Billet invité de
Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait
de l’homme moderne », suite du
premier dialogue
- Jean-Claude :
Dites-moi Marc, après ce que vous m’avez
expliqué l’autre fois sur la concurrence et la création de valeur comme forces
contradictoires, qu’est-ce que vous en déduisez pour le fonctionnement de
l’économie ? Je ne vois pas en pratique ce que cela va changer par rapport
à un marché concurrentiel.
- Marc :
Et bien l’une des premières conséquences est
qu’il faut être interventionniste en économie. Si l’on veut que les véritables
entrepreneurs innovent et créent, il faut subventionner et protéger leur
activité, le temps qu’elle soit suffisamment armée pour affronter la concurrence.
Idem pour les entreprises en replis, mais dont on sent qu’elles pourraient
repartir.
- Jean-Claude :
Mais vous plaisantez ! Cela s’appelle du
protectionnisme ! Prenez exemple sur les USA voyons, vous voyez bien qu’il
faut fonctionner en économie ouverte.
Les USA ? Sans doute l’un des pays les
plus interventionnistes au monde parmi ceux qui pratiquent l’économie de
marché. Le trésor américain a ainsi englouti 25 Milliards de dollars pour
sauver GM et Chrysler de la faillite en 2009. Aucun gouvernement socialiste de
la zone euro n’aurait osé faire le dixième de cela, il aurait d’ailleurs été
arrêté par la commission européenne, au nom de votre chère « concurrence
pure et parfaite ».
La participation d’entreprises étrangères à
des marchés publics américains est très strictement limitée par l’International
Trade Commission. Plusieurs lois votées par le congrès permettent de
s’opposer à toute transaction qui remettrait en question le « leadership
technologique américain dans des domaines qui affectent la sécurité
nationale ». Une formulation volontairement très floue, qui permet de
protéger toute l’industrie du digital américaine et leurs champions nationaux
comme Apple, Google ou Microsoft, car s’étendant bien au-delà des domaines
militaires et du secret défense. Enfin, ceux qui ont participé en 2010 avec
EADS à l’appel d’offres géant sur les avions ravitailleurs savent que votre
« économie ouverte » ne l’est que dans un seul sens.
Le problème avec beaucoup de vos arguments
Jean-Claude, c’est que vous fonctionnez en noir et blanc. L’on est ouvert ou
fermé. Il n’y a aucun effet de temporalité dans ce que vous décrivez, ce qui
est gênant en économie. Du reste, je ne fais pas le reproche aux USA de tout
cela : si nous sommes assez bêtes pour continuer de croire à cette fable
de la libre concurrence qu’ils racontent mais qu’ils sont les derniers à
s’appliquer à eux-mêmes, tant pis pour nous …
Je ne parle pas du protectionnisme primaire
qui consiste à fermer les frontières et à empêcher les échanges bien sûr. Mais
il y a un protectionnisme dynamique qui s’assimile bien plus à la guerre de
mouvement qu’à la ligne Maginot : l’on est très mobile, mais avec tout de
même un blindage. Cela peut être par la subvention d’activités, par la
protection de la propriété intellectuelle par des moyens légaux ou secrets, par
l’interventionnisme géo-politique lors d’un appel d’offres … Les lois de la
guerre et du combat sont les mêmes depuis des milliers d’années, bien avant vos
rêveries de mondialisation heureuse : il s’agit d’avoir un temps d’avance
sur l’adversaire.
- Jean-Claude :
Mais enfin, vous avez entendu parler de la
théorie des avantages comparatifs de Ricardo ! Vous le savez bien, lorsque
l’on ouvre les frontières il se produit un jeu gagnant / gagnant, parce que
l’on prend le meilleur des taux de productivité de chaque pays : tous les
consommateurs en bénéficient.
- Marc :
Ah, les avantages comparatifs de
Ricardo ! Si vous saviez combien j’admire cette théorie astucieuse.
