Billet invité de l’œil de Brutus
Suite des recensions
sur l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché (Denoël 2007)
Lire également
La doxa postmoderne énonce un
principe simple : l’école – comme toute institution – est une prison (page
199) ; affirmation que l’on retrouvait d’ailleurs dans Surveiller et
punir, l’ouvrage référence de Michel Foucault : « La prison ressemble aux usines, aux écoles,
aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons » (page
200). En fait, dès lors qu’un lieu exige l’énonciation de règles plus ou moins
formelles, le postmodernisme le considère comme prison. Pour Foucault, le
pouvoir n’a ainsi aucun fondement philosophique ou politique, il n’est que
force pure, et bien sûr en tant que tel exercice d’oppression (page 200). Il en
est ainsi de la pédagogie dès qu’elle s’appuie sur des règles, et encore plus
lorsqu’elle en vient à récompenser et punir. La pédagogie ne serait finalement
qu’une méthode de dressage des individus. On retrouve en outre un lien entre
savoir et pouvoir : tout point d’application du pouvoir devient lieu de
savoir et réciproquement, tout savoir permet d’établir un pouvoir (par exemple
la démographie permet d’exercer un contrôle sur la population). Et Foucault
pousse cette logique au plus loin : pour lui, c’est la prison qui fabrique
la délinquance ou encore la psychiatrie qui fabrique les maladies
psychiatriques (page 201). La sociologue Pierre Bourdieu reprend à son compte
ce type de raisonnement : «
Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant
qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel »
(page 202).
Toutefois, en refusant au nom de la liberté, toute
soumission de l’individu à toute forme d’institutions, expressions du pouvoir
et donc de l’oppression, les philosophes postmodernes, pourtant pour la plupart
positionné politiquement à l’extrême-gauche, en viennent à faire l’apologie de
toutes les dérégulations et donc la
logique de marché. Deleuze avait bien perçu ce paradoxe mais, en était
arrivé à la conclusion … qu’il fallait aller le plus loin possible dans cette
logique pour qu’elle implose d’elle-même (!) : « Quelle voie révolutionnaire, y en a-t-il une ? Se retirer du
marché mondial (…) ? Ou bien aller dans le sens contraire ?
C’est-à-dire aller encore plus loin dans le mouvement du marché, du décodage et
de la déterritorialisation ? Car peut-être les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés, pas
assez décodés, du point de vue d’une théorie et d’une pratique des flux à haute
teneur schizophrénique. Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin,
« accélérer le procès », comme le disait Nietzsche : en vérité,
dans cette matière, nous n’avons encore rien vu. » (page 208). Les
postmodernes en sont donc arrivée à la conclusion qu’il était nécessaire d’en
arriver au « laisser-faire pédagogique » (page 214), et ce dans tous
les domaines, y compris, par exemple, la langue au sujet de laquelle Roland
Barthes n’hésitait pas à affirmer : « La langue (…) est tout simplement fasciste, car le fascisme (…) c’est
obliger à dire. » (page 214). Reprise en boucle et édulcorée à
l’extrême, « cette détestation
de la culture est devenue un lieu commun dans les jeunes générations »
(page 215).
La culture, ainsi perçue comme facteur d’oppression normative, si
elle peut être l’objet d’attaques directes peut aussi être détruite de manière
plus insidieuse en nommant « culture » tout et n’importe quoi. C’est
exactement ce que déplore Jean Clair : « Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la
culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais
« culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la
proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis
idiosyncratique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus
domestique, la manie du quidam, la dévotion du grigri, la prière aux lares,
l’islamo-bouddhisme en six leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée
dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le
double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum
anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement
d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour les illettrés, le musée pour
aveugle, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles (…). A
chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de
pot ou de tiroir, mœurs de flibustier pullulant autour d’un naufrage. »
(pages 216-217). Finalement, « dans
ce naufrage ce qui est définitivement englouti, ce sont les œuvres, et ce qui
surnage alentour, bien enveloppés dans leurs jolis paquets-cadeaux, ce sont les
« produits culturels », ce qui, comme tel, s’achète et se consomme »,
mettant sur le même plan productions mineures et gestes essentiels, « ce qui se solde par l’apparition d’un
totalitarisme de l’inconsistance où tout n’est pas seulement l’équivalent de
tout mais où rien n’existe s’il n’est l’équivalent de tout et
réciproquement » (Annie Le Bru, cité page 217). Le résultat n’est pas
alors, pour reprendre Hannah Arendt,
« une culture de masse »
mais un « loisir de masse »
(page 218).
