discours du sens, mais
de ne vivre en réalité que par le regard des autres.
Dans le film de Wim Wenders « Jusqu’au bout du
monde », les hommes ont mis au point une machine qui permet de visualiser
leurs rêves de la nuit sur un écran : une sorte de tablette, déjà. A la
fin du film, tous les personnages explorent indéfiniment leur écran personnel,
chacun restant seul et isolé de tous les autres, absorbé sans limite dans la
contemplation narcissique de ses propres rêves.
Là est la très grande force du post-modernisme :
la récupération de nos rêves, et leur normalisation par un placement sur la
seule échelle marchande. Le néo-libéralisme joue sur nos rêves
d’accomplissement de nous-mêmes, en même temps qu’il les rabaisse et les
appauvrit sur une triste échelle dont nous ne décidons pas et qu’il n’est pas
possible de véritablement partager. L’orgueil et le sens du défi sont attisés
par cet aiguillon, comme le ferait un jeu vidéo addictif. Difficile de ne pas
se laisser prendre au jeu de faire le plus haut score pour éprouver ce que l’on
vaut. Même si l’on a oublié au passage ce qui faisait la valeur véritable et la
richesse de nos rêves.
La société qui nous libérera de ce piège, est celle
qui nous rendra le temps qui nous appartient, le temps de partager librement et
gratuitement l’accomplissement dans les disciplines que l’on estime, au milieu
d’une tribu partageant la même passion. L’accomplissement de soi ne sera alors
par récupéré et perverti pour servir les intérêts de quelques-uns. Une
communauté qui vivra selon ses propres valeurs, sans haine de la société
moderne. Mais en lui faisant comprendre qu’elle ne veut plus rien avoir de
commun avec elle.
« Il existe infiniment plus d’hommes qui
acceptent la civilisation en hypocrites que d’hommes vraiment et réellement
civilisés »
Sigmund Freud
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