mardi 7 avril 2015

David Graeber raconte l’histoire de la dette

En faisant l’histoire de la dette, David Graeber éclaire également l’histoire de la monnaie et démontre à quel point la question monétaire est politique. Mais son livre vaut aussi pour l’étude extrêmement fouillée, dans le temps et dans la géographie sur le rapport de l’humanité à la dette.



Aux origines de la dette

Le plus incroyable, c’est la proximité des évolutions entre les pratiques de l’Asie, l’Afrique, l’Europe ou l’Amérique. L’auteur décrit aussi les liens entre la dette et l’esclavage dans des sociétés primitives et note que « tous les mouvements révolutionnaires du monde antique ont eu le même programme : annulation des dettes et redistribution des terres ». Cela concerne la Grèce et la Mésopotamie, où les mauvaises récoltes poussaient les paysans dans le métayage, quand ce n’était pas l’esclavage d’une partie de leur famille. Il raconte que « un des actes couramment accomplis pendant l’annulation des dettes était la destruction, en grande cérémonie, des tablettes sur lesquelles on avait tenu les comptes ». La pierre de Rosette, par exemple, annonçait une amnistie des débiteurs et des prisonniers.

Il note le changement radical de la société mésopotamienne, assez égalitaire entre homme et femme il y a 6000 ans et que l’explosion de la dette, vers 1200 avant J-C a poussé les femmes dans la prostitution et les harems ou les a affublées d’un voile, interdit aux prostituées. Il note que Rome était une société esclavagiste où 30 à 40% de la population était esclave et que « la toute première législation romaine en matière de dette autorisait les créanciers à exécuter les débiteurs insolvables ». C’était aussi une société très libérale, où il n’y avait aucune restriction où tout le monde pouvait devenir esclave et où le maître pouvait affranchir qui il souhaitait. L’effondrement de l’Empire Romain provoqua une quasi-disparition de l’esclavage, au moment même où il disparaissait également en Inde et en Chine.

Cette disparition concomitante vient au moment où les pièces de monnaie, largement répandues depuis près d’un millénaire, avaient fini par presque disparaître, avec un retour du crédit, que l’on ne peut pas voler, comme des pièces. C’est ce qui domina pendant le Moyen-âge, avant un retour des monnaies métalliques au tournant du deuxième millénaire. En revanche, la pratique des intérêts varie, Babylone les acceptant, au contraire de l’Egypte.

De l’âge axial au Moyen-Age

De 800 av. J-C à 600 ap. J-C, les religions modernes se développent, ainsi que les pièces de monnaie, en Europe, en Chine ou en Inde. Les Etats les ont imposé en demandant à ce que les citoyens paient leurs impôts avec. Les pièces de monnaie ont été des solutions aux crises, puisqu’elles étaient souvent distribuées à toute la population. Tout ceci a poussé à une logique impérialiste et à la conquête de territoires pour en extraire des métaux précieux. Il note que les Etats ont fini à cette époque par imposer une religion d’Etat. David Graeber y voit des « entreprises d’esquive des réalités, (promettant) la libération dans l’autre monde pour mieux leur faire accepter leur sort dans celui-ci ».

Il note que l’Islam refuse le prêt avec intérêt, comme l’église catholique à l’origine, peu encline au commerce, au contraire de l’Islam. En Europe, les rois menaient des politiques monétaires très actives, réévaluant ou dévaluant leur monnaie par rapport au système monétaire carolingien, qui continua à être utilisé jusqu’au 17ème siècle. Pour lui, « le Moyen Age a été surtout celui de la transcandance, les religions devenant les « instances dominantes ». L’Eglise catholique se distingue malheureusement à cette époque par une violence encore plus grande que les autres. En Chine, comme en Europe, le marchand n’est pas bien vu. Pour l’Islam « le profit est la récompense du risque ».

L’âge des grands empires capitalistes

De 1450 à 1971, c’est le retour de l’or et de l’argent. Les prix s’envolent de 1500 à 1650, avec une baisse du salaire réel de 40%. La raison communément admise serait l’afflux d’or et d’argent du Nouveau Monde, qui aurait provoqué un effondrement de sa valeur. Sauf qu’en réalité, une grande partie de l’or a fini en Inde et l’argent en Chine suite à l’abandon par la Chine du papier-monnaie au miieu du 15ème siècle, qui a provoqué un manque d’argent. Malgré les énormes quantités de métal du Nouveau Monde, l’Europe souffrait d’une pénurie de pièces de monnaie et tous ces changements ont provoqué des batailles politiques féroces pour profiter de cette réorganisation. Les indigènes d’Amérique sont devenus des esclaves envoyés dans les mines, le commerce d’esclaves devenant alors florissant.

