Billet invité de Marc
Rameaux, qui
vient de publier « Portrait de l’homme
moderne »
Année 2153. Hector parcourt d’un pas rapide les allées de l’université du
savoir par la mémoire, dont il est étudiant en deuxième année. Il est 19h, il
se réjouit d’avoir pour professeur M. Augustin, qui accepte de peaufiner avec
lui son enseignement à une heure aussi tardive, en dehors des cours. Cela fait
déjà trois mois que M. Augustin a accepté ces rencontres, qui tiennent
davantage de la conversation et de l’échange d’idées que du cours magistral.
L’amour de la connaissance pour la connaissance est une valeur bien ancrée dans
la société dans laquelle vit Hector. Et M. Augustin tient à lui montrer par
l’exemple qu’il en transmet fidèlement le flambeau.
« Justement M. Augustin, il y a une période plus récente à laquelle je
me suis intéressé. J’ai beaucoup de mal à la comprendre, elle nous apparaît
comme très trouble, mais elle me captive pour une raison que j’ignore. C’est celle
qui s’étend des années 1970 jusqu’à 2050. »
« Oh, la période que l’on appelle maintenant « la fausse
civilisation » ou « l’âge des valeurs hypocrites » ?
Tu n’as rien de plus réjouissant ? C’est un peu comme si tu me demandais
des détails sur la décadence grecque ou romaine. Il faut étudier ces périodes
bien entendu, et comprendre ce qui s’y est déroulé. Mais de là à s’y attarder
… C’est une période assez oubliée maintenant, sombre, glauque, une lente
déliquescence…»
« Je sais M. Augustin. Mais vous nous avez toujours appris que l’histoire
servait à tirer les leçons de nos erreurs. Cette période est tellement pleine
d’errements et de fausses pistes qu’elle m’apparaît comme riche
d’enseignements. N’est-il pas important de comprendre comment ces pauvres
sociétés ont pu en arriver là, et comment les hommes sont restés aussi
longtemps aveuglés sur ce qu’ils subissaient ? »
« Bien, tu n’as pas tout à fait tort. Effectivement, cette période est
la plus magistrale illustration de l’illusion d’être au faîte de sa puissance
alors que l’on est intérieurement dévasté et au bord du gouffre. Il y a des
leçons à en tirer, bien que les signes d’une période de décadence soient
toujours les mêmes, et que cette période reproduise exactement les mêmes
symptômes que ceux qui ont précédé l’effondrement des cités grecques ou de
l’empire romain. La reproduction de ces signaux du déclin était d’ailleurs
tellement évidente, que l’on peut se demander comment ces sociétés dépravées
n’ont pas pris plus tôt conscience de leur propre état et se sont laissées surprendre
par la révolution que tu connais et qui a abouti à notre monde. »
« Mais justement, ce qui paraît terrible dans cette période est de
voir à quel point les hommes étaient désorientés. Il était difficile à cette
époque de démêler les causes des conséquences. Par quoi commencer ? La
principale raison du déclin était-elle cette version dévoyée du libéralisme
économique dans laquelle ces sociétés se sont précipitées ? La confusion
des valeurs qui mettaient sur le même plan l’esprit démocratique et la suppression
de toute identité et de toute origine ? La montée des intolérances et des
fondamentalismes religieux dans des sociétés qui se voulaient policées et
civilisées ? L’extrême financiarisation des leviers de l’économie, au
détriment de l’entreprenariat ? Pendant cette période, il était très
difficile d’identifier les causes premières du déclin. Et l’on observait un
enchevêtrement de contraires, démocratie et confiscation oligarchique du
pouvoir, tolérance et fondamentalisme religieux ou idéologique, appel au
civisme et détournement des biens publics au profit de quelques-uns. Dès que
l’on commence une analyse que cette période, elle nous présente le visage
contraire de ce que l’on était en train d’identifier, en bien ou en mal.
Difficile dans ces conditions de trouver des explications. Même si la pure description
de la situation montre un déclin inexorable. »
« Oui cette confusion, ces faux semblants et cette coexistence des
contraires est bien le piège des sociétés en décadence, en même temps qu’elle
est leur signe certain », reprit M. Augustin. « Mais tout s’éclaire
lorsque l’on garde deux choses en tête. La première est que les sociétés en
déclin pratiquent le mensonge et l’hypocrisie à tous niveaux. Elles
reproduisent un discours, mais sans y croire un seul instant, elles sont dans
le règne du double langage.
La seconde est que ce que l’on croit être des contraires ne sont que les
reflets l’un de l’autre, comme l’est le double dans un miroir. L’homme qui se
voulait «civilisé» à cette époque pointait du doigt l’obscurantiste, le
barbare, le fondamentaliste, le violent. En réalité c’est sa propre image, son
propre reflet qu’il mettait en accusation. Le reflet de ses dévoiements, de sa
lâcheté, de sa cupidité, de sa bassesse, de sa cruauté, de sa capacité à
détruire l’autre.