On retrouve le même type de
schéma dans l’approche postmoderniste de l’école.
Les postmodernistes en arrivent même à justifier la violence à l’école par …
l’école elle-même : en tant qu’institution – intrinsèquement oppressive –
celle-ci est forcément une expression de violence psychologique ; les
élèves physiquement et verbalement violent ne font alors que (légitiment !)
répondre à cette violence (page 222) ! Dany-Robert Dufour donne alors sa
vision de l’école. Il ne s’agit pas, selon lui, de donner un « socle de
connaissance commun », ni de permettre un supposé développement personnel,
ni d’encourager des projets pédagogiques, encore moins de « mettre les
élèves en réseau » pour qu’ils aient un accès autonome à la connaissance,
mais tout simplement de permettre aux
enfants, dans un cadre social, de contrôler leurs passions (pages 224-225).
Si l’on reprend cet ensemble
(pédagogie, culture, école), « le
postmodernisme ne correspond pas à un épuisement des grands récits, mais
seulement à une rupture avec les grands récits d’émancipation soutenus par le
transcendantalisme et à la relance d’un récit déportant et amplifiant
considérablement le récit fondateur de la pensée libérale. Ce récit repose sur
un crédo : Libérez-moi de tout ce qui m’aliène (les institutions, la
culture, la civilisation, la langue, les signifiants, le nom du père, les
savoirs, les pouvoirs, etc.) et vous allez voir ce que vous allez voir !
Et on a vu : les philosophes postmodernes ne se sont pas rendus compte que
la libération des sujets jusqu’alors enfermés dans les « prisons »
institutionnelles (cf. Foucault) ne pouvait que contribuer à les enfermer dans
une prison bien plus terrible encore, à savoir la prison du petit ego pâtissant
de ses pulsions » (pages 225-226). Avec le recul, il est plus
qu’étonnant qu’un raisonnement aussi simpliste ait pu s’imposer. Dany-Robert
Dufour identifie trois causes à ce succès (page 226) :
- Les meilleurs intellectuels se sont mis de la
partie ;
- Il délivre une subversion simple et radicale des
vieilles et pesantes traditions politiques
- Il flatte l’égo des perceptions.
La postmodernité tourne ainsi
radicalement le dos à la Raison et pousse l’homme vers l’animalité, oubliant
les préceptes de Kant : « (contrairement à) l’animal, qui est par son instinct même tout ce qu’il peut être (…),
l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct et il faut qu’il se
fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement
capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours
des autres. (il faut alors) qu’une
génération fasse l’éducation de l’autre. » (pages 226-227). On en
revient alors au concept de néoténie. L’homme venant au monde inachevé a besoin
des autres, et notamment d’un maître, qui n’est pas là pour l’assujettir mais
bien au contraire pour lui donner le chemin de l’autonomie. D’où également la
nécessité que l’élève puisse critiquer le maître pour accéder à cette autonomie
et éventuellement inventer quelque chose de nouveau. Mais, en tout état de cause,
« si rien n’est transmis, il n’y a rien à critiquer » (page
227) ! La postmodernité a complètement abandonné ce principe de liberté de critiquer pour lui
substituer la liberté dans les passions
(page 228). Or cette liberté est un leurre : « Dans la passion, on est essentiellement passif : on pâtit, on
subit. Et si on pâtit, on n’agit pas. On est agi et on s’agite peut-être, mais
on n’agit pas. » (page 229).
Dans l’Antiquité, les Grecs
situaient l’action sous le signe du noûs,
l’élément rationnel situé dans la tête, en opposition du thumos, situé dans le cœur et siège de la colère, de l’emportement
mais aussi du courage lorsqu’il est au service du noûs, tandis que le concupiscible – siège des désirs et des
passions – nommé epithumia est placé
dans l’abdomen et doit, lui aussi, être soumis au noûs. Cette théorie tripartite de l’âme reste en filigrane de toute
la pensée philosophique gréco-latine : on la retrouve chez Platon,
Aristote, dans le christianisme et même après que Descartes eut réunifié l’âme
pour l’opposer au corps, elle demeure sous-jacente jusqu’au Lumières et même
après (page 229). Les Grecs considérait donc qu’il était nécessaire que l’homme
ne soumette ni à l’epithumia ni au thumos car soumis à l’hubris
(la démesure), il ne pourrait que s’y laisser emporter. Tout le sens de l’école
était donc d’apprendre à ce que le noûs
commande les deux autres. Cela se retrouve particulièrement chez Platon qui
cernait deux matières majeures dans l’enseignement (page 231) :
- Le sport pour apprendre à maîtriser le corps.