Seulement voyez-vous, c’est un peu comme pour Schumpeter, tout le monde n’en a
retenu qu’une seule leçon, alors qu’il est clair qu’il y a deux enseignements
que l’on peut en retirer. Et c’est amusant, des deux c’est le plus important
qui n’a pas été vu !
- Jean-Claude :
Deux enseignements ? Je n’ai retenu que
celui de l’ouverture des frontières.
- Marc :
Oui, l’on apprend dans tous les enseignements
en économie que le protectionnisme naïf ne fonctionne pas : Ricardo montre
bien que cela ne sert à rien d’arrêter les échanges de biens par simple
interdiction : celui qui s’y risquerait se verrait vite délaissé, ses
partenaires allant chercher ailleurs les meilleurs taux de productivité.
- Jean-Claude :
Alors, j’ai bien raison ?
- Marc :
Mais il ne vous est jamais venu à l’idée
qu’une autre condition est absolument nécessaire pour que le schéma de Ricardo
fonctionne ? Simplement celle-ci : les avantages comparatifs se
manifestent si chaque pays parvient à préserver son expertise technologique
dans son domaine de prédilection. Le schéma de Ricardo ne marche que si les
acteurs sont différenciés, s’ils peuvent faire valoir chacun des
spécialisations différentes. Et pour que cela perdure dans le temps, ils
doivent préserver cet avantage technologique, en d’autres termes prendre toutes
les mesures interventionnistes qui leur permettront de le conserver.
Il ne faut surtout pas pratiquer un
protectionnisme des échanges marchands, nous sommes d’accord là-dessus. Mais un
protectionnisme des qualifications et des savoir-faire stratégiques, c’est non
seulement possible mais indispensable. Vous voyez, c’est un peu comme pour la
concurrence : cela ne veut rien dire en soi. Les choses ne sont pas
univoques, il faut creuser un peu …
- Jean-Claude :
Mais enfin, vous ne pouvez pas nier que
l’ouverture du commerce international a été un progrès, que cela a apporté un
surcroît de richesses, notamment pour des pays qui avaient besoin de se
développer.
- Marc :
L’ouverture oui, mais à la condition que
chacun puisse continuer à se différencier, pour que chaque pays puisse compter
sur ses points forts. Sans quoi, la mondialisation consistera pour certains à
se faire tailler en pièces, et pour tous à tirer la richesse vers le bas, …
sauf pour ceux qui ne font que profession de récupérer le travail et le talent
des autres, c’est-à-dire le monde financier tel qu’il est devenu, car nous ne
sommes plus au temps des Médicis, où la finance avait ses lettres de noblesse.
Vous avez aussi souvent la mauvaise manie
d’associer ouverture de l’économie au démantèlement de l’état, comme si
l’intervention de la puissance publique était contraire à l’ouverture sur les
marchés, alors qu’elle en est l’une des conditions. Là encore, les Etats-Unis,
le Japon ou la Chine ne cessent de nous en donner l’exemple.
- Jean-Claude :
Il y a une chose que vous oubliez, c’est que
la notion d’entreprise nationale n’a plus de sens. Les implantations croisées
d’entreprises à l’étranger font par exemple que Toyota fait travailler autant
de personnes aux Etats-Unis que GM. C’est ce que montre très bien Robert Reich
dans « The work of nations » : il n’y a plus que des entreprises
trans-nationales, dont l’intérêt propre n’est plus nécessairement celui de leur
pays d’origine, si elles décident de s’implanter majoritairement
ailleurs.
L’automobile britannique a ainsi connu une
renaissance extraordinaire depuis trois ans, grâce à des constructeurs
automobiles étrangers qui ont investi sur son sol. Et le constructeur
historique Jaguar, bien que racheté par Tata motors, est à la pointe de
nombreuses innovations. Peu importe que les entreprises installées chez vous
viennent nativement de votre pays ou non : les entreprises n’ont plus de
nationalité, c’est bien ce que montre Reich.