Bien entendu, le reflet n’est pas une reproduction à l’identique, comme
l’est celle d’un miroir. Le fondamentaliste, c’est le portrait de Dorian Gray
de l’homme moderne de cette époque. Derrière un aspect policé et impeccable,
toutes les turpitudes et les dépravations sont accomplies. Et comme dans le « portrait » de Wilde,
c’est la peinture qui accumule toutes les stigmates de la dépravation, en lieu
et place de l’homme qui conserve une belle apparence. Le portrait est cependant
la fidèle image de ce qu’est cet homme intérieurement, comme les prédateurs
barbares de cette époque ne faisaient que refléter l’intérieur corrompu de
l’homme qui se voulait «civilisé» et disait les combattre. A chaque
détournement de fonds, à chaque arrangement entre amis, à chaque délit
d’initié, à chaque vol de la compétence et du courage des meilleurs,
répondaient une cicatrice de plus, un fou suicidaire ou d’horribles massacres
de civils, sans voir que l’un n’était que la traduction concrète de l’autre
dans la chair, lui répondant fidèlement. »
« Mais M. Augustin, ce jeu de miroirs n’identifie pas les causes. Il
permet de ne pas tomber dans le piège de repoussoirs qui justifient toutes les
turpitudes des faux civilisés, comme le font tous les idiots utiles. Cela ne me
dit cependant pas quelle est l’origine du déclin. »
« Oui Hector : la cause première est à trouver dans la nouvelle
sorte d’homme que cette société a tenté de créer, plus ou moins consciemment. »
« Un nouvel homme, comme les sociétés soviétiques ont tenté de
promouvoir « l’homo sovieticus » ? Mais je n’ai rien vu de tel
dans les sociétés post-libérales dont nous parlons. »
« Oh, l’intention n’était pas affichée. Mais consciemment ou
inconsciemment, c’est bien ce que l’idéologie diffuse de ces sociétés a tenté
de faire. »
« Mais à quoi ressemblait ce nouvel homme neo-libéral ? »
« En premier lieu, il devait gommer tout ce qui pouvait de près ou de
loin ressembler à une identité propre. Toute appartenance à une nation, à une
origine, à une lignée, voire à une identité sexuelle devait être niée. Ceci
pour deux raisons prétextes : l’affirmation de son identité était
considérée comme contraire à la tolérance, et d’autre part l’absence de frein à
la liberté devait permettre à tout moment de changer d’identité, de pouvoir
passer de l’une à l’autre comme quelqu’un qui papillonnerait sans jamais se
fixer. »
« L’identité contraire à la tolérance ? Mais M. Augustin c’est
ridicule ! Comment ont-ils pu croire cela ? Vous nous avez toujours
appris que c’est lorsque l’on est à l’aise dans sa propre identité, qu’elle est
affirmée avec force mais sans agressivité, que l’on devient justement ouvert
aux autres. Il faut avoir d’abord confiance en soi pour avoir confiance dans
les autres et les inviter à s’asseoir à notre table ! »
« Oui Hector, tout cela je n’ai cessé de te l’apprendre. Tu es
français et chrétien. Mais c’est parce que tu as appris et affirmé haut et fort
la tradition de la chevalerie chantée par Chrétien de Troyes que tu as pu
admirer le comportement chevaleresque de Saladin, ou celui des samouraïs. C’est
parce que tu as fait tien l’enseignement de Platon, que tu connais l’importance
de sa pensée pour la construction de la civilisation dont tu es issu, que tu as
su apprécier la beauté de Confucius, d’autant que ces deux grands philosophes
ont retrouvé des enseignements très semblables en matière politique. C’est
parce que tu as admiré nos grands navigateurs, Colomb, Magellan, Vasco de Gama,
que tu as pu te rendre compte de l’exploit des Maoris parcourant des milliers
de kilomètre en pirogue sur la mer océanienne. Que tu étais fier de voir
comment les civilisations antiques dont nous sommes issus ont développé les
mathématiques et l’astronomie au point de savoir prédire les éclipses, que tu
as pu saluer les Incas et les Chinois qui en avaient fait autant. Que tu
goûtais la saveur des contes de Perrault et de Grimm, ou l’art de nos anciens
baladins, pour découvrir et apprécier les griots du Mali. »
« C’est vraiment très curieux et très drôle d’opposer deux valeurs,
l’identité et la tolérance, tandis qu’elles sont indissociables, condition
l’une de l’autre. Ils n’avaient pas lu Freud, concernant le besoin de l’homme
de se différencier et d’affirmer son identité pour vivre en paix avec ses
semblables ? »
« Freud faisait partie du fonds revendiqué par ces sociétés, mais son
enseignement fut rapidement déformé pour le dériver en un relativisme et une
justification de toute forme de comportement. Du reste, Freud fut critiqué
comme penseur réactionnaire à cette époque, reconnu comme précurseur mais
rapidement relégué derrière quelques charlatans plus modernes faisant surtout
preuve d’un grand art de la mise en scène. »
« Et y eut-il d’autres de ces fausses oppositions dans lesquelles ces
sociétés ont trouvé intelligent de faire s’affronter des valeurs qui étaient
conditions l’une de l’autre ? »
« Oui, l’une de ces fausses dissociations était celle de la liberté et
de l’autorité. Ces sociétés avaient abandonné toute réflexion sur l’usage légitime
ou illégitime de la force. Elles avaient oublié que sans Léonidas et
Thémistocle, Socrate et son enseignement n’auraient jamais vu le jour. Liberté
et autorité légitime sont conditions l’une de l’autre. L’abolition de
l’autorité conduisit rapidement ces sociétés, comme cela est toujours le cas,
non à une plus grande liberté mais à un règne de prédateurs et de chefs de
clans. On vit se développer une extrême similitude entre des voyous en col
blanc qui avaient atteint le sommet de l’échelle politique et économique et les
chefs de gangs de banlieues devenues des zones de non-droit, une réalité que tu
ne peux pas même imaginer Hector, dans le monde dans lequel tu vis. »
« Mais M. Augustin, j’ai bien essayé de prendre l’indifférenciation
comme angle d’étude de ces sociétés. Celle d’homme éclatés, sans origine, sans
identité, sans lignée, sans liens familiaux, sans différence notable d’avec
leurs semblables parce que cela aurait pu les heurter. Mais j’ai reçu de plein
fouet l’une des contradictions qui rend l’analyse difficile. Cette période
avait le culte de l’excellence économique, de la performance dans l’entreprise.
