Billet invité de Marc Rameaux, qui vient de
publier « Portrait
de l’homme moderne »
Conviction :
Je suis un haut dirigeant d’une entreprise du
CAC 40. Je suis l’un des grands acteurs du monde économique. Je représente
l’esprit d’entreprise, l’initiative économique. Je suis de ceux qui bâtissent
le monde et le font aller de l’avant. Je représente également la vision
stratégique de mon activité et je tutoie les grands politiques de ce monde.
Responsabilité :
Dans mon entreprise, je n’ai en fait jamais
piloté un seul projet, jamais eu à mettre en œuvre ces milliers d’actions
coordonnées nécessitant de connaître très bien le cœur de métier de mon
entreprise, pour aboutir à un produit fini. Je me suis toujours débrouillé pour
être dans ces postes où l’on juge du travail des autres sans jamais être jugé
soi-même. Où l’on peut être soi-même très approximatif et brouillon, alors que
l’on est implacable vis-à-vis des autres.
J’ai vite repéré cette règle du jeu dans
laquelle on peut faire porter les responsabilités aux autres pour s’attribuer
leurs succès par la suite, et j’ai profité de l’aubaine. J’ai un bon ami qui
atteint les mêmes niveaux que moi, qui a employé un autre moyen : il n’a
jamais travaillé en entreprise, a navigué dans le monde politique au milieu des
motions et des jeux d’appareil, puis s’est fait parachuter à la tête de sa compagnie
actuelle, sans d’ailleurs rien connaître de son métier. Pas mal non plus.
Bien sûr, maintenant que je suis arrivé au
sommet, on me tient pour responsable de ce que ma compagnie produit. Mais je me
suis fait un véritable métier de savoir me défausser de mes responsabilités sur
quelqu’un d’autre : j’ai bâti toute ma carrière comme cela. J’ai donc
suffisamment de fusibles en réserve en cas de problème. Je sais pertinemment
que n’importe quel directeur de projet opérationnel est bien plus compétent que
moi, qu’il connaît tous les détails du cœur de métier de mon entreprise, alors
que je n’ai fait que surfer dessus. Je sais également qu’il possède une vision
stratégique bien meilleure que celle de n’importe quel membre de mon comité
exécutif, car il connaît parfaitement nos produits et nos tendances de marché,
tandis que mon entourage proche est du même bois que moi, entretenu de paroles
creuses sur la vision stratégique sans que celle-ci soit illustrée par du
contenu concret, de mensonges sur les indicateurs de résultats, d’accaparation
du talent d’autrui.
J’envie secrètement le patron actuel
d’Airbus, qui est un ovni parmi les gens de mon entourage, qui connaît
parfaitement ses produits, s’investit au cœur de son métier en permanence, ne
croit que les hommes de terrain et discute en permanence avec eux. Comme par
hasard, on ne le voit que peu dans les médias, c’est un homme discret, humble
et incroyablement efficace, c’est-à-dire le contraire de moi. Je sais que
contrairement à lui, et malgré les titres que l’on me décerne je ne suis pas un
entrepreneur, et que l’entreprise dont je suis à la tête ne tient que parce des
hommes bien meilleurs que moi conçoivent et produisent aux échelons
intermédiaires. Je rencontre ces hommes le plus rarement possible parce que
leur compétence me fait peur, et que je crains qu’elle ne dévoile toujours
crûment ma vacuité.
Parmi les gens de mon cercle, nous pourrions
vendre des voitures, des produits financiers ou des savonnettes cela
reviendrait exactement au même : nous n’avons plus que deux activités, la
communication dans les média et la gestion de flux financiers abstraits. Nous
ne voyons le cœur de métier de notre entreprise qu’à distance, et mes visites
dans les usines ne sont que des éclairs médiatisés, dont le parcours balisé a
été préparé bien à l’avance. J’ai toujours la sensation d’être un imposteur, et
lorsque je suis invité par « Les Echos » ou d’autres à des événements
célébrant la réussite et l’esprit d’entreprise, je sais pertinemment que les
seuls vrais entrepreneurs sont ceux qui ont monté leur société en partant de
rien, ou ces hommes bien meilleurs que moi dans les échelons intermédiaires qui
se sont débrouillés pour monter une petite entreprise dans la grande, en étant
très respectés de leur entourage.
Enfin je tiens sans cesse un discours sur la
prise de risque, l’effort, le mérite. Mais parallèlement, je double mon salaire
régulièrement en ne laissant presque rien à mes employés, et de retraites
chapeau en jetons de présence … des risques je n’en prends aucun et les fait
prendre par d’autres. Mes doublements de salaire n’ont plus rien à voir avec le
mérite, les hommes véritablement méritants ayant bien plus le sens des
proportions.
Je sais bien ce qu’il faudrait faire. Je
devrais récompenser davantage ceux qui font aboutir les projets clés de mon
entreprise, plutôt que ceux qui les jugent en permanence et s’approprient leur
travail. Je devrais m’entourer de ces véritables hommes de terrain, en
court-circuitant la hiérarchie que j’ai installée et qui me filtre leurs
messages, et en faisant comprendre que je les considère comme mes égaux par
leur compétence au-delà des titres. Mais j’ai du mal. Parce qu’il faudrait
m’investir réellement dans la connaissance de mon cœur de métier et de façon
non superficielle, non celle que je sers en synthèse aux journalistes. Et puis
ces hommes bien plus compétents que moi, ils me font peur.