- Marc :
J’ai lu et beaucoup apprécié l’ouvrage de
Reich, mais là encore vous ne retenez qu’une partie des points qu’il soulève.
Il constate ce que vous dites et le résume d’ailleurs d’un trait
brillant : dans les années 1950, l’on demandait au PDG de General Motors
ce qu’il ferait s’il devait prendre une décision bonne pour GM mais mauvaise
pour les Etats-Unis. A cette époque, il répondit fièrement que la question ne
se posait même pas, car tout ce qui est bon pour GM était nécessairement bon
pour les Etats-Unis.
Reich ouvre son livre, écrit au début des
années 1990, en signalant que le paradigme bien commode du PDG de GM n’était
plus vrai : de par les implantations croisées, ce qui est bon pour GM
n’est plus nécessairement bon pour les Etats-Unis. Puis Reich montre que la
notion d’entreprise nationale s’efface de plus en plus, et soupèse les
avantages et les inconvénients de cette mondialisation.
Il termine enfin son livre par une
interrogation : « Who is us ? ». « Nous »,
qu’est-ce que c’est ? Ou plus précisément, comment peut-on définir ce
qu’est une communauté et une identité nationale, et cela est-il encore
possible ? Au passage, vous noterez que le simple fait de poser une telle
question en France vous vaudrait – au mieux – le qualificatif d’ultra-réactionnaire,
de « souverainiste » - mais pour moi ce n’est pas une insulte, bien
au contraire - voire d’extrémiste ou de fasciste. Une telle rhétorique est
également employée par les tenants de l’union européenne, qui insultent tous
ceux qui osent dévier d’un millimètre de leur pensée, avant que de se présenter
eux-mêmes comme des modèles de tolérance et d’ouverture.
Robert Reich était quant à lui Secrétaire
d’état au travail sous la présidence de Bill Clinton, et était considéré comme
appartenant à l’aile gauche du parti démocrate. Aux Etats-Unis, la question
qu’il pose est non seulement naturelle, mais il est considéré comme du devoir
de chaque américain de se la poser, quelle que soit sa couleur politique.
- Jean-Claude :
Peut-être mais malgré ses interrogations et
ses inquiétudes, Reich était bien obligé de se plier aux faits : la notion
d’entreprise nationale n’existe plus. Toutes les entreprises sont mondialisées
et se moquent de l’intérêt de telle ou telle nation, y compris celle de leur origine.
- Marc :
Mais il y a eu un « après Reich »
Jean-Claude, où tout le monde s’est aperçu d’un autre phénomène. Lorsque vous
me dites que « l’automobile anglaise » a connu une renaissance depuis
trois ans, ce qui s’est passé en fait depuis trois ans est que le marché des
ventes de voiture en Angleterre se porte bien, ce qui n’a rien à voir. Si
Toyota et Volkswagen investissaient fortement en France, que les français
achetaient davantage de leurs voitures, et qu’ils créent des emplois français
pour cette raison, me diriez-vous pour autant que « l’automobile
française » se porte bien ? Non, vous savez que pour dire cela, il
faudrait que Renault et Peugeot connaissent une forte croissance de leurs
ventes et de leurs parts de marché, et ceci partout dans le monde. Les anglais
n’ont quant à eux plus aucun constructeur automobile généraliste, toutes leurs
anciennes marques nationales ayant été rachetées.
- Jean-Claude :
Mais cela ne m’est d’aucune importance !
Selon le schéma exposé par Reich, je continue à dire qu’il y a une renaissance
de l’automobile anglaise dans les trois dernières années, que cette renaissance
qui a lieu en Angleterre soit le fait d’entreprises étrangères n’a plus aucune
importance, du moment que ces entreprises investissent et créent de l’emploi en
Angleterre, et développent l’activité commerciale sur le marché de
l’automobile.
- Marc :
Sauf que vous oubliez le deuxième
enseignement de Ricardo. Le raisonnement de Reich fonctionne sur les seuls
échanges de biens, sur l’investissement et sur l’emploi. Là où le bât blesse
est sur les technologies, les savoir-faire, les procédés de construction, en un
mot toutes les connaissances stratégiques d’un métier donné.
