Billet invité
de l’œil de Brutus
Suite
d'articles sur les nouveaux inquisiteurs et le terrorisme intellectuel
Les chapitres
précédents les ont déjà bien mis à l’honneur. Mais il est un fait qu’aucun
régime politique intolérant de nature, totalisant dans son avancée, ne puisse
perdurer sans de bons organes de propagande. Et il faut bien reconnaître que,
sur la défunte largeur du spectre politique des médias – spectre désormais, «
concentration » oblige, quasiment réduit à un seul point dans la largeur des
idées et points de vue – l’ordre libéral-libertaire, à l’intérieur duquel
tendent à fusionner « élites » politiques et médiatiques, dispose de ce qu’il
faut de petits courtisans de rédaction, obligés et obligeant à l’égard de
l’ordre (du désordre ?) établi. Les jeunes impétrants en perdent bien vite
leurs illusions[i], avec comme seules perspectives de rejoindre la meute
ou de jeter l’éponge. Car au sein des médias dits « dominants
», c’est une véritable police de la pensée qui s’est instituée. Au milieu de
ces salmigondis de caniveau, perdurent fort heureusement quelques voix libres,
au premier rang desquels on trouve le remarquable Frédéric Taddeï, toujours
droit face à la médiocre vindicte de ses « confrères »[ii].
Mais au-delà : un véritable désert intellectuel dont l’une des plus belles
illustrations fut la pathétique couverture du Point sur les soi-disant « néocons
à la française »[iii].
Au rang des
inquisiteurs, il est fort logiquement, un chef d’orchestre qui donne le la de
la bien-pensance, distribue les bons et les mauvais points et fixe à jamais
l’index des dangereux déviants. J’ai nommé, vous l’aurez probablement anticipé,
le journal dit « de référence » : Le Monde.
Dans un sujet
connexe, le journal du soir n’est guère plus lucide lorsqu’il s’agit sous la plume de Dominque Sopo – le président
de « SOS racisme » - d’interdire tout débat pouvant, un tant soit peu, mettre
en parallèle la traite négrière menée par les nations occidentales avec toutes
autres formes d’esclavages, passées ou présentes. Et tous les artifices sont
bons : se référer à une loi (celle du 23 février 2005) sans préciser que
l’article polémique a été depuis longtemps abrogé, faire un procès d’intention
au contradicteur qui osera évoquer la persistance de l’esclavage dans certaines
régions d’Afrique – fait portant avéré (en l’occurrence les pratiques de Boko
Haram) –, réduire la traite négrière à une simple question raciste en omettant
toutes les dimensions, entre autres sociales, économiques et politique internes
à l’Afrique, faire appel à de prétendus « contentieux historiques » (qui
ose encore remettre en question l’ignominie de la traite négrière ?), etc.
Le même quotidien
n’est guère plus inspiré sur les questions de politique internationale. Ainsi
lorsqu’il ouvre ses colonnes au sociologue Hugues Lagrange[iv] qui, s’adjugeant au passage le « TINA[v] » de la sociologie (« le multiculturalisme est
incontournable »), voit dans « l'intervention russe en Crimée », « un
objectif de purification ethnique ». Sauf que les preuves de la dite
intervention sont pour le moins minimes et qu’en termes de « purification
ethnique », les exactions sont plutôt à mettre au crédit des forces de Kiev
et de leurs sympathisants néo-nazis[vi].
Mais peu importent les faits, l’anathème est lancée et les forces du Mal clairement
désignées. Tout contradicteur (tel Jean-Luc Mélenchon récemment[vii])
pourra irrémédiablement être rejeté dans ces rangs.
Le Monde a
ainsi pris, dans la forme, des airs de « Je suis partout ». Et c’est une
atmosphère délétère que l’on retrouve dans nombre de rédactions. Le service
public n’est pas en reste. En propulsant, probablement sur les conseils de son
épouse (les réseaux d’oligarques ont des liens que les idées ignorent),
Philippe Val à la tête de France Inter, Nicolas Sarkozy a ainsi permis à
l’anarchiste repenti de se muer en petit chefaillon dictatorial, hait de sa
rédaction[viii]. Il faut dire qu’il avait déjà, accompagné de
l’inévitable Caroline Fourest, autre Torquemada postmoderne[ix], bien expérimenté ses méthodes dans ce qui était
pourtant censé être le saint des saints de la liberté d’expression, mais qu’il
avait mué un tribunal inquisitoire : Charlie Hebdo[x].