Conviction :
Je suis trader d’une grande banque
d’affaires, au cœur de l’une des places financières majeures du globe. Je représente
le summum de l’économie et des affaires, et le 1er ministre
français est allé jusqu’à faire allégeance à nous en déclarant « I love
business ». L’économie mondiale et les états doivent tenir compte de nos
décisions, et nous sommes au cœur de la prospérité économique. Notre métier et
notre savoir sont réservés à une élite capable d’en comprendre les fins
ressorts. Juste contrepartie d’un pouvoir d’influence aussi important.
Responsabilité :
Je le sais pertinemment, la
santé économique des entreprises et les cours de la bourse n’ont
absolument plus rien à voir. Nous sommes devenus un secteur fermé qui n’obéit
plus qu’à sa logique propre, qui provoque en revanche de grands dégâts réels
lorsqu’il chute. Je tiens un discours de prise de risque et d’audace, mais je
me suis débrouillé pour n’en prendre finalement aucun : ce sont tous les
particuliers de l’économie réelle qui épongeront les dégâts provoqués par mes
acrobaties sur leur propre épargne et non moi. J’ai même fait valider cette
règle par le FMI, un raffinement depuis 2008.
Je me justifie à chaque crise en disant que
mon univers est extrêmement complexe, que les lois mathématiques de mes modèles
ne sont plus celles des gaussiennes mais suivent un modèle chaotique ou
fractal. J’ai de plus en plus de peine à cacher que ces modèles mathématiques
ne sont plus qu’un habillage externe, mais que les leviers de nos actions sont
beaucoup plus basiques et primaires. L’affaire Madoff en a titillé plus d’un,
parce que l’on a bien vu qu’il ne s’agissait pas du tout de Black&Scholes
contre Mandelbrot, mais d’une bonne grosse arnaque vieille comme le monde, ce
que l’on appelle un schéma de Ponzi ou plus trivialement une
« cavalerie ». Et que les modèles mathématiques complexes n’étaient
plus qu’un artifice pour éloigner les gêneurs.
Je me réfugie derrière la rationalité, en
disant qu’il n’y a rien de plus rationnel qu’une salle de marché. Mais je sais
très bien que rationalité et éthique n’ont rien à voir. Le grand Stanley
Kubrick était visionnaire : lorsque l’ordinateur de « 2001 »
devient fou, il garde en revanche toute sa rationalité. Il calcule toujours à
la perfection, mais ses buts ont changé pour servir sa mégalomanie et sa
démence, qui mène tout l’équipage à une mort certaine, le facteur humain
devenant une imperfection gênante à éradiquer. Les ordinateurs fous du THF
(Trading Haute Fréquence) ressemblent de plus en plus au « HAL » de
2001, et nous mènent à la même trajectoire mortelle.
Depuis 2011, je sais que nous sommes sous
perfusion d’une drogue en permanence, du nom ampoulé de « quantitative easing »,
qui donne une apparence de sérieux et de professionnalisme. Vulgairement mais
véridiquement, ce n’est qu’une création monétaire ex-nihilo, un bête
fonctionnement de la planche à billets, qui fausse les mécanismes de
marché : lorsque les nouvelles sont bonnes le marché monte, lorsqu’elles
sont mauvaises il monte aussi, car cela signifie que les banques centrales vont
continuer de nous abreuver d’une bonne grosse dose de shoot monétaire. En
clair, les marchés ne sont plus efficients, ce qui est contraire aux
fondamentaux de l’économie les plus élémentaires, appris en première année de
n’importe quelle école de commerce. Je sais pertinemment que cet
interventionnisme monétaire initié par la FED et relayé par la BCE est un cas
d’école de bulle, et qu’il va mener à une crise à côté de laquelle celle de
2008 sera une aimable plaisanterie. Mais je suis couvert … par les millions
voire les milliards de personnes qui travaillent réellement et qui payeront
pour moi : je suis gagnant sur tous les tableaux.
Le pire est que lorsqu’un pays est en crise,
ce sont des gens de mon style que l’on appelle pour donner des leçons de
rigueur, d’austérité et de professionnalisme budgétaire alors que n’importe
quel pays qui montrerait le dixième de notre irresponsabilité serait en
banqueroute depuis longtemps : lorsque je vois mes collègues de la Troïka,
j’ai l’impression de déments habillés de complets vestons austères,
d’irresponsables totaux donnant de surcroit des leçons de responsabilité.
Pour cette raison, le « I love
business » prononcé au cœur de la City par un 1er ministre
qui n’y connaît rien en économie est d’une indécence rare : s’il y a bien
un lieu où l’esprit d’entreprise – le vrai - a complètement déserté, c’est celui
de la City ou de Wall-Street. Si Manuel Valls l’avait prononcé dans une usine
de pointe, une start-up californienne, hong-kongaise … ou française, ou dans
une agence de marketing desservant de nombreux pays, il aurait touché 100 fois
plus juste. Je sais être de plus en plus un usurpateur à prétendre ainsi
représenter la pointe de l’économie.
