Billet invité de Marc Rameaux, que je vous recommande
vivement, suite de la 1ère partie, de la
2ème partie,
et de la
3ème partie. Il vient
de publier « Portrait de l’homme moderne ».
4. Les comportements qui attisent les théories du complot
S’il faut moquer les théories du complot, misérables dans leur argumentation et
pathétiques, il faut aussi prendre conscience que le complotiste possède un
double, qui se pense intelligent mais l’est tout aussi peu, et qui de surcroît
porte une responsabilité importante quant à l’apparition des théories du
complot. Comme souvent dans mes écrits, ce double est un négatif
photographique : il est en apparence opposé à ce qui lui fait face, mais
est en fait son frère jumeau.
Car la vox populi ne
fera pas de détail. Les subtilités des sciences cognitives ou de la théorie des
jeux ne seront pas prises en compte : l’apparition de noyaux durs dans les
phénomènes d’intelligence collective sera perçue comme un complot : à
tort, mais avec des conséquences qui peuvent être catastrophiques pour la
société, de haines attisées, de révoltes destructrices et aveugles, voire
d’établissement de régimes totalitaires si ces révoltes prennent le dessus. Et
ceux qui sont censés avoir l’intelligence de comprendre les véritables mécanismes
en jeu sont d’autant plus coupables, plus encore que le complotiste naïf, de
les avoir laissé dériver.
Deux comportements attisent le complotisme :
- Les différentes
variantes de l’abus de bien social : copinage, népotisme, octroi de
privilèges sous le masque de la loi. Un exemple parmi d’autres est celui
de la communauté d’agglomération de Seine Défense qui regroupe les
communes de Puteaux et Courbevoie, qui a nommé 14 vice-présidents sur 48
membres, en sachant que la loi prévoit une généreuse indemnité (2508 euros
mensuels bruts) pour les vice-présidents et non pour les simples
conseillers. L’action est légale, mais son esprit est évidemment inique.
Il est d’ailleurs plus grave de commettre de telles actions sous le
couvert de la loi que de violer franchement les règles : à la
malhonnêteté, l’on rajoute l’hypocrisie. Les différents ouvrages de Sophie
Coignard qui mène un travail exemplaire de journalisme d’investigation
fournissent de nombreux exemples de ces dérives.
- La confiscation du
débat démocratique, sous les différentes formes du « TINA » (there
is no alternative). La version dévoyée et usurpée du libéralisme pratiquée
de nos jours, devenue une religion et un intégrisme quand le libéralisme
historique est né au contraire du rationalisme critique, en est l’une des
meilleurs illustrations. La façon dont la construction européenne s’est
affranchie de façon croissante de tout contrôle et de toute expression
démocratique en est une autre variante. De façon générale, toute
prétention d’une classe dirigeante à détenir la vérité absolue, appuyée
souvent sur une vision téléologique de l’histoire visant à écraser toute
personne émettant une critique sur leur action, est le problème dont nous
parlons. Comme l’avait déjà fait remarquer Karl Popper dans « The
open society », quiconque appuie ses convictions en s’appropriant le
sens et la finalité de l’histoire engendre un totalitarisme, et ce qu’elle
que soit d’ailleurs la nature idéologique de la vision finale : qu’il
s’agisse du marxisme d’hier ou du pseudo-libéralisme d’aujourd’hui, les
conséquences sont les mêmes. Du reste, il peut s’agir des mêmes personnes
qui adoptent un tel comportement : la génération des
« élites » passée du col Mao au Rotary est toujours la même,
montrant au passage que ce n’est nullement une conviction qui les
intéresse, mais la rétention illimitée du pouvoir.
Il est intéressant de
noter que les deux travers précédents vont souvent de pair : le
responsable véreux a tout intérêt à évacuer tout débat afin de poursuivre ses
agissements en silence. Le procédé fonctionne d’autant mieux que ceux qui
accaparent le débat démocratique font généralement assaut d’indignations
vertueuses.