Et lorsque des arbitrages sont à faire
concernant ces savoir-faire, les entreprises viennent rappeler au bon souvenir
de chacun qu’elles ont un siège, et que sur ce type de décision, leur
appartenance nationale revient au galop. Oh, ce n’est pas par patriotisme ou
par un quelconque sentiment humain qu’elles le font. Il s’agit simplement d’une
question de pouvoir : vous pouvez développer autant d’échanges commerciaux
et d’emplois que vous voudrez dans un pays, si ce pays n’a pas la maîtrise de
la connaissance et du savoir-faire des produits qu’il fabrique, cet essor
d’activité n’est qu’un trompe-l’œil. Le pays sera toujours sous une forme de
tutelle de la part du siège de l’entreprise en question. Et cette tutelle lui
sera douloureusement rappelée lors de décisions de délocalisation où il n’aura
pas son mot à dire, pour des raisons stratégiques que seul le siège de
l’entreprise décidera.
Qui détient le pouvoir et le secret sur la
connaissance des produits détient aussi le pouvoir de les implanter où il veut.
Il n’est donc pas équivalent de dire que le marché commercial d’une activité se
porte bien dans un pays, et que l’industrie de ce pays pour cette activité se
porte bien. Il n’y a eu que de bons chiffres de vente de voitures sur le marché
anglais, nullement une « renaissance de l’automobile anglaise » qui
n’existe plus : les anglais dépendent toujours du bon vouloir des
allemands, des japonais voire des indiens pour leurs emplois, leurs
investissements, ou encore le transfert de compétences au compte-goutte que
leur maison mère aura daigné leur laisser.
La construction d’usines sur le sol national
ne change rien, tant que le pouvoir de localisation est ailleurs. Vos revues
préférées entretiennent toujours volontairement la confusion entre ces deux
types d’expansion, soit parce qu’elles partagent vos présupposés idéologiques
selon lequel tout échange trans-national est bon, soit parce qu’elles
connaissent la réalité mais se gardent bien de la dire.
- Jean-Claude :
Mais Jaguar ? Certes, ils appartiennent
maintenant à Tata. Cependant dans ce cas, les innovations qu’ils ont mises en
œuvre proviennent bien des experts anglais sur place, non des experts indiens
de Tata. C’est cette fois l’entreprise rachetée qui mène le jeu sur le
développement de compétences !
- Marc :
Tout d’abord, vous conviendrez que si les
Jaguar sont belles, elles ne représentent qu’une part de marché microscopique
sur le marché mondial de l’automobile. Chez les constructeurs généralistes, qui
font l’essentiel du volume et du chiffre, le développement des savoir-faire
reste entre les mains d’origine. Ensuite, même si l’on voit des bureaux d’étude
ailleurs que dans le pays mère, je dirais que la tutelle est encore pire. Car
dans ce cas, le pouvoir demeurant dans l’entreprise mère, il ne s’agit même
plus de contrôler le savoir qu’elle veut bien donner, mais à l’inverse de
piller comme elle le souhaite le savoir et les innovations des entreprises
qu’elles ont rachetées. Tata peut décider quand elle veut de ce qu’elle fera
des géniales inventions des bureaux d’étude anglais de Jaguar, y compris
d’ailleurs de les transférer à d’autres équipes que celles des ingénieurs
britanniques.
Ce genre de décision ne se prend pas du jour
au lendemain, car les transferts de compétence ont toujours une certaine
inertie, mais Reich oublie que dans le cas d’une complète mondialisation, les
entreprises rachetées ont toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête,
tandis qu’en préservant des expertises nationales et en jouant le jeu de la
mondialisation seulement sur les échanges marchands, l’on demeure fort. Et ceci
résulte de la compréhension réelle de Ricardo, de tout ce qu’il y a à retenir
des « avantages comparatifs ». Les USA sont très forts dans ce
domaine, en tenant votre discours pour que leurs adversaires s’ouvrent sans
méfiance, mais en appliquant en pratique le mien !