Les hommes pouvaient se différencier sur ce critère, faire valoir qu’ils se
démarquaient sur telle ou telle qualité professionnelle. On peut contester que
cela reste le seul critère de différenciation. Mais cela va à l’encontre d’une
uniformisation des hommes, et cela pouvait donner un sens à leur action. »
« Hum, excellence dis-tu ? Si tu pousses plus loin l’analyse de
la façon dont les entreprises étaient organisées à cette époque, tu
t’apercevras que c’était bien plus une comédie et une mise en scène de
l’excellence qui prédominait. S’il y a un génie qu’il faut reconnaître à cette
époque, c’est celui de la communication, du jeu des faux-semblants et des
apparences. La libéralisation totale de l’économie a permis l’apparition d’un
jeu étrange : il était devenu plus profitable de récupérer le travail des
autres, surtout lorsque ceux-ci étaient meilleurs que soi, que de l’effectuer
soi-même. Dans l’organisation des grandes entreprises, c’était un jeu gagnant.
Ceci a modifié considérablement le profil de ceux qui se trouvaient à la tête
des leviers économiques. Une caste de profiteurs plutôt que de capitaine
d’industrie, d’hommes louvoyants et sans engagement qui devenaient clients de
leurs équipes plus que meneurs d’hommes, de professionnels de la défausse, de
la récupération du talent des autres.
Ces « dirigeants » passaient l’essentiel de leur temps en
communication et en manœuvre financière. Ils pouvaient ne rien savoir de
l’industrie et du métier dont ils avaient la charge, cela les préoccupait
d’ailleurs assez peu. Ils auraient pu appliquer leur étrange gouvernance à une
industrie automobile, aéronautique, bancaire ou de confection de savonnettes,
peu importe. Seuls les leviers de finance et de communication constituaient
leur activité.
Au-dessous d’eux, l’on promouvait des « managers », termes
générique et flou ne voulant plus dire grand-chose. Ces responsables
intermédiaires, directeurs ou chefs de départements, avaient généralement très
peu de compétences et étaient de ce fait complètement interchangeables. On se
targuait à l’époque de « science du management », « leadership »
et autres concepts flous pour justifier ces postes. L’encadrement intermédiaire
était maintenu volontairement dans des profils généralistes, car la compétence
était suspecte et faisait peur. Car comme tu le sais, le seul commandement
légitime des hommes est fondé sur la compétence dans son métier et l’engagement
direct auprès de ses équipes, en prenant pour soi les risques et décisions
difficiles. Ceux qui faisaient montre de ces qualités étaient généralement
promus dans le premier niveau hiérarchique afin d’exploiter au mieux leur
capacités, puis éliminés un peu plus tard, car leur seule existence risquait à
tout moment de démasquer l’usurpation des dirigeants, par l’exemple qu’elle
constituait.
Les managers généralistes étaient le niveau d’encadrement intermédiaire qui
permettait de faire tampon entre les dirigeants communico-financiers et leurs
équipes véritablement compétentes, qui les terrifiaient. Enfin, parce que les
véritables compétences et engagement faisaient peur, on avait tendance à les
externaliser très loin par des pratiques d’outsourcing / offshoring, ne gardant
aux sièges des grandes sociétés que des généralistes facilement manipulables,
n’ayant que peu de valeur réelle leur permettant de se défendre
individuellement. Ces sociétés n’avaient à la bouche que les termes
« d’excellence », « performance »,
« compétitivité », mais nivelaient dans les faits tout ce qui pouvait
démarquer un individu par sa valeur réelle : elles se contentaient d’en
récupérer les fruits.
De fait, les dirigeants de cette époque étaient à quelques exceptions près
de petits hommes pleins de bassesse, dont les principales capacités se
concentraient sur diverses manigances politiques. Tu le vois, même l’homo economicus
de cette époque était dépouillé de toute caractéristique saillante qui lui
aurait permis de se défendre. Un généraliste est facilement contrôlable et
manipulable, car il est possible de le menacer du remplacement par un autre.
Une compétence rare est une forme d’enracinement, d’individualité et d’esprit
d’indépendance, qui faisait peur à cette société voulant que tout soit fluide,
substituable, sans contrainte. La compétence rare, c’est la forme économique de
l’identité et de l’histoire d’un homme, tout ce dont cette société avait
horreur.
Tandis que le discours de la performance et de l’excellence abondait, l’on
voyait des dirigeants médiocres et incompétents émerger dans les niveaux de
décision économiques et politiques, trahissant la véritable nature de ces
sociétés. Tiens, par exemple il y eut deux présidents successifs qui dirigèrent
la république Française, d’une médiocrité et d’une incompétence à peine
croyable. Je ne t’en voudrais pas de ne pas t’en souvenir en examen d’histoire,
car ils font partie de ces petits hommes insignifiants que l’histoire a complètement
oubliés, comme la succession des présidents de la troisième république Française
qui se succédaient à grande vitesse. Un certain Nicolas Sarkozy et un certain
François Hollande. Cela ne te dit rien n’est-ce pas ? Seuls les
spécialistes en histoire contemporaine connaissent ces noms, au titre de
l’incroyable médiocrité qui a pu être portée au pouvoir, dans ces époques qui
se voulaient à la pointe de la performance. Je ne t’oblige pas à les retenir
bien entendu, ils ne sont plus qu’une connaissance très secondaire, une simple
anecdote révélatrice de cette triste période de décadence. Le plus amusant est
que ces petits hommes insignifiants étaient boursouflés de suffisance,
persuadés de leur grande importance, alors que l’histoire les a totalement
oubliés.»
