vendredi 6 février 2015

Les 10 commandements du postmodernisme (3/10) : Le rapport à l’Autre, tu pourras vénérer toutes les idoles de ton choix, pourvu que tu adores le Dieu suprême, le Marché ! (billet invité)

Billet invité de l’œil de Brutus




Suite des recensions sur l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché (Denoël 2007)

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Depuis la Renaissance, les hommes ont progressivement exclu Dieu d’à peu près tous les champs sociaux : Machiavel l’a sorti de la politique, Newton de la physique, Kant de la métaphysique, Darwin de la question de l’apparition de l’homme, Freud de nos rêves et de nos passions et Nietzsche d’a peu près tout (pages 108-109). Or, à l’inverse, on peut constater que plus l’homme sort de la religion, plus il a besoin de Dieu (page 109) ! C’est qu’en fait Dieu n’a pas cessé d’exister : « Dieu existe au moins dans la tête des hommes » (page 110). Nietzsche ne disait d’ailleurs rien de moins : « Dieu est mort ; mais à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre. Et nous, il nous faudra encore vaincre son ombre ! » (page 110).

Dany-Robert Dufour (DRD) part alors de l’hypothèse de néoténie. L’homme nait incomplet : ses cloisons cardiaques ne sont pas fermées, son système nerveux pyramidal est immature à la naissance, tout comme ses alvéoles pulmonaires et sa boîte crânienne. On relève de même, à la naissance, l’absence de système pileux et de dents de lait. La phase de maternage est donc extrêmement longue et, en outre, son développement sexuel ne se fait qu’en deux temps (page 112). Cet énorme déficit initial (par rapport aux autres enfants) est alors compensé par la culture et le besoin de se donner des êtres surnaturels (page113) : le Grand Sujet qui, contrairement à lui, est autofondé, complet et disposant immédiatement de son aséité. Aussi, « la religion n’est pas seulement une maladie infantile, mais surtout une maladie constitutive de l’homme » (page 114). Or, l’art, sous toutes ses formes, a initialement – et uniquement – servi à représenter et/ou rendre hommage au Grand Sujet. L’art est ainsi le lieu de la relation de l’homme au Grand Sujet (page 114). C’est ce qu’avançait Aristote : « l’art ou bien imite la nature ou bien la complète dans ce qu’elle ne pouvait pas accomplir » (page 115).

L’homme, pour compléter son incomplétude, aurait ainsi un besoin vital de référence à un Absolu qui le dépasse (et le complète !) : Totem, Nature, Cosmos, Esprits, Dieu unique, Peuple, Race, Prolétariat, etc. (page 118-119). L’athéisme parfait est donc un leurre : « il leur arrive même de croire qu’ils sont de parfaits athées parce qu’ils ont tué le dieu précédent, mais c’est simplement qu’ils ne savent pas encore qu’ils viennent d’en installer un nouveau qu’ils se préparent à adorer. » (page 118). L’homme ne se révolte contre un dieu que pour mieux venir se prosterner devant un autre dieu qui prend sa place. Max Weber faisait ainsi de l’histoire humaine une « guerre des dieux ». « L’homme veut du maître – ne serait-ce que pour s’en plaindre » (page 119). Freud appelait ainsi hystérie cette tendance à vouloir d’un maître pour s’en plaindre. L’histoire (ou même « l’hystoire » selon le néologisme de Lacan) ne consisterait qu’à vouloir en changer (page 119). Ce n’est pas vraiment « le roi est mort, vive le roi ! » mais « Dieu est mort, vive dieu ! » (page 120).

Pour revenir aux réflexions sur le Marché, Adam Smith, qui fut aussi théologien, n’a fait que créer une nouvelle religion (page 123). « Le Marché présente en effet les attributs mêmes de la divinité : il possède l’omnipotence pourvu qu’on le laisse vraiment jouer et il se présente comme le lieu même de la vérité – on dit même que le Marché serait la seule vraie réalité dans le monde de fiction des hommes » (page 125)[i]. Toutefois la religion du Marché pose un problème : elle ne propose pas de solution à la néoténie en proposant un dieu sans passé, sans avenir, sans Grand récit[ii]. « Le Marché, ce dieu postmoderne appliqué à ne pas fournir de l’origine, est pour cette raison même capable de concentrer sur lui la haine des dieux qui échappent encore à son influence. Certes, le monde est en voie de globalisation, mais il existe encore de vastes zones prémodernes. Entre ces deux zones pré- et postmodernes, c’est à une nouvelle guerre de religions que nous assistons. Les religions prémodernes savent bien que si elles ne réussissent pas à détruire par tous les moyens possibles le Marché, c’est le Marché qui les détruira. On assiste donc à une radicalisation des religions prémodernes au titre desquelles il faut notamment compter ces pans de l’Islam prêts à en découdre avec le Marché et ses incarnations (la société occidentale, les multinationales, etc.) (page 132).  Nous ne sommes donc plus sans Dieu, mais avec « un peu trop de dieux se livrant à des guerres épouvantables » (page 133). Certains parviennent d’ailleurs à un formidable recyclage : le marxisme-léninisme chinois, par exemple, se muant en « market-léninisme ». Néanmoins, le Marché ne peut qu’échouer car il laisse l’homme sans réponse face au questionnement essentiel et primordial de son origine (page 133). Aussi s’emploie-t-il à fournir des ersatz comme avec le New Age bouddhiste, le néoévangélisme, certains intégrismes ou fondamentalismes apparaissant hors de leurs milieux d’origine. Mais ces religions relookées ne servent que de « béquille au Marché » (page 134) dans une dichotomie simpliste : le Marché pour les choses sérieuses et une néoreligion pour les névrosés qui ne parviennent pas à s’en contenter. Dans tous les cas, le besoin des hommes pour l’infini et l’Absolu est réduit à la portion congrue (page 135).


A suivre, le 4e commandement : Le rapport au transcendental : tu ne fabriqueras pas de Kant-à-soi visant à te soustraire à la mise en troupeau.




[i] On peut mettre ces réflexions en parallèle avec celles d’Henri Hude sur le panthéisme libéral-libertaire.
[ii] A partir de là, les proclamations liées à la « fin de l’histoire » de certains penseurs libéraux trouvent également tout leur sens.

1 commentaire:

  1. Intéressant, même si on ne peut pas s'empêcher, comme le veut la mode, de s'en prendre aux religions : « la religion n’est pas seulement une maladie infantile, mais surtout une maladie constitutive de l’homme ».
    ll suffirait pourtant de remplacer le mot "religion" par le mot "idolâtrie" pour se rendre compte que Dany-Robert Dufour ne fait que reprendre l'analyse judéo-chrétienne déjà développée dans la Bible.
    Le fait même de voir les religions comme "infantiles" dénote ce qu'on a toujours connu sous le terme "d'esprit fort", c'est-à-dire de personnes se mettant elles-mêmes à la place de Dieu pour se permettre de juger les autres comme des inférieurs. Savoir apprécier les sagesses qui ne sont pas la sienne devrait pourtant passer pour une plus grande preuve d'ouverture et d'intelligence que de les mépriser.

    Guadet

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