- Jean-Claude :
Ce que je ne comprends pas malgré vos
raisonnements, c’est que vous semblez ignorer cette grande force du
libéralisme : le laisser-faire sur l’ensemble de l’activité économique des
hommes permet d’avoir la vision vraie, pure, non polluée de l’économie. C’est
en quelque sorte son état de nature, qui se manifeste lorsque rien ne vient
l’entraver ou chercher à la contrôler. Toute autre vision ne peut être qu’un
biais, puisqu’en laissant les choses évoluer spontanément, l’on obtient leur
nature même, débarrassée de toute scorie. Quoique vous disiez, le sens de
l’histoire est le nôtre, puisque c’est de toutes façons nous qui avons la
vision vraie de l’économie, son état naturel qui émerge lorsqu’on ne la
contraint en rien.
- Marc :
Vous savez, cette expérience fascinante de
laisser aller complètement l’économie à elle-même, de retirer toute règle et
toute contrainte pour qu’elle s’exprime pleinement, a déjà été réalisée et
intégralement.
- Jean-Claude :
De quoi parlez-vous ?
- Marc :
Des Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. Il
y a eu là une tentative de laisser le monde économique évoluer sans intervenir
aucunement dessus, à l’état de nature comme vous le dites. Et savez-vous ce qui
advint ? L’apparition de « trusts », d’entreprises gigantesques
qui ramassaient toute l’activité d’une industrie à elles seules, tuant toute
apparition de concurrents dès qu’elle se présentait, avec les moyens que lui
donnait sa taille. L’état de nature selon la libre concurrence totale de
l’économie aboutit à une hyper-concentration de l’activité dans quelques mains,
puis à terme à l’élimination du jeu de la concurrence, même dans ce qu’elle a
d’utile, voir notre précédente discussion. Pour cette raison, les Etats-Unis
ont introduit les « lois anti-trust », le « Sherman act »
et le « Clayton act », destinées à empêcher la formation de ces
« noyaux durs ».
- Jean-Claude :
Mais c’est bien ce à quoi je m’emploie !
A veiller à ce que la concurrence demeure présente et équitable en
permanence !
- Marc :
… et pour faire cela, vous devez intervenir
dans l’économie. Il n’y a pas « d’état de nature » de l’économie, ou
bien s’il y en a un, c’est cette loi des trusts, puisque cela semble être
l’attracteur récurrent et atavique de l’économie. L’attracteur naturel du
capitalisme c’est la mafia, non la mondialisation heureuse, il ne faut jamais
l’oublier. La mafia n’est pas une fatalité, mais il faut beaucoup d’efforts
pour s’arracher à sa force d’attraction en économie de marché.
Le maintien d’un équilibre concurrentiel est
donc déjà une construction artificielle. Et selon notre discussion précédente,
elle doit être équilibrée entre mise en concurrence et création de valeur, qui
est une contrainte supplémentaire pour que l’économie soit un jeu gagnant. Du
reste, toute civilisation véritable est une construction artificielle :
l’homme ne s’élève que parce qu’il est un animal culturel. L’état de nature
n’est pas « la vérité », mais la barbarie.
C’est un peu votre problème sur tous nos
sujets Jean-Claude : vous ne prenez pas en compte le fait que nous vivons
dans un monde où il existe une certaine inertie, des courants contraires.
Lorsque vous voulez quelque chose, il ne suffit pas de l’appliquer de façon
univoque et directe : vous obtenez dans ce cas exactement l’inverse de ce
que vous vouliez au départ. La mise en libre concurrence totale aboutit à tuer
toute concurrence équitable. En matière sociale, la tolérance généralisée
aboutit à la loi des caïds et des clans, c’est-à-dire à l’oppression maximale.