« Mais Monsieur ce n’est pas possible, une telle société se serait
effondrée par manque de performance économique. »
« Tu as raison, mais l’effondrement ne s’est pas produit tout de
suite. Quoique ses signes avant-coureurs se soient manifestés très tôt. Tu peux
maintenir un tel système inique mais raisonnablement efficace pendant très
longtemps : tant que l’engagement et la valeur des meilleurs sont
récupérés par une caste parasite, le système fonctionne assez longtemps, car la
valeur réelle produite finit par bénéficier à l’ensemble de la société, même si
celle-ci n’a plus rien d’une méritocratie. Toutes les mafias du monde sont
fondées sur un tel système. »
« Que cette volonté soit consciente ou inconsciente, je ne vois pas
l’intérêt de maintenir ainsi une telle société d’êtres déracinés,
interchangeables, sans histoire, sans mémoire, sans famille et sans identité
saillante. Il n’y a rien d’attractif dans un tel état, rien qui attise une
volonté ou un désir. »
« Parce que tu raisonnes sainement Hector. Mais pour des personnalités
déviantes, cet état est au contraire très attractif, car il permet tous les
abus. Il faut bien comprendre que ces sociétés étaient fondées sur le
consumérisme. Mais ce que les consommateurs ne voyaient pas pour la plupart,
est qu’ils étaient eux aussi un produit de consommation. Jouer le jeu de la
société consumériste, c’est accepter soi-même de devenir un objet de
consommation à dévorer.
Déracine un homme, coupe le de tous ses liens familiaux, historiques,
personnels. Déstabilise-le en le faisant douter de son identité, des compétences
qu’il maîtrise, même de son identité sexuelle. Il deviendra une proie facile à
tous les abus de pouvoir, à toutes les prédations, tous les viols de sa
personne. C’est cela qui fascinait et attirait les classes dirigeantes de cette
époque. Entretenir les hommes dans cet état, c’était en faire un vivier
facilement consommable de prédation, financière, intellectuelle, émotionnelle,
voire sexuelle. A cette époque, les classes dirigeantes fourmillaient de
scandales de corruption, de détournements de fonds, de délits d’initiés, voire
de prostitution, de viols et de pédophilie.
Les hommes étaient volontairement entretenus dans cet état de vulnérabilité
et de doute pour être un stock de chair facilement disponible et immédiatement
consommable pour le plaisir des puissants. Ces mêmes puissants n’avaient à la
bouche que les termes de « société ouverte »,
« démocratie », « tolérance », « état de droit »,
mimaient avec une précision confondante la dignité et l’esprit civique, puis
une fois passé le pas de la porte de l’assemblée ou de la tribune publique, se
livraient aux pires perversions. Tu raisonnes sainement Hector, tu as donc un
sentiment de puissance quand tu maîtrises ton sujet et que tu t’environnes de
personnes qui le maîtrisent également, avec lesquelles tu peux joyeusement
croiser le fer. Mais pour des personnalités perverties, le sentiment de
puissance est obtenu par la dissymétrie, en écrasant un sujet faible et
vulnérable, en le maintenant sous sa dépendance.
Des psychologues de talent avaient identifié le danger, et furent les
précurseurs de la révolution qui allaient s’en suivre. Car le danger porte un
nom : « pervers narcissique », qui était le tempérament de toute
la classe dirigeante de cette époque, qui s’était peu à peu substituée à des
dirigeants dignes de ce nom. Des personnes qui ne vivent que dans la
consommation des autres, dans leur maintien dans une dépendance totale à eux.
Ces traits étaient patents dans ce qui s’appelait l’activité
« humanitaire » à cette époque. Contrairement à la nôtre, certains
pays vivaient dans un seuil de pauvreté scandaleusement bas. Des personnes
venant de pays aisés offraient leur aide, selon un discours humaniste
d’entraide et de solidarité. Certaines étaient sincères. Mais d’autres étaient
attirées par l’humanitaire pour de très mauvaises raisons. Cette activité
permettait de les mettre en contact avec des personnes en état de
vulnérabilité, qui leur seraient ensuite redevables de leur aide. Des proies
idéales pour les caractères de pervers narcissiques, qui voyaient là
l’opportunité d’exercer une toute puissance.