David Graeber conte les horreurs de cette colonisation et montre le rôle des pyramides de dettes dans les comportements les plus choquants. Il parle de la politique de péonage : « décréter des impôts élevés, prêter de l’argent à intérêt à ceux qui nepouvaient pas les payer, puis exier le remboursement de ces prêts par le travail ». Pour lui, « l’Eglise s’est montré intransigeante à l’égard de l’usure (pour) une question de rivalité morale. L’argent a toujours le potentiel de devenir lui-même un impératif moral. Permettez-lui de s’étendre, et il pourra vite devenir une morale si impérative que toutes les autres paraîtront futiles en comparaison ». Il note que les créditeurs pouvaient tenir les rois, malgré le défaut.

Il rappelle que Luther est devenu populaire « par des campagnes féroces contre l’usure » et de Calvin, qui défendait « un taux d’intérêt raisonnable (en général 5%) n’était pas un péché, du moment que les prêteurs agissaient de bonne foi, ne faisaient pas du prêt d’argent leur activité exclusive et n’espoitaient pas les pauvres ». Il dénonce « le communisme des riches » qui « savaient faire bloc quand cela comptait réellement (…) une force puissante dans l’histoire de l’humanité ».

Dans les années 1690, la montée du prix de l’argent créa un débat passionné sur la monnaie, le Trésor anglais proposant de réémettre les pièces avec un poids inférieur de 20 à 25%, pratique courante de l’époque. Mais John Locke a alors convaincu Isaac Newton, directeur de la Monnais de faire l’inverse et rappeler les pièces pour « les refrapper à leur valeur exacte ». Cela créa une déflation, des famines et des troubles. En outre, les débuts de la spéculation (avec la bulle de la tulipe en 1637) ont fait de l’or et l’argent des garde-fous contre les dangers des nouvelles formes de monnaie crédit.

Il rapporte le cas de « la Banque royale de John Laws en France, (…) (qui) s’était développée si vite qu’en quelques années elle avait absorbé l’ensemble des compagnies françaises de commerce colonial et l’essentiel de la dette de lla couronne de France en émettant son propre papier-monnaie, avant de s’évaporer totalement en 1721. (…) En Angleterre, on prohiba la création de nouvelles compagnies par actions ; en France, on mit entièrement hors la loi le papier-monnaie fondé sur la dette de l’Etat ».

La fin du crédit traditionnel

Il décrit la transformation du monde, avec l’abandon du système de crédit traditionnel, qui liait les communautés locales et sa subsitution par un marché immédiat. Il rappelle, comme le fait Pierre-Noël Giraud, que « dans ce monde, la confiance était tout. La monnaie était pour l’essentiel de la croissance ». Pour lui « l’histoire du capitalisme, c’est plutôt l’histoire de la conversion d’une économie du crédit en économie de l’intérêt ». Et cette économie a été très violente. Il rapporte qu’au 17ème siècle, un mauvais payeur pouvait être pendu. Avec quelques accents anti-Etat que je ne partage pas, pour lui, « la criminalisation de la dette a donc été celle du fondement même de la société humaine ». Mais ce climat a fait « qu’au 18ème siècle, la notion même de crédit aux particuliers avait acquis mauvaise réputation : prêteurs et emprunteurs étaient tenus pour également suspects ».

Il note que les historiens ont souvent oublié « les systèmes complexes de crédit populaire », faisant « comme s’il allait de soi que l’or et l’argent avaient toujours servi de monnaie ». Il note que la confiance a posé des limites à la dévaluation en Angleterre. De manière lumineuse, l’auteur conclut « on a vu clairement que l’on pouvait créer de la monnaie en disant tout simplement qu’elle était là ; mais on a vu aussi que, lorsque cette opération avait lieu dans le monde amoral du marché concurrentiel, il était presque inévitable qu’elle aboutisse à des arnaques et à toutes sortes d’escroqueries », poussant à un retour du lien à l’or et l’argent. Il note aussi le glissement introduit par la création de la Banque d’Angleterre avec le fait que « la monnaie n’était plus une dette due au roi, mais une dette due par le roi ».