S’il faut condamner
les théories du complot, il faut aussi détecter leur double inversé, qui
consiste à accuser de complotisme toute forme de critique sociale. Ainsi, tout
ce qui dévie d’un dogme néo-libéral avec éventuellement quelques variantes
socialisantes pour se donner bonne conscience sera taxé d’arriération, de repli
sur soi, voire de fascisme. La crispation d’ «élites » de plus en
plus illégitimes sur des positions fausses les a conduit à excommunier toute
forme de critique de leur action, associant de façon mensongère politiques
interventionnistes, critiques des institutions ou traités européens, remise en
question de la monnaie unique, souveraineté nationale à des formes de fascisme
voire de racisme. Ce parce que les paradigmes du néo-libéralisme, concurrence
pure et parfaite, déréglementation conçue comme un bien en soi, sont
intégralement faux pour quiconque exerce quelque responsabilité dans le monde
de l’entreprise. Cette dialectique irresponsable met ainsi « dans le même
sac » Joseph Stiglitz et Soral, Paul Krugman et Dieudonné, Alain
Finkielkraut et Marine Le Pen. « L’œil de Brutus » a très bien décrit
ces différentes techniques de terrorisme intellectuel qui pourrissent le débat
politique et économique : "Les nouveaux
inquisiteurs"
Bien évidemment, une
telle attitude de déni ne peut qu’entretenir davantage de soupçons dans la vox
populi. Les théories du complot ne sont que la conséquence logique de la
confiscation du débat démocratique. Elles sont l’une des formes extrêmes du
poujadisme, mais comme pour celui-ci, par une extraordinaire inversion des
responsabilités, ce sont ceux dont le comportement fait tout pour attiser le
poujadisme qui se posent les premiers en accusateurs.
Pour certains, le but
d’un tel terrorisme intellectuel est clair : il vise à pouvoir continuer
indéfiniment les petits arrangements entre amis, en faisant taire toute forme
de contestation. Ainsi Berlusconi ou Tibéri aiment à se peindre en victimes –
d’ailleurs de complots ( !) – perpétrés par des « juges
marxistes ». Le renversement de responsabilité et l’accusation poussant
vers un enfer idéologique tiennent maintenant lieu d’argument, afin d’éviter
tout contrôle démocratique. Les cas de Berlusconi et Tibéri sont extrêmes, et
faciles à moquer. Bien plus redoutables sont ceux qui parviennent à maintenir
un vernis de respectabilité en se livrant aux mêmes pratiques, tel par exemple
l’actuel président de la commission européenne et chef de file de la corruption
luxembourgeoise.
Une objection souvent
entendue est que de telles turpitudes ont toujours fait partie de l’ordre du
monde, que la corruption des dirigeants est naturelle, et que sa critique
relève de l’idéalisme. Etant moi-même plongé dans le monde de l’entreprise, je
sais n’être pas idéaliste : je suis loin de demander la perfection. Tout
est affaire de degrés : comme dans un organisme vivant, un taux
d’impureté doit toujours être toléré, mais lorsque celui-ci excède
largement le fonctionnement sain, il ne s’agit plus d’une acceptation
roborative d’un peu de saleté, mais de l’apparition de la gangrène. Au début de
mon expérience professionnelle, c’est-à-dire il y a près de 30 ans, j’évaluais
le taux de dirigeants méritant leur poste à 50%, les 50 autres pourcent étant
usurpés, et je trouvais ce taux normal et admissible (je continue de le trouver
tel aujourd’hui). Autant dire que je suis loin de l’idéalisme. Mais
actuellement, je pense que ce taux est passé à 10 % contre 90%, dans le mauvais
sens. Il ne s’agit plus ici d’exiger de nos dirigeants d’être des modèles de
vertu, mais de conserver au moins le seuil de la décence minimale.
Combattre le
« tous pourris » est indispensable, mais ceci est valable dans les
deux sens : aussi bien à l’encontre du démagogue qui le hurle, qu’à
l’encontre du cynique mondain qui s’en amuse et se pense intelligent pour cela.
Combattre les théories du complot doit provenir de la raison critique, non
d’une fatuité de nanti qui les emploie comme paravent de sa propre dépravation.