C’étaient souvent parmi des caractères de généreux humanistes, aux
convictions socialistes d’ouverture et de tolérance, que l’on voyait par la
suite des situations d’esclavage moderne, de filles séquestrées dans leur
appartement, corvéables à merci, privées de passeport, éventuellement réduites
en esclavage sexuel. L’attitude « cool », ouverte et sans règles de
cette génération a attiré aussi tous les prédateurs, qui voyaient dans
l’humanitaire une zone trouble, une situation de vulnérabilité et de désarroi,
leur permettant l’assouvissement de leur véritable instinct : la prédation
et le pouvoir total sur d’autres êtres. La société post-libérale, c’est la
généralisation de cette situation de vulnérabilité et de précarité propre aux
pays pauvres, à la totalité de la société. Afin que celle-ci serve de stock
d’humains consommables et disponibles, suffisamment désorientés et coupés de
toute protection personnelle et collective pour faire l’objet de toutes les
prédations. »
« Mais un tel état ne pouvait subsister longtemps. Je ne comprends pas
comment cette période de lente déliquescence a pu perdurer presque un siècle
entier. L’humanité a été faite aussi de trésors de richesse dans les arts, les
sciences, la philosophie, qui incitaient à rechercher du sens dans ce qu’elle
faisait. Je ne vois pas comment une société aussi vide de sens a pu demeurer
aussi longtemps, sans être renversée par la révolte ou par d’autres sociétés
poussées par des moteurs plus authentiques. »
« Oui, c’est une véritable interrogation. Mais tu peux observer que ce
que ces sociétés mettaient en place était un mécanisme exactement similaire à
celui des sectes. La première chose qu’une secte fait pour enrôler un individu,
est de le convaincre de se dépouiller de toutes ses attaches : liens
familiaux, amis, attachements et goûts personnels, motifs de fierté et
d’identité. Une secte cherche à profondément déstabiliser et désorienter ses
proies, pour mieux les contrôler par la suite. Elle emploie ensuite
collectivement les mêmes méthodes que celles des pervers narcissiques :
sur des individus déracinés, elle alterne le dénigrement et le rabaissement
avec des valorisations artificielles et encouragements, pour maintenir encore
un peu en vie leur proie jusqu’à les absorber complètement, jusqu’à la moelle.
La société post-libérale a généralisé ces méthodes de conditionnement à
l’ensemble de la société. Elle a mis également en place un jeu stupide et assez
pauvre mais fascinant, tel un jeu vidéo addictif : celui de faire le plus
haut score sur une échelle unique, celle de la promotion sociale dans leur
monde. Mais à ce jeu, seuls deux choix existent. Soit faire partie des castes
supérieures, et pour cela « réussir » dans leur mode très particulier
d’excellence, c’est-à-dire apprendre à tricher, s’approprier le travail
d’autrui, envoyer d’autres prendre les risques, puis finalement considérer les
autres comme un chair disponible à sa consommation et à son contrôle. Soit tenter
de surnager parmi ceux qui sont promis à être des objets de consommation, que
l’on videra le temps venu de leur substance.
Tout ce qui faisait la véritable valeur, l’engagement, la prise
d’initiative, la rigueur et la maîtrise d’un sujet, étaient vantés en apparence
dans le discours, craints en réalité comme démasquant l’usurpation, finalement
récupérés et consommés par les castes voraces, comme n’importe quel autre bien.
Ce jeu à une dimension a pu perdurer assez longtemps, car une communication efficace
a continué de faire croire que son échelle était celle du mérite. Même plein de
vacuité, la tentation de faire un haut score pour éprouver ce que l’on vaut
était toujours grande, hypnotique pour le plus grand nombre. C’est pour cette
raison que les hommes ont laissé aussi longtemps une telle société
perdurer : elle instrumentait leurs rêves légitimes d’accomplissement de
soi, mais les plaçait et les rabaissait sur une échelle marchande, faisant de
leurs rêves et de leur être un produit de consommation pour ceux qui avaient
compris comment tirer parti du système. »
« Mais d’où est venue la révolte, le changement de société. Ce que
vous me décrivez est redoutable : une société vide et stupide, mais un
piège efficace et très difficile à desserrer. D’autant plus difficile que les
moyens de subsistance de chacun étaient étroitement liés à l’allégeance à ce
système, plus encore que dans des sociétés réputées plus archaïques, car les
moyens de résister en communauté étaient systématiquement sapés. »
« Les premiers signes de la révolte sont venus des jeunes générations.
Elles ont été vertement critiquées au départ comme cyniques, sans but,
violentes, vivant dans l’instant. En réalité, leur inquiétude permanente ne
faisait que pointer du doigt la nature réelle de la société. Car
inconsciemment, les enfants savent très bien décrypter les doubles discours,
démasquer les hypocrisies. Ils comprenaient très bien qu’ils vivaient dans une
société ultra-violente, prédatrice, vorace, inique, derrière ses allures de
respectabilité. Ils voyaient parfaitement que la véritable règle du jeu n’était
pas celle qu’on leur enseignait. Que ceux qui auraient dû montrer l’exemple,
derrière un vernis et un discours digne, s’empressaient de faire le contraire
exact de ce qu’ils prônaient.
Les enfants devenaient de plus en plus difficiles à tenir. Les cas de
violence à l’école, de cruauté entre eux se multipliaient. Car ils savaient que
telle était la règle. Plus le discours de tolérance et de permissivité était
tenu, plus la violence extrême se répandait, tant qu’une autorité authentique
ne venait pas la barrer. Ils voyaient bien que le petit caïd de leur quartier
faisant fortune par de la drogue ou du marchandage humain ressemblait comme
deux gouttes d’eau au notable soi-disant respectable. Que la véritable règle du
jeu dans la société dite « humaniste », était bien celle de la loi du
plus fort.
Des fous ultra-violents se réclamant de l’Islam commettaient de terribles
exactions sous le nom « d’état islamique ». Le portrait de Dorian Gray
fonctionnait à plein : les barbares monstrueux étaient en apparence
l’opposé exact des dirigeants à l’allure respectable et policée qui
gouvernaient le monde post-libéral, mais en réalité le reflet exact de leur
intérieur, de leur âme. La prédation, consommation et destruction des faibles
et des vulnérables était leur structure mentale commune. Par des coïncidences
ironiques, on apprenait que des lords de Westminster avaient détruit des vies
d’enfant dans une prédation pédophile mortellement organisée, quelques semaines
avant la révélation de massacres d’enfants par les fous intégristes.