Fort
logiquement de telles ambiances de rédaction ne sont guère propice à
l’émergence, en leur sein, de réel débat sur leur ligne éditorial. Rien
d’étonnant alors, à ce que les chaînes de télévision, France 5 en tête, nous
abreuvent de reportages non seulement dénués de neutralité mais encore plus de
toute objectivité. Le 17 février dernier, France 5 proposait ainsi à ses
téléspectateurs un soi-disant « documentaire » sur une éventuelle sortie de
l’euro dans lequel les détracteurs de la monnaie unique étaient clairement
sous-représentés et surtout à travers lequel la chaîne du « service public »
n’avait de cesse que d’exciter les peurs, les inquiétudes, voire les paniques[xi].
Quelques jours plutôt, le quotidien Direct Matin, journal censément indépendant
mais en vérité organe de propagande du groupe Bolloré, préparait également
l’opinion quant à ces Grecs, fauteurs de troubles de cette merveilleuse
construction qu’est l’euro : le sieur Jean-Marie Colombani nous prévenait que
Syriza s’est allié avec « le parti des Grecs indépendants, une petite
formation d’extrême droite, qui s’est singularisée par ses prises de position
xénophobes, antisémites et souverainistes, (…) une coalition «rouge-brun» »[xii]. Une telle évidence pour le patron de Direct Matin
qu’il se sentait exempté de fournir toute illustration des propos dits
xénophobes et antisémites (et pour cause : il aurait probablement bien du mal à
les trouver) : cela fait plus de trente ans que l’on vous explique que, de
toute façon, xénophobie, antisémitisme et souverainisme ne forment qu’un tout,
d’où le rappel au « rouge-brun », en miroir au « national-socialisme ».
Seul petit hic : jusqu’à preuve du contraire, il n’existe nulle démocratie qui
puisse se faire sans souveraineté du peuple. M. Colombani, ou son compère Jean
Quatremer qui utilise exactement les mêmes procédés,[xiii] ne devrait donc pas tarder à expliquer à ses lecteurs
comment il faut tuer la démocratie (homicide pour lequel lui et ses amis oligarques
mettent déjà bien du cœur à l’ouvrage) car de celle-ci émane de vieux relents «
rouge-brun ».
Retour au sommaire
[i] Lire Les illusions perdues d’un jeune journaliste, par Léonard, Les Crises, 27-nov-14.
[ii] Police de la pensée : quand Frédéric Taddeï donne une leçon de démocratie à
Patrick Cohen, Laurent Pinsolle, Atlantico.fr, 15-mars-13.
[iii] "Le Point" franchit le mur du néocon, Aude Lancelin, Marianne, 14-déc-13.
[iv] Le multiculturalisme est incontournable, Le Monde,
13/05/2014.
[v] Référence au « There is no alternative » de
Margaret Thatcher sur les questions économiques.
[vi] Sur le sujet, lire les billets régulièrement publiés
par Olivier Berruyer sur le site Les Crises.
[vii] Lire :
Jean-Luc Mélenchon, l’homme à abattre, Jack Dion,
Marianne, 09-mars-15
Buisson,
Mélenchon, la calomnie et la démocratie, Jacques
Sapir, Russeurope, 19 mars 2015.
[viii] L’œil de Brutus, Philippe Val : de Léo Ferré à Torquemada (Les Intellectuels faussaires), 09/10/2012.
[ix] L’œil de Brutus, Caroline Fourest : serial menteuse (Les Intellectuels faussaires), 30/08/2012.
[x] [Reprise] L’opinion du patron, la liberté d’expression selon Charlie
Hebdo [2006, 2011], Les Crises, 27-janv-15.
[xi] Lire Télé irréalité, Jacques Sapir, Russeurope, 16/02/2015.
[xii] Quel chemin pour les Grecs ?, Jean-Marie
Colombani, Direct Matin, 02-févr-15.
[xiii] Cf. “Comment devient-on rouge-brun ?”, par Daniel Schneidermann , Les Crises, 29-mars-15.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire