Billet invité d’Eric Juillot, dont j’ai chroniqué le livre « La déconstruction européenne », qui suit le
premier volet
Une dangereuse utopie
L’européisme a voulu faire de
« l’Europe », répétons-le, une fin
en soi quand elle n’était, jusque dans les années 1980, qu’un moyen au service des Etats. Jamais la
CEE n’aurait alors provoqué autant de dégâts politiques, économiques et sociaux
que l’UE actuellement. L’européisme devait libérer le continent de tout le
potentiel de furie destructrice contenue dans le politique : Etat, peuple,
nation, histoire, souveraineté, indépendance, frontières… tout ce qui pouvait,
à un titre ou à un autre, relier l’Europe rêvée aux nécessités immémoriales du
politique était condamné et rejeté comme autant d’entraves à l’émancipation
attendue. Les peuples étaient invités à accepter une Europe qui pourtant
voulait leur mort politique, parce que celle-ci était la condition nécessaire
au Progrès : un gigantesque bond en avant qui devait projeter l’humanité
européenne au-delà de l’Histoire en balayant les ultimes vestiges d’un temps
révolu.
L’UE n’est en effet rien d’autre que
le plus petit dénominateur commun unissant temporairement des Etats, à une
époque où ils ne se donnent plus les moyens de croire en eux. Elle n’est qu’un
sous-produit du libéralisme contemporain, intrinsèquement inapte de ce fait au
politique. Les décisions qui s’imposent pour sortir de la crise ne peuvent être
prises que par les pouvoirs légitimes entre tous que sont les Etats souverains.
C’est en leur sein que bat le cœur vivant du politique, et nulle part ailleurs.
Toute tentative de transplantation dont l’UE serait la bénéficiaire est vouée à
l’échec par le rejet de la greffe ou en raison de son résultat : un
Frankenstein politique, brutal et hideux, dont les Grecs et beaucoup d’autres
subissent la violence depuis trop longtemps.
Sur le plan du politique, l’UE est une
vaste plaine désolée, condamnée à la stérilité, et c’est pour cette raison que
la crise terminale du capitalisme financier est également la sienne.
L’autodestruction en cours du capitalisme sous sa forme actuelle est
inéluctable ; elle est la conséquence mécanique de ses contradictions
internes. Lorsque ce système économique devenu incontrôlable aura fait souffrir
trop durement un trop grand nombre de personnes, il disparaîtra plus ou moins
convulsivement et l’UE, qui a permis depuis l’Acte unique (1986) son
installation sur le continent, sera entrainée dans sa chute. C’est là une chose
inévitable que les tenants d’une « autre Europe » gagneraient à
méditer. Le Salut des peuples du continent passe en effet par la destruction du
cadre macroéconomique qui fait aujourd’hui leur malheur : l’anarchie
commerciale (frauduleusement nommée « libre-échange »), la démesure
et la prolifération financière (ou « allocation optimale des ressources »),
la soumission de la banque centrale aux intérêts de la finance privée, et la
monnaie unique. Or il se trouve que toutes ces structures ont été bâties sur un
espace déterritorialisé, sur un continent transformé en une gigantesque zone
franche par le recul et l’abandon par l’Etat de ce qui lui était jusque-là
consubstantiel dans l’ordre économique. L’ampleur de la catastrophe née de ce
renoncement rend aujourd’hui particulièrement impérieux le retour de l’Etat
dans la plénitude de sa puissance tutélaire et organisatrice, et ce retour
signifie la fin de l’UE. Instrument politique de la volonté des peuples, l’Etat
est de ce fait même l’expression achevée de leurs irréductibles spécificités.
L’UE ne peut être que dans la mesure où les peuples renoncent à ce qu’ils sont.
S’ils ont accepté la longue hibernation que leur propose le néolibéralisme
depuis 40 ans, ils refusent la mort à laquelle il les condamne en fin de
parcours, aussi bien la mort économique par la mondialisation que la mort
politique par l’Union européenne. Leur réveil signifie donc la fin de l’UE, car
tout les distingue ou presque, y compris dans la sphère économique, et c’est
sur cette formidable diversité que le frêle esquif communautaire est en train
de se briser.
De l’impéritie économique à la résurgence d’une géopolitique
conflictuelle : Le naufrage de l’UE
Durement frappé par les
« non » français et hollandais au TCE en 2005, l’européisme est
aujourd’hui détruit par la crise de la monnaie unique. Celle-ci révèle au grand
jour les impasses du projet européiste. Dans sa dimension technique, il
s’achève dans le pur cauchemar de la mise sous tutelle de pays entiers par une
instance affublée du doux nom de « troïka » (appellation révélatrice
s’il en est), au sein de laquelle les représentants de la commission et de la
BCE ont réussi à dépasser les experts du FMI en imbécillité économique. Dans sa
dimension pseudo-fédéraliste, la zone euro est transformée par la crise de sa
monnaie en un gigantesque bourbier dans lequel les Etats se débattent et
s’affrontent. Certains ont déjà sombré, d’autres luttent pour leur survie, tous
sont sidérés par l’impuissance collective à laquelle a conduit le projet qui
les lie. Face au désastre cependant, les Etats qui ont conservé un minimum de
conscience et de lucidité politiques dans leur rapport à « l’Europe »
refusent de sombrer avec elle et avec ceux qui y croient, quittes à être taxés
« d’égoïsme », à l’image de l’Allemagne.