- La musique (au sens large, c’est-à-dire incluant
la poésie, le théâtre, etc.) pour apprendre la maîtrise de soi et la mise en
harmonie.
Celui qui n’a jamais pratiqué la
musique n’est ainsi pas éduqué : il ne sait pas maîtriser ses passions
pour en faire une forme expressive intelligible des autres (page 231). La schole était ainsi ce qui permettait de
sortir de la prison du soi-même : de ses passions et de ses colères (page
233).
A suivre, le 7e
commandement : Le rapport à la langue : tu ignoreras la grammaire et tu
barbariseras le vocabulaire !
Très bien !
RépondreSupprimerPour réconcilier tout le monde, rappelons aussi que l'idée de "culture" et celle "d'éducation" trouvent leur fondement dans une transcendance, dans un idéal. S'il n'y a pas l'idée d'une excellence vers laquelle tendre, d'un but indicible et placé au-dessus de tous, il ne reste plus en effet que l'imposition, par coercition, de schémas préétablis. l'autorité du maître n'est justifiée que si elle entend permettre à l'élève de le dépasser, ce qui n'est possible qu'en reconnaissant une transcendance, quelque chose qui dépasse le plus grand maître vivant.
La situation actuelle, telle qu'elle est décrite par l'auteur, est la conséquence logique de l'adoption officielle de la philosophie matérialiste de Sartre par les intellectuels français. On commence à comprendre que ce matérialisme n'est pas meilleur qu'un trop pur idéalisme, et qu'il est tout aussi irrationnel. La réduction de tous les éléments de la nature, de tout être vivant et de l'homme même au statut de simple objet d'un marché global vient de là beaucoup plus que d'une dérive du commerce ou de la finance.
Guadet
Le problème est que, aujourd'hui, l'éducation, la recherche et les institutions culturelles tendent à se conformer à l'analyse postmoderne dont parle l'auteur. On sait comment les musées d'art contemporain imposent depuis quarante ans toujours les mêmes provocations qui n'émeuvent plus personne et qui sont devenues un art officiel décourageant toute véritable liberté des artistes. On sait moins comment les universités exigent dans leur recrutement d'être préparé à une recherche bien particulière dans une optique prédéfinie. Les chercheurs doivent perdre un temps précieux à expliquer en détail à l'avance leur plan de travail et à le justifier, à l'avance, par le résultat escompté. Si le résultat d'une recherche est connue à l'avance, à quoi sert-elle ? On a parlé dernièrement des "gender studies" qui ont la particularité détestable mais ordinaire aujourd'hui d'écrire la conclusion à l'avance. Je sais personnellement à quel point il est impossible de faire carrière dans la recherche si on ne reste pas dans l'ornière. Le préjugé est devenu la règle : dans les domaines sensibles, la loi vient même parfois imposer à l'historien ce qu'il doit dire ; à l'école, l'histoire inculque à l'enfant ce qu'il doit penser de la colonisation, de l'esclavage, de l'immigration, du libéralisme. Quelle place est laissé à l'introduction d'idées neuves ou simplement à une évolution des connaissance ? Aucune ou presque.
RépondreSupprimerL'État et le pouvoir économique dirigent l'éducation, la recherche et la culture, les obligeant à ne travailler que pour le bon fonctionnement de la société de consommation et pour l'accroissement de la productivité. Cela correspond à l'analyse des postmodernes, sauf que la solution n'est pas dans la destruction mais dans le retour à des fondements qui ne soient pas seulement matérialistes.
Guadet
"Toute institution est une prison." Oui. C'est ce que j'ai finalement compris ou bien voulu comprendre et que j'accepte de plus en plus difficilement : renoncer à ma liberté d'autant qu'il me faut imposer aux autres dans mon travail des règles et des choix que je n'ai pas envie de leur imposer. Comme beaucoup d'autres, contre beaucoup d'autres, je vends ma liberté contre une voiture, un réfrigérateur, une tasse de café ou une grasse matinée dans mon lit le samedi matin. Mais à quel prix pour moi et pour les autres ? Avec quel horizon dans une société où tout s'achète, se vend et se jette, les objets, les animaux comme les humains ? J'exagère ? Vraiment ?
RépondreSupprimerDemOs