Je suis souvent abasourdi par le simplisme de vous et de vos pairs, d’autant
plus que vous me rappelez souvent que vous vous considérez comme le sommet de
la civilisation et de l’intelligence.
Les pères fondateurs de ce que vous appelez
« libéralisme », un mot qui a bien changé de sens à travers les
siècles, ne voyaient pas du tout les choses à votre façon. Pour eux, un
« état de nature », si tant est qu’il existe, nous sera à jamais
inaccessible : les moyens limités de l’homme le restreignent toujours à
une vue partielle des choses, à une interprétation de ce qu’il voit. Ils ne
prétendent pas lire dans le grand livre ouvert de la nature comme vous le
faites, et qui vous fait croire que quiconque ne partage pas votre point de vue
ne peut être qu’idiot ou malhonnête. Vous qui pensez représenter la société
ouverte et la tolérance, ne voyez-vous pas qu’il s’agit de la forme la plus
aboutie du sectarisme ?
Il n’y a qu’une seule chose qui doit être
totalement libre, c’est le débat d’idées humain, qui fait s’affronter une multitude
de visions du monde différentes. Dès lors que vous considérez qu’il n’y en a
qu’une seule qui représente la position « objective » et que les
autres ne sont que des perturbations, vous raisonnez en taliban, non en
rationaliste critique.
Les lois anti trust existent aussi en Europe. Malgré les décisions du FTC, la taille du marché américain est telle, que les entreprises qui s'y développent peuvent atteindre une ampleur qui en font des joueurs mondiaux.
RépondreSupprimerLa R&D pour fabriquer une voiture comprend aussi celle des fournisseurs de sous ensembles. Mercedes achète des moteurs développés et fabriqués par Peugeot, Peugeot utilise du matériel développé par Bosch dont les centres de recherche ne sont pas qu'en Allemagne...
Regardez le nombre de composants nécessaires pour fabriquer une voiture, chaque composant nécessite de la R&D et la totalité des composants est loin d'être développée et fabriquée par BMW, Peugeot ou Renault. Vous omettez complètement la complexité des chaines d'approvisionnement et de R&D.
Mieux vaut être un bon équipementier qu'un mauvais assembleur final.
Microsoft a commencé tout petit en étant un fournisseur de logiciel au fabriquant d'ordinateur IBM qu'il a largement dépassé ensuite en taille.
Vous raisonnez en termes de produit final vendu au consommateur, ce n'est pas la bonne approche.
Ceci ne change rien au raisonnement : avoir la main sur l'innovation stratégique demeure la clé. Que cette innovation soit localisée chez l'équipementier ou chez le constructeur ne modifie pas ce que je dis : si c'est Valéo ou Bosch qui ont l'initiative, c'est entre leurs mains que résidera la compétence stratégique, auquel cas la protection de leur savoir faire deviendra prépondérante. Car je ne raisonne pas en termes de produit final, mais seulement sur le point de qui détient le savoir clé.
RépondreSupprimerEffectivement, nombre d'équipementiers ont été récemment plus innovants que les constructeurs. Dans ce cas le même raisonnement s'applique à eux. Les constructeurs automobiles commencent à avoir des ennuis lorsqu'ils perdent leur coeur de métier et deviennent de simples assembleurs de composants, sans spécifier assez précisément les fonctions attendues du véhicule.
C'est la véritable raison du déclin de GM en 2008, qui avait perdu son savoir-faire automobile. Une relation saine entre constructeur et équipementier passe par une compréhension profonde du savoir-faire de chaque équipementier par les équipes du constructeur, afin que celui-ci demeure un vrai prescripteur.