Le politique que l’on avait
aimablement congédié fait donc son retour en force avec la crise de l’euro. Le
voile pudique dont on l’avait recouvert, surtout en France, a été déchiré par
la violence restaurée des rapports de force, des conflits d’intérêts et des
antagonismes entre les pays de l’euroland. Il y a longtemps que les sourires de façade arborés à la fin de
chaque sommet européen ne trompent plus personne. Mois après mois depuis quatre
ans, la violence méthodiquement infligées à des peuples entiers au nom de « l’Europe »
s’est révélée si grande qu’elle vaut négation même de ce que l’UE était censée
signifier. Arrivée à son terme, l’utopie antipolitique de l’européisme se
montre capable d’une violence tout à fait comparable à celle qu’un impérialisme
de type classique peut infliger à des peuples soumis. Un retournement aussi
stupéfiant n’est compréhensible que si l’on admet que l’européisme est en train
de s’autodétruire, tout en espérant conjurer son anéantissement prochain par
une furie dévastatrice dont les peuples et les Etats émissaires sont les
victimes. Tel est l’ultime et tragique paradoxe de l’européisme : il
recourt à une contrainte qui est sa propre négation dans l’espoir d’échapper au
néant. Or, cette contrainte, politique dans sa nature, agit sur lui comme un
poison dissolvant : il ne peut se l’approprier sans disparaître, puisqu’il
vivait de l’espoir de son dépassement.
Mais à lui seul, et malgré sa radicalité,
l’emballement européiste ne saurait tout expliquer. Si les hauts fonctionnaires
de la « Troïka » peuvent jouer les proconsuls en Grèce et ailleurs,
ce n’est pas seulement parce qu’ils sont «l’Europe » ; c’est aussi et
surtout parce qu’ils exercent leur fonction conformément aux vœux des Etats les
plus puissants de l’eurozone, Allemagne en tête. L’ampleur des souffrances infligées au nom de « l’Europe »
est la dernière tentative, désespérée, de la faire advenir véritablement :
« l’Europe » éprouve sa force et sa vigueur en faisant souffrir les
peuples, mais cette politique – puisque c’en est une – est rendue possible par
le retour des Etats. Au faîte de la crise, l’Europe est en effet redevenue – si
elle n’a jamais cessé de l’être- un cadre à l’intérieur duquel les Etats
s’opposent et choisissent de se soumettre (Grèce, Espagne, Portugal et, dans
une moindre mesure, Irlande), de se démettre (France) ou de s’imposer plus ou
moins volontairement à leurs partenaires. La communication politique officielle
tente de recouvrir ces affrontements, de justifier les sacrifices et les
humiliations qui en découlent par l’idéal européen, dont la grandeur et la
supériorité morale sont censées disqualifier à l’avance toute critique. Mais
une telle entreprise s’apparente à une déformation grossière et pernicieuse de
la réalité : non seulement « l’Europe » ne débouche sur aucune
politique concrète qui serait la traduction d’une d’amitié accrue entre les
peuples européens, mais, à l’exact opposé, elle alimente les tensions et la discorde
entre les Etats membres, du fait même de la monnaie unique. L’euro est
aujourd’hui une prison monétaire qui compte 19 membres, et les relations entre
ces prisonniers ne sont pas au beau fixe, loin s’en faut. Les tensions entre
eux s’accroissent car le partage d’une ration de pain qui chaque jour diminue
aigrit les caractères et aiguise les rivalités. Les brimades et les vexations à
l’encontre de plus faibles se multiplient. Dans ce contexte pourtant, personne
n’entend reprendre sa liberté. La clé traine par terre au fond du cachot, tout
le monde l’a vu. Mais l’extérieur est d’une clarté si aveuglante qu’à tout
prendre, la chaleur moite, l’obscurité crasseuse de la cellule semblent
étrangement préférable à ces peuples que l’enfermement communautaire a
peut-être diminué. Tant que cette servitude volontaire prévaudra, les relations
entre Etats se dégraderont, et le processus de vassalisation des uns par les
autres gagnera en ampleur.
La plupart des
décisions prise pour « sauver l’Euro » étaient en leur temps
illégales : du principe du renflouement des Etats en difficulté (2010) à
l’instauration d’un contrôle des changes à Chypre (2013), l’UE a dû fouler aux
pieds les traités auxquels elle doit son existence pour lutter contre la crise.
Se faisant, elle a miné son fondement juridique par des décisions relevant du
politique. Certains ont pu croire alors qu’elle entrait dans la phrase
proprement politique de son développement, une phase qui allait la consacrer
devant l’histoire et l’animer d’une vie propre. Il n’en a rien été : le
politique en question émane des pays les plus puissants qui, face à la crise,
brise le carcan européiste qui jusque-là entravaient leur choix. Qu’ils croient
le faire au nom de « l’Europe » ne change rien à l’affaire : ce
sont bien en effet, pour ne prendre qu’un exemple sidérant, la France et
l’Allemagne de M. Sarkozy et de Mme Merkel qui ont publiquement interdit en novembre
2011 au 1er ministre grec Papandréou d’organiser un referendum dans
son pays, de peur que son résultat ne soit pas conforme aux intérêts politiques
et financiers de Paris et de Berlin, recouverts en la circonstance des oripeaux
européens. L’UE ne se manifeste donc aux peuples soumis que pour justifier
moralement leur soumission et la rendre acceptable. De fin en soi, nous
pourrions dire qu’elle est redevenue un moyen au service des Etats puissants,
si ceux-ci étaient animés d’une ambition claire de domination. Or il ne semble
pas qu’à ce sujet la clarté règne. L’européisme, c’est sa dernière force, agit
comme un brouillard idéologique qui maintient les esprits dans la confusion
partout à travers la zone euro.
Suite dans quelques jours
Superbe dénonciation de l'européïsme! L'auteur rejoint E. Todd sur l'attitude dominatrice de l'Allemagne ( http://www.marianne.net/emmanuel-todd-europe-n-est-plus-monde-democatie-liberale-egalitaire-230115.html-0). On attend la suite avec impatience.
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