Il note que la monnaie a quelque chose de magique, rapportant une citation attribuée (sans doute à tort) à Lord Josiah Charles Stamp, directeur de la Banque d’Angleterre : « le système bancaire moderne fabrique de la monnaie à partir de rien. Ce processus est peut-être le tour de passe-passe le plus stupéfiant jamais inventé. La banque a été conçue dans l’iniquité et elle est née dans le péché. Les banquiers possèdent la terre ; si on la leur prend mais qu’on leur laisse le pouvoir de créer le crédit, d’un trait de plume ils créeront assez de monnaie pour la racheter ». Il note que la spéculation est finalement apparue avant les usines et le travail salarié, notant qu’elle fait sans doute partie de l’essence du capitalisme, donnant des exemples effarants du 18ème siècle, avec la bulle des Mers du Sud notamment ou des arnaques incroyables. Pour lui, « le papier-monnaie était la monnaie de la dette, la monnaie de la dette était la monnaie de la guerre, et cela n’a pas changé ». Pour lui « c’est le scandale secret du capitalisme : à aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre ».

Avec ce livre, David Graeber signe une réflexion politique essentielle sur la monnaie, la dette et l’économie. Même s’il va assez loin dans certaines conclusions, que je ne partage pas toutes, son analyse de la situation actuelle est extrêmement enrichissante. J’y reviendrai dans quelques jours.


Source : David Graeber, « Dette : 5000 ans d’histoire », Les Liens qui Libèrent

5 commentaires:

  1. Ce qui est encourageant, c'est qu'on en parle de plus en plus. Ce pouvoir exorbitant qu'ont les banquiers de creer de l'argent ex nihilo commence à être connu de tous. Pour nombre d'entre eux, la surprise est de taille et on commence à voir poindre un certain mécontentement. On commence à réaliser qu'on a vraiment été pris pour des imbéciles.

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  2. "les Etats ont fini à cette époque par imposer une religion d’Etat"
    Dans l'antiquité, il n'y a jamais aucune séparation entre la religion et l'administration publique, entre la religion et le pouvoir. L'idée d'une séparation possible entre une vie publique et une vie spirituelle est récente et a commencé à être introduite par le Christianisme. Fonctions politiques et religieuses ne pouvaient pas être séparées, en Égypte et en Mésopotamie comme à Athènes ou à Rome et partout dans le monde.
    Prétendre le contraire - que la religion d'État serait une invention de la fin de l'antiquité - est une absurdité historique qui jette malheureusement le soupçon sur la rigueur de ce livre.

    Guadet

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  3. @ Laurent Herblay

    Vous êtes extraordinaire, ce n’est pas en répétant des dizaines de fois que l’émission de monnaie ne doit pas être faite par les banques privés mais par les banques centrales que aller faire avancer le schmilblick.
    Enoncer quelque chose, même, avec conviction, n’en fait pas pour autant une réalité.
    Ce que vous dites ne repose sur aucune logique.
    Pourquoi ?
    Vous ne cesser de confondre monnaie et monétisation. Avec un peu de logique il devient facile de comprendre vos erreurs.

    Il n’y a jamais eu, au début, la dette : donc la dette ne peut être monétisation, puisque une dette à pour finalité d’être monétisable et ce qui est monétisable ne peut être monétisation.

    Explication :
    Il y a d’abord l’emprunt qui n’est pas une monétisation mais un prêt de monnaie conjoint à un engagement de remboursement de cette monnaie. Avec le remboursement avec de la monnaie : vous monétiser la dette, comme vous monétiser un bien ou un service avec la monnaie dans votre portefeuille.
    Vous ne pouvez pas prétendre que le bien ou le service est monétisation puisque ce sont eux qui sont monétiser avec de la monnaie.

    Quand vous monétiser un bien ou un service vous abreuvez en monnaie des individus actifs ou inactifs pour qu’ils puissent à leur tour monétiser d’autres biens ou d’autres services ou monétiser une dette (rembourser l’emprunt) puisque avec la monnaie de l’emprunt vous aviez déjà monétisé un bien ou un service.

    Celui qui reçoit de la monnaie, en monétisant sa production de bien ou de service, peut épargner cette monnaie mais il arrête le circuit économique.
    Pour ne pas arrêter le circuit économique : l’épargne doit devenir l’emprunt d’un autre.

    Epargne et l’emprunt doivent s’équilibrer et toute production de monnaie pour un emprunt (en vu d’acquérir un bien ou un service) quel qu’en soit l’émetteur doit être équilibré par un remboursement de monnaie provenant de la monétisation (achat avec de la monnaie) d’un bien ou un service produit.