L’intérieur des classes dirigeantes, leur conscience profonde, apparaissait
de plus en plus clairement. Car les enfants ont le génie particulier de très
bien voir les portraits de Dorian Gray. Pour eux, la peinture de l’âme ne reste
pas dans la pièce secrète du roman de Wilde, la révélation se fait beaucoup
plus rapidement. Ceux qui voyaient avec horreur le comportement de leur
progéniture finirent par comprendre que plutôt que de les considérer comme des
monstres, il fallait admettre qu’ils ne faisaient que renvoyer à la société son
véritable visage.
Ensuite, la deuxième vague est apparue, celle des hommes libres et
indépendants. Le mécanisme de prédation et de domination que je t’ai décrit est
un comportement éthologique bien connu, celui d’un chercheur en biologie nommé
Didier Desor. Son expérience sur les rats a mis en évidence des comportements
de pervers narcissiques exploiteurs et de producteurs courageux et exploités. Cette
expérience semble décourageante, car si ces tendances sont déjà ancrées dans le
comportement animal, dès l’espèce des rats, il semble difficile de se défaire
de cet atavisme.
Sauf que l’expérience de Desor a fait émerger un rat du troisième type, un
troisième homme. L’indépendant capable de produire de la valeur réelle, mais
également suffisamment fort pour ne pas se laisser déposséder par la caste des
profiteurs. L’expérience de Desor prouve cependant que l’indépendant le paye au
prix d’une forme d’exil : la société principale des rats reste celle du
mécanisme pervers des sociétés néo-libérales, l’indépendant doit en sortir et
ne pas rentrer dans son jeu pour se préserver.
A cette époque l’un de mes lointains ancêtres a eu l’idée de créer de
petits villages d’indépendants, sur le modèle des cités Grecques, ou des
phalanstères de Charles Fourier. L’on y cultivait l’indépendance de la pensée,
l’excellence dans cinq disciplines bien choisies de travail de l’esprit et du
corps, l’amour gratuit de la connaissance ou de la production de bien concrets.
Ces sociétés étaient formées de membres extrêmement soudés et solidaires, aussi
étroitement serrés qu’une phalange spartiate. L’individualité de chacun y était
respectée, ces expériences ayant souvent failli par un collectivisme exagéré.
Un système très précis de reconnaissance du travail de chacun et de contrôle de
la propriété intellectuelle était mis en place, afin de concilier les
aspirations personnelles et collectives. La liberté d’esprit et le dévouement
voire le sacrifice pour la communauté y étaient cultivés, non comme deux
contraires à concilier mais comme les deux conditions indispensables de
l’indépendance et de la liberté véritables.
Ces sociétés prirent un animal en étendard : l’Orque épaulard. Un
animal conciliant une très grande sensibilité et un très haut niveau de
communication sociale avec une puissance respectée de tous. Egalement, parce
que l’organisation sociale de l’orque en tant qu’animal vient à contre-courant
de tous les préjugés éthologiques menant au darwinisme social. Il rétablit le
véritable darwinisme, nous apprenant à embrasser toute la diversité du vivant
et à réfléchir à ce qui constitue la véritable force, plutôt qu’un enseignement
de la loi du plus fort au profit de minables seigneurs de la guerre. Enfin,
l’orque est un animal très fin mais capable si nécessaire d’éventrer un grand
requin blanc de 4 mètres, afin que les requins du monde économique et
politiques soient prévenus : ils n’auraient pas affaire à des faibles,
geignards et revendicatifs, mais à des hommes d’élite, exercés au plus haut
point dans les sciences, les arts et le combat.
Les sociétés de l’Orque étaient pacifiques bien entendu, bien que - et je
devrais dire parce que - elles pratiquaient les arts martiaux au plus haut
niveau. Elles ne revendiquaient rien ni n’émettaient de critiques
particulières, elles marquaient simplement qu’elles ne voulaient plus rien
avoir en commun avec le monde post-libéral. Le problème est que leur seule
existence devint rapidement insupportable aux dirigeants des sociétés dépravées
de l’époque. Bien plus fortement que par les mots, l’exemple de ces hommes très
déterminés mais sobres et modestes, entreprenants et plein d’initiative mais
travaillant sans cesse pour le bien commun, cultivant un art désintéressé de
leurs disciplines, révélait jour après jour l’imposture des dirigeants
institutionnels. Car pour un dirigeant dévoyé, l’insulte ne consiste pas à lui
reprocher d’être dur et cynique, cela ne le fait que renforcer dans son
orgueil. Ce qui le blesse vraiment, est de dévoiler sa nature minable, sa
lâcheté, son incompétence, sa seule présence dans les petites combinaisons.
Un grand auteur Italien, encore lu de nos jours, démonta ainsi le mécanisme
de toutes les mafias. Il vivait sans cesse pourchassé, sous le coup de
« contrats » lancés par des associations maffieuses furieuses contre
lui. Des dizaines de livres avaient pourtant été écrits auparavant sur la
mafia. Mais celui-ci ne faisait aucune concession quant aux légendes qui
finissent par conférer du prestige aux « honorables sociétés ». Les
ayant vécues de l’intérieur, il en dévoilait crûment la bassesse, les combines
minables, la veulerie de leurs rouages de commandement, derrière des postures d’endurcis.
Ceci ne lui fut jamais pardonné, tout comme les sociétés de l’orque rendirent
furieux les dirigeants de l’époque, sans discours ni sans acte, par la seule
force du contre-exemple. Le pire qu’il puisse arriver à un imposteur, est de
blesser mortellement son narcissisme en révélant qu’il n’est rien, en montrant
que la reconnaissance et l’allégeance qu’il a pu obtenir ne l’ont été que sur
des bases falsifiées, de menace, de terreur, non d’estime libre à l’égard de
quelqu’un qui le mérite.