Le paysage
intellectuel français se trouve à présent dévasté, selon une impossibilité de
débattre sérieusement de toute alternative politique ou économique. Ceux qui se
targuent de représenter la civilisation, l’ouverture aux autres et le progrès
économique trahissent leur imposture en ne sachant plus employer la raison
critique, gage de toute société ouverte. La démence téléologique des projets
néo-libéraux répond à la démence des théories du complot. Les procès sont
partout, la raison nulle part.
Il m’est parfois
demandé pourquoi employer le terme « néo-libéral » et exactement ce
qu’il signifie. Il peut se comprendre très simplement, en remarquant qu’un
néo-libéral est à un libéral authentique ce qu’un néo-conservateur est à un
conservateur authentique : son exact opposé, assorti d’une usurpation
visant à récupérer la noblesse d’une tradition qu’ils ne posséderont jamais.
Néo-libéraux et néo-conservateurs veulent nous engager dans leurs grandioses
visions du monde, leurs projets de refonte globale du paysage géo-politique ou
économique dans de triomphales marches de l’histoire, écrasant au passage tout
contestataire comme étant un arriéré. Je pense dans ces cas-là à la douce mais
ferme expression de Karl Popper, authentique libéral et vrai conservateur, et à
l’une de ses leçons : être conservateur, c’est avant tout montrer de
l’humilité face au réel, c’est ne jamais prétendre se l’accaparer, et admettre
ainsi la grande part d’empirisme dans tous nos progrès. Comme nous en sommes
loin actuellement, chacun tenant des positions d’une intolérance totale, et en
rejetant la responsabilité sur l’autre camp.
Cet affrontement
prend souvent une forme très reconnaissable : la dialectique des
« aigris » contre les « révolutionnaires ». Ceux qui
défendent un intérêt en place et un ordre social existant présenteront toujours
ceux qui le contestent comme des « aigris » ou « ratés »,
dont la motivation véritable est une vengeance à n’avoir pas été suffisamment
reconnu par la société. Ceux qui contestent cet ordre se présenteront eux-mêmes
comme de courageux révolutionnaires ou résistants, affrontant un ordre inique.
Le problème est que cette dialectique reste la même dans les deux cas de
figure : selon que l’un ou l’autre camp est légitime. Longtemps de
pseudo-révolutionnaires ont masqué le ratage de leur propre vie par une
prétendue contestation, démolissant ou accusant la complexité des institutions
démocratiques, souvent sous la forme de théories du complot. Dans ce cas, ce
sont les tenants de l’ordre existant qui sont légitimes. Mais la même
dialectique avait cours par exemple dans le cas du régime de Vichy. Les
collaborateurs portraituraient les résistants en aigris, dont l’action était
uniquement motivée par le fait qu’ils avaient raté le train de l’atteinte des
cercles du pouvoir. Dans un tel cas, c’est cette fois le choix de la
désobéissance civile qui était légitime. Extérieurement, la dialectique des
« aigris » contre les « résistants » est une situation
indécidable : l’observation des postures des deux protagonistes ne permet
pas de trancher, seul un troisième élément extérieur d’observation de la
société en question permet d’objectiver si nous nous trouvons dans le cas de
révolutionnaires de salons ou d’un exercice légitime de la désobéissance
civile.