    C’est que nous appelons l’économie réelle : c’est à dire, la circulation en parallèle des biens et des services, avec la circulation, en sens inverse, de la monnaie. Dans l’économie réelle toutes circulations de monnaie qui ne soit pas la contre partie de la circulation d’un bien ou d’un service sont proscrites.

    Dans l’économie réelle l’équilibre épargne/dette est primordial.

    Toutes nos crises proviennent de ce défaut d’équilibre soit par le fait des emprunteurs qui empruntent pour rembourser l’emprunt précédent ou des épargnants qui, sous pressions psychiques ou réglementaires, ne remettent pas leurs épargnes dans le circuit de l’économie réelle mais dans des circuits parallèles où les épargnants se plument et se déplument entre eux.

    Si ce qui est énoncé ici n’est pas la réalité : ce n’est pas en le disant milles fois que vous en ferez la démonstration.
    Si vous voulez contredire ces réalités il vous faut les argumenter.



    Unci TOÏ-YEN

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  4. @ Cliquet

    Le débat finira tôt ou tard par reprendre

    @ Guadet

    Merci pour cette précision

    @ Un Citoyen

    Ce que je contredis, c’est ce que vous dites sur le troc, pas ce que vous dites là

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    1. @ Laurent Herblay

      Vos appréciations ne se limitaient pas au troc.

      Voir vos deux dernières appréciations

       Votre obsession (sur le troc probablement) qui ne repose sur aucun élément factuel disqualifie tout ce que vous dites.
       Ce que vous dites ne repose sur rien, notamment le troc.

      Aujourd’hui vous dites n’être en contradiction que sur ma conception du troc.

      J’en suis fort aise. Mais nous n’avons aucune différent sur le troc puisque je dis : ‘’avant il y avait le troc’’ et c’est une réalité que vous ne pouvez contester.
      La dette est apparue plus tard et la monnaie bien plus tard il y a 5000 ans environ.

      Si au moins aujourd’hui nous sommes somme d’accord sur le sens de la monétisation qui n’a de lien avec la monnaie que dans le besoin de la monnaie pour monétiser un bien ou un service ou une dette. C’est un consensus qui permet d’avancer vers une vision plus réaliste de l’économie.

      C’est que nous appelons l’économie réelle : c’est à dire, la circulation en parallèle des biens et des services, avec la circulation, en sens inverse, de la monnaie. Dans l’économie réelle toutes circulations de monnaie qui ne soit pas la contre partie de la circulation d’un bien ou d’un service sont proscrites.


      Dans l’économie réelle l’équilibre épargne/dette est primordial.


      Toutes nos crises proviennent de ce défaut d’équilibre soit par le fait des emprunteurs qui empruntent pour rembourser l’emprunt précédent ou des épargnants qui, sous pressions psychiques ou réglementaires, ne remettent pas leurs épargnes dans le circuit de l’économie réelle mais dans des circuits parallèles où les épargnants se plument et se déplument entre eux.

      Voila pourquoi aujourd’hui, en additionnant :
      -- les monétisations pour les ‘’efforts et compétence’’ (temps d’activité) des producteurs, plus
      -- les monétisations pour ‘’des temps d’inactivité’’ de retraités, chômeurs, malades ou autres, plus
      -- les monétisations pour nos ‘’dépenses mutuelles et collectives’’ :
      nous obtenons les 100% du prix à payer pour acquérir nos consommations.

      Pour avancer il serait alors bon d’acter des consensus sur cette vision réaliste.

      Je viens de remarquer une réponse de IVAN qui confirme ma vision.

      Anonyme6 avril 2015 22:29
      La théorie selon laquelle le troc a précédé la monnaie qui a précédé le crédit et la dette nous vient des philosophes et des économistes.

      Quand les archéologues ont mis leur nez là-dedans ils ont découvert que l'instrument de commerce le plus ancien était la dette. La monnaie est apparue ultérieurement, qui a permis de "monétiser la dette"

      Et le troc ? Il faut croire qu'il n'était pas assez pratique pour qu'on l'utilise, même avant l'invention de la monnaie.

      Ivan
      Quand Ivan dit ‘’Il faut croire qu'il n'était pas assez pratique pour qu'on l'utilise…’’n’est qu’une interprétation sans fondement.
      N’y a-t-il pas plus de probabilité qu’il y est eu avant : - une échange d’un lapin contre un arc et une flèche, avant que l’un donne un lapin à l’autre et lui dise tu devras me le rendre ou me donner une peau d’ours ?
      Unci TOÏ-YEN

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