Billet invité de l’œil de Brutus
Suite des recensions
sur l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché (Denoël 2007)
Pour illustrer ce chapitre,
Dany-Robert Dufour s’appuie sur le rap, en particulier un titre du groupe
Lunatic : « Le crime paie ».
A la simple lecture de ces paroles (page 302), on constate comment le rap, ou
du moins une partie du rap, colle à l’idéologie marchande libérale, à
l’égoïsme, au culte de l’argent, à la fin qui justifie tous les moyens, à
l’anomie éthique et morale et au dénuement complet du surmoi. Leur seule morale est exactement la
même que celle des hedge funds :
le gain maximal, en indifférence complète des dégâts que cela peut causer et en
l’absence totale de remords (même si publiquement on peut toujours affecter
d’en avoir : cela fait monter les ventes ; ainsi de Joey Starr
vendant 30€ des tee-shirts soit disant au bénéfice d’AIDES, cette association
touchant 2€ par tee-shirts on se demande où vont les 28€ restants … ) (page
304). En pratique, Booba et Ali ne font que vanter les « vertus » du
libéralisme et confirment bien que les activités criminelles sont entièrement
compatibles avec « l’éthique » du capitalisme (page 306).
Dans le domaine de la délinquance, on reprend alors la même
rhétorique sur l’individu : puisqu’il est absolument libre, s’il est
délinquant c’est que cela est intrinsèquement en lui, le comportement social
procédant de codes inscrits dans la nature, et on vient alors à rechercher les
futurs délinquants au berceau. Ceci, comme pour la grammaire (voir chapitre
précédent), permet également d’éluder tout débat, notamment sur l’environnement
et l’éducation (page 313).
C’est ainsi que l’on peut
constater que le développement des sciences
cognitives s’est réalisé conjointement avec celui du libéralisme. Puisqu’on
ne peut plus compter sur les institutions pour canaliser les passions des
individus, il faut s’intéresser à une supposée nature des individus, « c’est pourquoi le libéralisme ne
peut, au fil de son expansion, que retrouver les gestes totalitaires procédant d’une volonté de contrôle direct des corps. »
(page 314).
Dany-Robert Dufour s’intéresse
ensuite à la manière dont le libéralisme a fait évoluer le rapport de la loi au contrat. Le droit français, issu
du droit romano-germanique, effectue une distinction très nette entre droit public
et droit privé, la loi étant construite autour d’un corps de propositions
générales, de manière opposée aux normes anglo-saxonnes qui s’appuient sur la
jurisprudence et de multiples décisions de justice issues de cas particuliers.
Le droit français est issu des penseurs transcendantalistes (Rousseau, Kant,
Hegel), tandis que le droit anglo-saxon émerge de penseurs libéraux (Locke,
Hume) qui réfute le sujet universel et estiment que le droit n’a qu’à régler
empiriquement des conflits entre individus.
Or, aujourd’hui, ce sont
justement les normes anglo-saxonnes qui s’imposent : « avant, on appliquait la loi, désormais on
rend la justice » (page 317). La loi implique un tiers impartial qui
se situe au-dessus des partis, alors que la justice n’exige qu’un médiateur qui
résout les conflits, comme l’indiquait d’ailleurs Hayek : « le juriste individuel est, nécessairement,
moins un initiateur conscient qu’il n’est un instrument inconscient, un anneau
dans une chaîne d’évènements qu’il ne voit pas comme un ensemble (…). Le juge
est, en ce sens, une institution propre à l’ordre spontané. » (page
320). Mais si l’on va au bout de cette logique, on finit tout de même par
tomber sur un os : s’il n’y pas de normes légales plus ou moins
transcendantales et que la justice nait de « l’ordre spontanée »,
alors elle se condamne à ne juger qu’après coup. Et c’est effectivement ce qui
se passe avec la dérégulation, générant ainsi l’aubaine du « pas vu pas
pris » qui fait que seulement 5 à 10 % des entraves à la concurrence et
des cas de corruption sont mis au jour (page 322). Ceci montre donc bien que le
libéralisme est un système qui encourage la délinquance, et plus il sera
débridé, plus il y aura de corruption (page 324) et plus la justice deviendra
un business (page 326). L’apparition du plaider
coupable dans le droit français en est une autre illustration : la
recherche de la vérité n’est absolument plus un objectif, il s’agit simplement
de trouver un compromis entre deux parties opposées (page 330).
John Rawls avait discerné cette faille du libéralisme. C’est ce qui
l’avait conduit à prôner le concept d’équité
qui cherche à atténuer les inégalités après-coup, via la justice distributive, mais sans s’intéresser à ses origines. Les
politiques de parité et de discrimination positive sont
directement issues de ce concept (page 332).
La logique libérale aboutit ainsi
à une contractualisation à outrance
de toutes les relations sociales. Ainsi, comme il n’y a plus de common decency pour canaliser les
passions, tous les individus se prémunissent des passions d’autrui à l’aide de
contrat, y compris, même lorsqu’il s’agit des relations sexuelles (se
rapporter au « Sexual consent Forme
& right of privacy agreeement », page 337) ! « La postmodernité aime le paradoxe : ce
mélange de pornographie ambiante et de relations sexuelles
hyper-contractualisées ne choque plus personne. » (page 338).
Finalement, « il n’y a plus de loi
parce qu’il n’y a plus de pacte postulant des individus libres et égaux. Il y a
seulement des contrats, de préférence à durée déterminée, des quotas et des
procédures. Il n’y a plus de loi parce que l’intérêt privé à corrodé le pacte
transcendantal où étaient tout ensemble visées la vérité et l’égalité – idéal
inatteignable certes, mais vers lequel on tendait toujours. » (page
339).
Vous ne craignez pas d'idéaliser un peu trop une tradition française qui n'a jamais existé qu'un peu avec l'apparition de l'humanisme et du libéralisme justement ?...
RépondreSupprimer(libéralisme, le vrai justement, hein ! pas l'ultra-capitalisme qui se prétends libéralisme)
La tradition en France -et en Europe- est une justice de privilèges, une justice de classe, finalement pas différente de la bête "ultra-libérale" !
La justice "française" que vous semblez chérir est justement l'enfant de l'humanisme et du libéralisme -le vrai, celui qui s'oppose à l'arbitraire notamment et aux privilèges- !
J'avoue avoir bien du mal à vous suivre : d'un côté vous dites que la tradition en France est une justice de privilèges et de l'autre qu'elle est enfant du libéralisme et de l'humanisme ??? Et quel rapport avec le fond de l'analyse de Dany-Robert Dufour ?
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