J’ai tellement habitué l’environnement
politique et économique à penser que mes actions démentes sont normales et
bénéfiques, que même les raisonnements du plus simple bon sens échappent à
tous. Par exemple lorsqu’une invention telle que le CDS (Credit Default Swap)
sort sur le marché, et que si l’on en écarte les fioritures, l’on comprend
qu’elle consiste à souscrire une assurance non pas sur ma maison mais sur celle
de mon voisin, le fait que sa conséquence immédiate et logique sera de me
tenter très fortement de mettre le feu à la maison de mon voisin est balayée
d’un revers de main. Et que lorsque j’étends cette merveilleuse invention à des
paris spéculatifs sur la dette des états, je vais être amené à torpiller sur
une grande échelle la croissance et l’économie réelles. Je suis parvenu à créer
un monde où les déments, les pompiers pyromanes et les psychopathes disent ce
qui est raisonnable, et peuvent donner des leçons de comportement au solide bon
sens.
Je sais ce que devrait être le vrai métier de
financier, qui avait court il y a longtemps. Qu’un banquier est un
professionnel du risque a priori, et un assureur un professionnel du risque a
posteriori. Mais que ni l’un ni l’autre n’exercent plus leur métier : ils
n’évaluent plus le risque qu’en surface, et préfèrent mettre en place un
dispositif où leurs erreurs sont toujours payées par d’autres, où eux-mêmes
n’auront plus à supporter aucun risque. Le banquier, lorsqu’il exerçait
autrefois un métier noble, était l’utile auxiliaire de l’entrepreneur qu’il
aidait à passer les obstacles difficiles et dont il partageait les risques.
Joseph Schumpeter, toujours lui, avait bien compris ce rôle qui nous était
assigné. Mais par mégalomanie, nous n’avons pas pu accepter ce rôle
d’auxiliaire des véritables pilotes de l’économie, voulant nous-mêmes en
prendre les commandes. C’est ainsi que nous avons créé un capitalisme
d’actionnaires en lieu et place du capitalisme d’entreprenariat, tuant la
croissance et l’initiative, créant un monde de faussaires et de récupérateurs
en lieu et place de véritables créateurs d’entreprise. Toutes les grandes
réussites économiques des dernières années ont été faites a contrario de ce que
nous faisons, et je le sais pertinemment.
Pour prolonger ma mascarade, j’aime
apparaître comme le parangon du sérieux. Tout le monde connaît cependant ma
double face de Janus, de Dr Jekyll et Mr Hyde, de gestionnaire rigoureux et de
flambeur par derrière, de triste drogué à la coke, à l’alcool ou aux filles
faciles. J’aime jouer de cette ambiguïté qui en intimide plus d’un dans la
société, et je les assortis de postures viriles. Mais bien sûr lorsque je
rencontre un homme de fond, de ceux qui exercent l’un de ces arts de la
puissance maîtrisée, notamment de ceux qui travaillent dans l’industrie et
pilotent des centaines de personnes pour la réalisation d’un produit complexe
et réel, je me liquéfie. Leur regard me fait tellement comprendre que je ne
vaux rien. J’ai l’impression d’être une petite frappe devant un guerrier
aguerri.
De toutes les manières je dois avoir un
problème : des études médicales et neurologiques ont montré que je ne
pouvais pas me satisfaire de mon propre bonheur, que si d’autres avaient réalisé
des accomplissements comparables, j’étais malheureux. Je ne suis satisfait que
si en plus d’avoir atteint mes buts, les autres sont enfoncés, un peu comme si
en ayant une belle voiture, je ne serais satisfait qu’en ayant de surcroît
démoli au maillet toutes les autres voitures comparables à la mienne. Les mêmes
études médicales montrent qu’il s’agit de la structure mentale des psychopathes
et des serial-killer. En un mot je suis un sale petit con destructeur et je me
fais passer pour un combattant d’élite des enjeux économiques, à l’aide de mes
costumes trois pièces gris et de mes formules mathématiques comme cache-misère.
C’est un signe, beaucoup de mes collègues finissent par se reconvertir dans
l’humanitaire, comme pour chercher une rédemption. J’aimerais pouvoir à nouveau
me regarder dans la glace, mais je ne suis pas sûr que j’en serai digne un jour.
Tous mes remerciements aux grands Max Weber
et Joseph Schumpeter.
A propos de la réforme délirante mise en œuvre par Vallaud-Belkacem cornaquée par des pédagogistes sectaires, lisez dans Marianne le texte d'Antoine Desjardins publié aujourd'hui dans Marianne : "Les science de l'éducassion m'a tueR !".
RépondreSupprimerDemOs
Merci pour la référence. Egalement de très bonnes tribunes de JP Brighelli et de Laurent sur ce sujet. Je ne peux pas croire que cette réforme dure longtemps en France, nous sommes trop attachés à la vraie culture.
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