Lors de la crise de 2008, GM était devenu davantage un opérateur financier qu'un constructeur automobile digne de ce nom, c'est à dire capable de piloter des innovations en interne ou en externe de son entreprise. Cf par exemple :
http://www.dailyfinance.com/2009/05/31/why-gm-failed-4-failure-to-innovate/
Bosch ou d'autres multinationales ont leurs centres R&D répartis dans différents continents et pays, que le siège social soit dans tel ou tel pays importe peu. Ce qui compte c'est la création d'emplois très qualifiés dans ces pays dont importe aussi le niveau des infrastructures d'enseignement, ces salariés formés et expérimentés font partie du "capital" stratégique de ces entreprises et sont d'ailleurs parfaitement libres de changer d'employeur dans leur pays ou ailleurs.
RépondreSupprimerGM a licencié à la pelle, donc pas de grosse différence entre ce que l'état US a fait et ce qu'aurait fait un repreneur privé.
Bien sûr que toute entreprise a intérêt à attirer à elle des savoirs stratégiques, donc à diversifier les populations d'innovateurs partout dans le monde qui travaillent pour elle.
SupprimerLa limite du schéma de "the work of nations" est que sur des savoirs très stratégiques, il commence à y avoir des interactions entre puissance publique et entreprises privées, pour que ce capital de connaissances ne soit pas diffusé en dehors du pays de la maison mère ou seulement partiellement.
Nous sommes bien dans un cas de concurrence monopolistique et non de concurrence pure et parfaite : chaque acteur cherche à préserver le plus longtemps possible un monopole de fait sur ses positions et ses innovations, et le perd petit à petit par le jeu de la concurrence.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Concurrence_monopolistique
Les changements d'employeur y contribuent effectivement, mais le jeu sera justement de conserver un monopole de connaissances le plus longtemps possible.
Un raisonnement purement libéral ne tient pas compte du fait qu'entre le monopole existant à la sortie de l'innovation, et la totale libre circulation des informations et des employés arrivant en phase finale, il existe un régime transitoire. Et que toute entreprise vit sur ce régime transitoire : le raisonnement libéral fait de la fin de cycle de vie d'un produit le régime permanent.
C'est en cela que les modèles de concurrence pure et parfaite sont atemporels, donc faux : la création de valeur ne provient pas de la concurrence mais du fait que l'on résiste à la concurrence le plus longtemps possible en conservant un temps d'avance sur elle, ce qui peut nécessiter de fausser volontairement la libre circulation de l'information et la dissémination du savoir dans plusieurs centres. Bien évidemment, ceci n'a qu'un temps, et l'avantage finit par être totalement dissous dans la libre circulation des savoirs et des compétences. Mais il ne faut pas se tromper sur l'origine de la valeur et des bénéfices.
Concernant GM, le montant inédit des subventions allouées par l'Etat fédéral est à mentionner tout autant que les plans de licenciement et restructurations. L'UE n'aurait jamais permis de son côté un tel niveau de renflouage par des fonds publics.
La désertion par GM de son coeur de métier n'est pas à imputer à Rick Wagoner, qui avait flairé le danger et essayer de faire rattraper son retard à GM. Il s'agit plutôt du résultat de la stratégie de Roger Smith dans le début des années 1980, très tenté par une financiarisation des activités de GM et un rôle limité à celui d'assembleur sans compréhension du coeur de métier d'un constructeur. Les dégâts d'une mauvaise stratégie de concurrence monopolistique ne se manifestent que sur le long terme.
"il commence à y avoir des interactions entre puissance publique et entreprises privées, pour que ce capital de connaissances ne soit pas diffusé en dehors du pays de la maison mère ou seulement partiellement."
RépondreSupprimerIl faudrait donner des exemples et une étude exhaustive, car je ne l'ai jamais vu dans mon expérience personnelle. Personne ne m'a jamais interdit de travailler avec des entreprises, labos publics ou privés étrangers dans des domaines innovants et à haute valeur ajoutée.
Ca doit se vérifier en partie dans le secteur de l'armement, mais pour le reste si vous avez besoin d'une technologie qui ne se trouve pas dans le pays où vous travaillez ou alors à un prix trop élevé, vous irez la chercher ailleurs. L'état n'est jamais intervenu dans mes choix de partenaires et fournisseurs.