Billet invité de Marc Rameaux,
qui vient de publier « Portrait
de l’homme moderne »
Il est de bon ton dans les
cercles néo-libéraux de qualifier le souverainisme, le patriotisme voire le
simple attachement aux valeurs républicaines de « repli sur
soi ». Par opposition à ceux qui adoptent la loi du libre marché, l’abandon
des nations au profit des grandes zones de libre-échange, la capitalisation
économique personnelle en lieu et place de la mutualisation des moyens d’un
pays.
Introduire un débat dans de tels
termes devrait déjà nous alerter sur le simplisme et l’absence de volonté de
dialogue de celui qui le démarre ainsi. Imaginez qu’en préalable à une
discussion, votre interlocuteur vous dise : « Je représente la
civilisation, l’ouverture aux autres, le progrès. Vous représentez l’archaïsme,
l’arriération, le repli sur vous-mêmes. A présent, comme je suis un être merveilleusement
tolérant, discutons. » N’est-ce pas la forme la plus achevée de
l’intolérance, d’autant plus totale qu’elle se présente sous un dehors
souriant, excluant toute forme de doute et d’interrogation sur soi-même ?
On peut imaginer que le
néo-libéral fait toujours une forme de référence, consciente ou inconsciente, à
la notion de « société ouverte », par opposition à tout ce qui
l’empêche d’advenir. S’il a un peu lu, il se souviendra que cette notion
provient du beau titre de l’œuvre de Karl Popper, « La société ouverte et
ses ennemis », plaidoyer passionné pour toutes les formes de démocratie.
Mais qu’aiment-ils véritablement au-delà ce titre ?
Le libéralisme historique est né
au XVIIIème siècle, sous une triple influence :
·
Celle de philosophes anglais et écossais, portés
par une vision empiriste de la connaissance, ainsi qu’une approche de
l’économie promouvant la liberté de marché et la poursuite d’intérêts
individuels. Francis Hutcheson, David Hume et bien entendu Adam Smith en furent
les illustres représentants, sans oublier John Locke en tant que leur
précurseur.
·
Celle de la philosophie des lumières française,
portée par Diderot, Voltaire, Montesquieu et Beaumarchais (je place Rousseau
tout à fait à part).
·
Enfin celle d’Emmanuel Kant, qui s’appuie sur un
système de pensée et de morale qualifié de « rationalisme critique »,
faisant la synthèse de l’approche raisonnée de la connaissance pratiquée en
occident et de ses retombées en termes d’organisation de la société et des
mœurs.
Ces trois influences ont pu
s’opposer sur certains points (par exemple la méthodologie kantienne de la
connaissance est à l’opposé de l’empirisme anglais). Mais elles possèdent un
trait commun beaucoup plus fort, qui est à la fois la raison de leur naissance
et leur finalité : l’opposition à toute forme d’arbitraire. Penser et agir
non selon son bon vouloir, ses passions ou son intuition personnelle, mais
selon des raisons explicitées et débattues. Historiquement, le libéralisme
politique est né d’une critique sans concession des pouvoirs monarchiques et de
leur arbitraire, auxquels ils voulaient substituer une méritocratie beaucoup
plus à même de représenter la justice. Sur ce dernier point, je suis sans
l’ombre d’une hésitation un libéral, si l’on parle bien de cette origine historique.
Les tenants du
« libéralisme » d’aujourd’hui ignorent – ou feignent d’ignorer – que
ce sont deux visions du libéralisme qui coexistent dans leur discours : le
libéralisme historique dont nous venons de rappeler les origines, et un
« néo-libéralisme » qui se réclame du premier, mais en est cependant
un complet usurpateur.
1 L’usurpation épistémologique
Le fondement épistémologique du
libéralisme historique a sans doute été le mieux exprimé par Karl R. Popper.
Sans redétailler sa grande œuvre, la réflexion de Popper est partie de la
recherche d’un critère de démarcation entre pensée scientifique et pensée qui
ne l’est pas. Le critère popperien est celui de la réfutabilité : une
thèse est scientifique si elle s’expose d’elle-même à la réfutation, c’est-à-dire
à l’examen d’autres thèses adverses, départagées par la vérification par
l’expérience. Le scientifique est celui qui se met volontairement en position
de faiblesse, en exposant sa thèse aux critiques adverses et à leur examen
équitable à l’aune de l’expérience, plutôt que de la protéger de toute critique
comme le fait l’intégriste, ou de la noyer dans un flou général comme le fait
le relativiste. Paradoxalement, celui qui se place en position de faiblesse par
honnêteté se voit renforcé, parce que sa pensée aura subi l’épreuve du feu de
l’expérience. Celui qui cherche à échapper à toute réfutation semble fort,
enfermé dans ses certitudes, mais finira par s’effondrer faute de se confronter
à l’épreuve du réel.
Très peu de thèses philosophiques
ont établi un lien direct entre une théorie de la connaissance et une
philosophie politique. C’est cependant ce que fait Popper, qui voit dans la
démocratie et dans la vision du libéralisme historique la traduction directe
sur le plan politique de son critère de réfutabilité sur le plan scientifique.
Le libéralisme historique a dû sa force et son succès à sa capacité de se
remettre en question, et d’ajuster en permanence sa vision du monde en fonction
des retours de l’expérience, au lieu de s’en tenir à un schéma idéologique ne
prenant plus en compte les messages de la réalité. La réfutabilité en
politique consiste à admettre de soumettre ses thèses au débat, à l’examen
critique, enfin au feu de la vérification expérimentale, afin que la conviction
politique ne soit pas qu’un simple affrontement d’intersubjectivités.