Vers 2045, les dirigeants post-libéraux cherchèrent à faire disparaître les
sociétés de l’Orque, par tous les moyens. Ils en vinrent même à fabriquer des
délits de toute pièce, afin d’user contre elles de la force publique. Ils ne
savaient pas ce qu’ils avaient enclenché. Les Orques étaient des hommes
parfaitement calmes et déterminés au combat. Par ailleurs, l’inversion des
valeurs se retourna contre la société post-libérale. La production de code
informatique y avait toujours été considérée comme une activité de bas niveau,
réservée à des « techniciens », ce qui est péjoratif dans le langage
libéral, car réservée à la caste de « ceux qui font » jugée
inférieure à « ceux qui font faire ». Cœur d’une compétence extrême,
les programmeurs de haut niveau pensent plus loin, plus vite et plus fort que
quiconque. Loin de l’image de « geeks » incultes, les programmeurs de
haut niveau sa savent issus de la lignée d’Aristote, Abélard, Saint-Thomas
d’Aquin, Leibniz, Pascal et plus proche de nous de Bertrand Russell,
Wittgenstein, Gödel et Turing. Ils possèdent à la fois une théorie qui touche
au cœur de ce que sont la pensée et le langage, et une pratique qui en fait des
hommes d’action, capable de mettre leurs idées à exécution très rapidement.
Imagine ce dont sont capables une cinquantaine de tels hommes avec quelques
ordinateurs bien équipés, en étant soudés entre eux, concentrés ensemble sur un
seul objectif.
Face à eux, les tenants de l’entreprise post-libérale, les représentants de
« l’efficience » et de la « performance », commençaient à souffrir
de leurs très mauvais penchants. Par l’habitude pervertie de s’accaparer le
travail des autres, ils démarraient toute action et toute entreprise non dans
le but d’atteindre l’objectif, mais de faire commencer d’autres qu’eux pour en
récupérer ensuite le résultat. Pour chaque action à effectuer, ils passaient
90% de leur temps et de leur énergie à se faire valoir plutôt que d’agir. Le
culte des « winners » et « losers » leur faisait perdre la
vraie force, celle si bien décrite par Kipling : « si tu peux rencontrer Triomphe après
Défaite, et recevoir ces deux menteurs d’un même front … ». Enfin,
tout ce que leur demandait leur hiérarchie était soumis à la négociation d’une
contrepartie intéressée en échange, comme le font tous les systèmes pris par le
clientélisme.
Au bout de quelques décennies de ce type de comportement, le paysage
économique était celui d’une caste supérieure de parasites dans les activités
de siège, obnubilés par le fait de ne faire aucune action concrète qui les
auraient rangés dans la classe inférieure, mais d’être du côté de ceux qui font
faire. Et d’agir sur des exécutants renâclant de plus en plus à la tâche, même
sous les pires menaces, ayant mis en place des mécanismes de défense passive et
de masquage de l’information face à cette « élite dévoyée ». Une
mesure obsessionnelle des performances et des résultats financiers avaient
abouti non à l’efficacité, mais à jouer des numéros de théâtre pour paraître et
se hausser du col : la dictature des indicateurs finit par pervertir tous
les comportements et les rendre caricaturaux, serviles et obséquieux, au
détriment de l’action réelle.
Un tel centre de commandement était d’une terrible inefficacité face aux
équipes de choc d’Orques, performantes et ultra-soudées, ne perdant aucun temps
à de tels jeux. Tout comme les 300 spartiates de Léonidas purent tenir tête à
des centaines de milliers de Perses, civilisation « avancée » qui
croulait sous l’avidité, les richesses corruptrices, l’imposture de Satrapes
incompétents.
L’armée qui était le dernier refuge des valeurs de sacrifice de soi,
d’abnégation et de courage, ne suivit pas ses dirigeants. Se battre et se
sacrifier non pour de vrais chefs mais pour de lâches courtisans ? Les
valeurs martiales et l’authenticité des sociétés de l’Orque les rapprochèrent
naturellement des forces militaires, dont une grande majorité se rallièrent à
elles.