La grande difficulté
du monde actuel, est que nous nous trouvons dans une situation où cette
ambiguïté de la dialectique des « aigris » contre les
« révolutionnaires » n’est pas noire ou blanche, comme elle pouvait
l’être à d’autres époques. Une partie de notre société vit sur le précieux
héritage de la constitution des démocraties civilisées, qu’il faut défendre par
une adhésion à l’ordre social qu’elle a mis en place. Une autre partie connaît
une dérive inquiétante : vivant à crédit de l’héritage démocratique, nous
connaissons un règne d’usurpateurs et de faussaires aux leviers économiques et
politiques de décision, les stratégies gagnantes de la société favorisant de
façon croissante le profil psychologique du pervers narcissique au détriment du
vrai dirigeant. Les lecteurs de mes livres « L’orque » ou « Le
portrait de l’homme moderne » savent à quoi cette dérive est due : la
complexité des organisations, et plus précisément l’emploi de l’organisation
matricielle en entreprise, a ouvert la possibilité d’un détournement de
celle-ci pour avantager des profils peu scrupuleux passant leur temps en
appropriation du mérite d’autrui. L’émergence récente des pervers narcissiques
aux leviers de décision est un phénomène maintenant couramment analysé dans
nombre de revues de management anglo-saxonnes, qui se sont inquiétées de ce
dérapage de la méritocratie : le fameux « Snakes in Suits »
publié en 2006 avait ouvert la voie. Il faut donc se frayer une voie étroite,
en rejetant les discours démagogiques dont le complotisme est une forme
extrême, mais ne montrer aucune complaisance envers les formes dévoyées de la
démocratie que sont le clientélisme, le règne des usurpateurs à l’ego
boursouflé, les différentes formes de vol en bande organisée. De Platon à
Tocqueville, nous savons que la démocratie est un équilibre fragile, et que les
voies permettant de la pervertir sont multiples et redoutables, nécessitant une
vigilance constante.
Nous payons une
« disneylandisation » du paysage intellectuel français, à présent
limité à l’identification des « bons » et des « méchants ».
Les théoriciens du complot comme ceux qui les ont engendrés par leur goût du
pouvoir et leur dévoiement continuent ainsi de se disputer vainement sur ce
champ de ruines. La démocratie est un fragile équilibre qui évite ces deux
écueils. Ni démagogie aveugle, ni cynisme irresponsable, elle tente de voir
clair dans les différents jeux d’influence des sociétés humaines, sans
idéalisme car elle sait que seul un équilibre des pouvoirs rend la société
vivable, non une hypothétique vertu. Si les complotistes sont pitoyables, ceux
qui ont anesthésié toute forme de critique sociale pour faire perdurer des
modes de fonctionnement de plus en plus iniques sont encore plus condamnables,
car ils sont ceux qui sont censés montrer l’exemple.
@ Marc Rameaux
RépondreSupprimerVotre billet est aussi riche qu'intéressant.
La remarque, qui me vient à l'esprit à la lecture de votre article, est que votre analyse pourrait, vue de ma fenêtre, faire abstraction d'une théorie du complot. Il me semble que le système que vous décrivez existe aujourd'hui sans qu'il y ait une quelconque nécessité à l'expliquer en recourant à l'idée du complot au sens de projet secret élaboré par des personnes contre d'autres personnes ou institutions (Bilderberg ou autres). Il s'agit plus probablement de l'adhésion des dirigeants politiques et économiques du monde à des théories en vogue de nature à donner un sens (signification et direction) aux actions humaines. Cette adhésion, qui repose sur une promotion de leurs propres intérêts, se réalise d'autant plus facilement qu'il n'existe plus aucune alternative pour rassurer des gens qui ont besoin de disposer d'une grille de lecture claire et de certitudes (cf. les cols Mao au Rotary).
DemOs
Nous sommes en vérité dans une démarche religieuse où les concepts et principes économiques néo-libéraux se substituent aux versets des livres sacrés. Il suffit de reprendre les discours et écrits des politiciens et technocrates pour le vérifier.
SupprimerDemOs
@DemOs : Merci de votre appréciation.
SupprimerMon article (il est un plusieurs parties sur le blog de Laurent) vise bien à combattre les théories du complot. Mais il comporte un autre versant : il renvoie dos-à-dos deux attitudes, celle des complotistes et celle des classes dirigeantes qui emploient trop facilement l'argument du complotisme pour masquer leur malversations.
La cause véritable que je défends est bien celle d'une dynamique / hallucination collective, qui touche aussi les classes dirigeantes, que vous décrivez. Cf les 3 billets précédents (l'article in extenso se trouve aussi sur mon blog ainsi que sur "l'oeil de Brutus"). Là où certains voient des complots, il n'y a que des jeux d'intérêts humains portés à leur paroxysme parce qu'ils n'ont plus de contre-pouvoir.
Aussi, s'il faut combattre les théories complotistes, il ne faut pas non plus tomber dans le piège de dirigeants qui emploient cet argument pour faire taire toute forme de critique sociale.
Marc.