Le moins que l’on puisse dire,
c’est que le néo-libéralisme ne s’inscrit plus du tout dans la pensée de
Popper, ni ne répond au critère de réfutabilité. Les thèses néo-libérales se
considèrent comme infaillibles, irréfutables. Pire, elles se présentent comme
une sorte de « colonne de vérité » représentant le seul point de vue
économique et politique objectif, toute autre thèse étant considérée comme une
sorte d’impureté souillée de passions subjectives par rapport à son aura de
lumière. Enfin, elles estiment avoir fait le tour définitif des questions
économiques, allant jusqu’à reprendre des thèses de fin de l’histoire :
l’alpha et l’oméga de la pensée économique et politique résident en elles, à la
fois dans l’extension de la connaissance et du temps.
Georges Soros, l’un des plus fins
opérateurs financiers des dernières décennies, et accessoirement ami proche de
Karl Popper, fut parmi les premiers à repérer cette usurpation du terme
« libéralisme ». Fin connaisseur de la pensée de son ami, il eut tôt
fait de détecter l’abandon de la réfutabilité dans le mode de fonctionnement
économique et financier des pays développés. Ainsi déclare-t-il dans « La
crise du capitalisme mondial », ouvrage datant déjà de 1998 :
On affirme que l'intérêt commun n'est jamais mieux servi que quand chacun
veille à son propre intérêt ; que les tentatives pour préserver le bien
collectif ne font que perturber les mécanismes du marché. Ce courant de pensée
était appelé le " laisser-faire " au XIXe siècle, je lui ai trouvé un
meilleur nom : l'intégrisme du marché.
C'est cet intégrisme qui a rendu le système capitaliste mondial malsain et
intenable, et cette situation est relativement récente. Le capitalisme du XIXe
siècle a été détruit, en dépit de sa relative stabilité, par la Première Guerre
mondiale. Après la guerre, il y a eu une vague tentative pour le restaurer, qui
a mal fini avec le krach de 1929 et la grande dépression. N'est-il pas probable
que le capitalisme actuel finisse aussi mal, alors qu'il n'a même pas les
éléments de stabilité qui existaient à l'époque ? Ma thèse est que l'extrémisme
du marché constitue aujourd'hui, pour une société libre, une menace beaucoup
plus importante que toutes les idéologies totalitaires.
L'intégrisme du marché est devenu si puissant que toute force politique qui
ose lui résister est vilipendée comme étant sentimentale, illogique et naïve.
C'est pourtant l'intégrisme lui-même qui est naïf et illogique. Pour le dire
simplement, les forces du marché, si on leur donne une liberté totale, même
dans le seul champ économique et financier, produisent le chaos et peuvent
conduire à terme à la destruction du système démocratique mondial.
On peut évidemment critiquer
Soros pour une certaine forme de cynisme qui le conduit à brocarder l’ensemble
du système financier, mais de continuer à en jouer le jeu et à en tirer profit
à titre personnel, notamment en spéculant contre les monnaies. Si je souscris à
ce reproche de cynisme, son diagnostic reste en tous les cas fort intéressant,
notamment de la part d’un proche de Karl Popper, qui remit souvent à leur place
des néo-libéraux qui s’en réclamaient sans l’avoir véritablement compris.
En définitive, le néo-libéralisme
rejoint ce que Karl Popper appelait les « explications
totalisantes », celles prétendant à l’infaillibilité ainsi qu’à la
couverture totale du domaine qu’elles sont censées expliquer. Les thèses
totalisantes sont - Popper le montre bien dans « la société
ouverte » - le premier pas vers toutes les formes de totalitarisme,
l’intégrisme du marché ne faisant pas exception. Sur un plan épistémologique,
elles peuvent s’assimiler à une « pensée magique », faite de
croyances irrationnelles et arbitraires. Le néo-libéralisme qui aime se parer
de la succession brillante des lumières, n’est en réalité qu’un sombre
obscurantisme.
Suite demain
C'est pour cela que je parle d'ultra-capitalisme au lieu de "libéralisme" ou "noé-libéralisme"...
RépondreSupprimerCar les ultra-capitalistes prennent le masque du "libéralisme".
Ils avancent des concepts libéraux pour en fait mettre en place des féodalités.
D'accord avec vous sur le terme de "féodalités" : nous avons une organisation économique qui se prétend moderne, mais est en réalité très archaïque. Derrière une forme prétendument nouvelle du capitalisme, nous avons affaire à l'ancienne économie de rente, telle que celle pratiquée au XIXème siècle. Il en est question dans le suite du billet que Laurent publie demain.
SupprimerJ'aurais plutôt tendance à comparer le mouvement pseudo-libéral des ultra-capitalistes à la Fronde...
SupprimerQuand les nobles faisaient la guerre contre le roi pour garder ou prendre davantage de pouvoir politique... pour gouverner avec OU (mieux) à la place du roi.
C'est dans ce sens-là, que je parle de féodalités.
Le libéralisme a été une réponse au "droit du prince" ; avec les ultra-capitalistes, on passe de l'autoritarisme / l'arbitraire à l'extrême opposé : ce sont les subordonnées qui veulent écraser le gouvernement.
A signer pour la défense des intérêts économiques de la France : http://www.mesopinions.com/petition/politique/armee-francaise-soutenir-industrie-francaise-achat/14263
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