Enfin, nombre de scientifiques de premier plan s’étaient également ralliés
aux cités de l’Orque. La recherche désintéressée de la connaissance et un mode
de travail tendu vers la maîtrise de sa discipline les firent critiquer de plus
en plus acerbement une société consumériste, tournée vers les apparences, ne
récompensant plus que la communication bruyante de soi. Quelques précurseurs
formés dans les meilleurs creusets de cette conception des sciences avaient
déjà bien avant publié de telles critiques lucides de leur société. L’un de ces
livres s’intitulait « Vivre et penser comme des porcs », un titre qui
résume de façon concise l’essentiel de la société post-libérale. Associés aux
informaticiens et logiciens de premier plan dont je t’ai parlé, les sociétés de
l’Orque mirent au point les armes que tu connais pour se défendre. La
révolution fut du reste peu sanglante : privée de la plupart de ses forces
armées qui refusaient de se sacrifier pour des corrompus, la société
post-libérale tomba presque d’elle-même, et ses dirigeants, presque soulagés de
voir leur imposture enfin dévoilée, signèrent l’abdication de 2051 qui ouvrit
la voie à notre monde. »
« La suite je la connais bien », reprit Hector. « Les
fondamentalismes religieux, le portrait de Dorian Gray des sociétés modernes,
qui révélaient leurs véritables pulsions intérieures, disparurent aussi. Dans
notre monde, il est inimaginable de ne pas respecter scrupuleusement la loi du
pays dans lequel on se trouve, qui a préséance sur toute loi religieuse. Il faut
dire que l’intransigeance de la justice est totale en cas de violation de cette
règle. Par ailleurs, chaque pays annonce la couleur concernant ses origines et
la culture dont il est issu : la France est terre chrétienne. Chaque pays
possède sa loi et sa culture dominante, puisées dans sa mémoire. L’enseignement
porte haut l’identité du pays, mais apprend également les motifs de fierté des
autres cultures. Ainsi les jeunes musulmans de France apprirent, car on ne leur
enseignait que rarement, que leur culture avait fait la course en tête de la
civilisation pendant plus de 3 siècles au moyen-âge, que mathématiciens,
philosophes et artistes de premier plan se concentraient dans leurs pays
d’influence à cette époque. Ils redécouvrirent la science d’Avicenne, les
finesses d’Ibn Rushd comme l’un des plus grands commentateurs d’Aristote, la
beauté du califat de Cordoue, l’étymologie du mot « algorithme », le
courage et la magnanimité de Saladin. Décomplexés de toute forme de sentiment
d’infériorité, sentant leur lignée et leur identité respectées, débarrassés de
tout sentiment revanchard, les jeunes musulmans respectaient d’autant plus la
loi et l’identité françaises qu’ils savaient la leur reconnue. Certains
créèrent d’ailleurs « les compagnons de Saladin et d’Ibn-Rushd »,
groupes qui allèrent combattre directement les fondamentalistes, lassés de voir
leur religion défigurée et discréditée par de tels imbéciles. Ils eurent
rapidement le dessus : les djihadistes révélèrent leur nature de lâches
dès lors qu’ils étaient confrontés à de véritables combattants.
Il ne viendrait jamais non
plus à l’idée d’un français de notre monde de contester les lois et la culture des
pays d’héritage musulman. Chacun est maître chez soi, ce qui permet à chacun
d’être à nouveau ouvert aux autres et d’accueillir véritablement les cultures
différentes. Comme le faisaient d’ailleurs, les cités Grecques. Fortes dans
leur identité et implacables sur leurs lois, mais bien plus pluri-culturelles
que le bouillon des sociétés néo-libérales, en apparence tolérant mais en
définitive ne respectant aucune culture, à commencer par celle de leurs pays
d’origine. »
« Oui Hector, l’antidote à cette sinistre période fut la parole
évangélique : « Vous êtes le
sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on?
Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. »
La société néo-libérale avait horreur du sel, et chercha à lui faire perdre
toute saveur. Demeure toujours Hector, un grain de sel bien dur et bien savoureux. »
Hector salua et remercia M. Augustin. Il goûta un instant la douceur du
soir d’été qui tombait sur la cité. Le ronronnement de l’usine d’anti-matière,
merveille technologique qui mettait son monde à l’abri de toute pénurie
énergétique, faisant écho aux étoiles, à son enseignement d’astronomie qui le
rapprochait du firmament Grec. Il songea à ce qui faisait la fragilité de la
démocratie, de la république, des lois, dès lors qu’une faille attisait les mauvais
instincts de l’homme. Il rentra dans la nuit veloutée,
chaude et bleue en chérissant son monde.
Plein de choses justes sur l'analyse de notre époque. Mais pourquoi parler de "société post-libérale" ? La situation actuelle est l'aboutissement de la pensée libérale, qui tendait dès l'origine vers une société qui ne soit que la juxtaposition d'individus, individus célébrés comme des monades mais qui sont ne sont en fait que des esclaves à cause des limites imposées tout de suite par l'autre et par l'État (art. 4 de la Déclaration des droits de l'homme).
RépondreSupprimerCet individu a été prophétisé par Molière avec son Dom Juan, matérialiste qui se teinte de scientisme et se croit libre, mais n'est libre en fait que de s'asservir à ses désirs.
D'autre part, contraindre par "l’intransigeance de la justice" à "respecter scrupuleusement la loi du pays dans lequel on se trouve, qui a préséance sur toute loi religieuse", est la définition d'une tyrannie ou d'un totalitarisme. Sa conscience propre est le seul maître d'un homme libre. Sa conscience et non ses désirs ou une loi. Relisez saint Paul.
Mgr Romero a été assassiné par son gouvernement et par la CIA le lendemain du jour où il avait dit : « Un soldat n'est pas pas obligé d'obéir à un ordre qui va contre la loi de Dieu. Une loi immorale, personne ne doit la respecter. Il est temps de revenir à votre conscience et d'obéir à votre conscience plutôt qu'à l'ordre du péché. Au nom de Dieu, au nom de ce peuple souffrant, dont les lamentations montent jusqu'au ciel et sont chaque jour plus fortes, je vous prie, je vous supplie, je vous l'ordonne, au nom de Dieu : Arrêtez la répression ! »
Guadet
J'ai décroché à "nier l'identité sexuelle" ; mon dieu ! cette erreur dans sous la plume de gens qui prétendent lutter contre la décadence !
RépondreSupprimerNe pas comprendre le discour de l'autre (et j'ai pas dit être d'accord), c'est une forme de décadence.
C'est le premier pas de la fin de la démocratie, quand on est incapable d'entendre des idées différentes !
@ Abd_Salam
SupprimerVous n'avez jamais eu entre les mains les outils pédagogiques en usage ? Comme celui de papa ours et maman ours où toutes les différences sont gommées, où il n'y a plus de sexe et plus de différence sexuelle ?
Ne pas vouloir lire ni écouter le discours de l'autre au premier point de désaccord, comme vous le faites, qu'est-ce que c'est ?