Billet invité de
Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait de
l’homme moderne »
Il n’y a de classe dirigeante que courageuse. À
toute époque, les classes dirigeantes se sont constituées par le courage, par
l’acceptation consciente du risque.
·
Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne
veulent pas risquer.
·
Est respecté celui qui, volontairement, accomplit
pour les autres les actes difficiles ou dangereux.
·
Est un chef celui qui procure aux autres la
sécurité en prenant pour soi les dangers.
Jean JAURES Dépêche de Toulouse, 28 mai 1890
Aujourd’hui, un homme qui n’est resté que deux ans à la tête de
l’entreprise dont il avait la charge s’apprête à toucher plus de 13 millions
d’euros pour cet exercice. L’essentiel de son action a consisté en une fusion
entre Alcatel-Lucent et Nokia, accompagnée d’un « cost killing », une
réduction des coûts de production et des frais de fonctionnement s’étant
traduite par 10.000 licenciements dont 600 en France.
Le débat d’opinion de ces derniers jours a rapidement
tourné autour de la hauteur de cette rémunération et de son caractère justifié
ou non. Comme souvent, se sont affrontées les accusations de
« rémunération folle », de « démesure », opposées à celles
de « jalousie », de « haine du succès », selon le camp d’appartenance des protagonistes. Mais est-ce bien là le débat
véritable ?
Cette comparaison saillante a le mérite de nous
interroger sur les véritables questions qui sont en jeu. Car au-delà des sommes
considérables qui circulent, et des arguments que se jettent les deux camps à
chaque rémunération forte d’un grand patron, la seule interrogation qui vaille
est celle du mérite, non du montant.
On ne mesure jamais assez ce que l’économie doit à
l’esprit d’entreprise. Au fait que des hommes conduisent des avancées décisives
dans leur entreprise par leur énergie, leur courage et leur imagination. Il
n’est pas besoin d’être le dirigeant, ni même l’un des membres de son comité de
direction, pour faire souffler cet esprit au sein d’une compagnie.
L’entrepreneur peut se rencontrer à tous les échelons d’une hiérarchie, car ses
qualités entraînent avec lui d’autres hommes en s’affranchissant des
organigrammes.
L’entrepreneur prend de réels risques, selon l’adage
connu que lorsqu’on entreprend quelque chose, l’on a contre soi ceux qui
veulent faire la même chose, ceux qui veulent faire le contraire, et l’immense
majorité de ceux qui ne veulent rien faire. Il ne faut pas seulement du talent
et de l’énergie pour adopter une attitude d’entrepreneur, mais un grand courage
pour affronter adversités et inerties, souvent au risque de faire émerger
nombre de personnes qui souhaiteraient ardemment nous voir disparaître.
Aussi, la question centrale est moins celle du montant
qui a été versé que du mérite à toucher une telle récompense.
Or, c’est là que le bât blesse. Car un entrepreneur
véritable peut se reconnaître à quelques traits caractéristiques.
En premier lieu, un entrepreneur connaît parfaitement le
cœur de métier de son activité, qu’il a acquis par une longue expérience de
pilotage de projets et d’activités de production exercées pendant au moins une
dizaine d’années.
Le parcours professionnel de M. Combes, que tout le monde
peut consulter, s’oriente très rapidement vers des postes de haut management
consacrés essentiellement à des opérations de cession et de prises de
participation, un rôle de directeur financier chez France Telecom, un passage
en cabinet ministériel.
En un mot, M. Combes a essentiellement appris à conclure
des dossiers financiers et contractuels, ou à démanteler des activités
existantes pour équilibrer un bilan. Il n’a nullement piloté des équipes dans
la durée pour développer un nouveau produit ou un nouveau service, innover ou
réaliser. Un entrepreneur ne peut se définir par la négative, à partir des
seules activités qu’il a réduites ou éteintes.
La conclusion de dossiers de partenariat, d’opérations de
cessions ou de prises de participation, ou encore de « cost killing »
ne nécessitent qu’une connaissance minime du métier de son entreprise. Il est
ainsi possible de faire illusion, en demeurant pendant toute sa carrière dans
le même secteur industriel – ici les télécom – mais en ayant tout connu de
loin, en ayant piloté avec des gants blancs, faisant de l’entreprise une simple
affaire de gestion de flux.
L’entrepreneur véritable inspire le respect à ses hommes,
car il sait profondément comment ils travaillent, et en quoi le travail de
chacun d’entre eux consiste. Il n’est pas un simple ordonnateur récupérant le
fruit du travail d’autrui et le ré-agençant comme les briques d’un jeu de
construction. Il sait que lorsque quelque chose fonctionne mal dans
l’entreprise, il y a quelque part des jeux d’acteur humains qu’il faut
comprendre et changer. Le faux entrepreneur lui, déteste rentrer dans les
questions d’organisation qui nécessitent à la fois de vraiment connaître un métier
et d’avoir le courage de froisser des susceptibilités. D’aucuns perçoivent un
« cost-killer » comme quelqu’un de « dur », confondant le
courage véritable avec l’absence d’empathie. En fait de courage, le
« cost-killer » traite ses équipes de façon à n’avoir jamais affaire
à elles, car il en a peur.
En défense de l’action de M. Combes, il a été invoqué le
cours de l’action Alcatel-Lucent, passé en l’espace de 3 ans de 0,8 à 3 euros.
A-t-il été remarqué que ce mouvement de revalorisation des actions sur la
période de 2012 à 2015 s’est produit sur l’ensemble des cours de bourse de
toutes les places financières importantes, pas seulement sur celui
d’Alcatel-Lucent, et souvent dans des proportions comparables ?
Est-ce à dire que nous venons de vivre trois ans d’un âge
d’or, qui a vu une pléiade de dirigeants exceptionnels aux commandes, de par la
revalorisation exceptionnelle des entreprises en bourse ? Non, la raison
est hélas bien plus prosaïque : le cours des actions est remonté
mécaniquement après la grave crise de l’été 2011 ayant initié le dossier de la
dette grecque, suivi de la perte de la notation AAA par les Etats-Unis.
Une tempête boursière s’en est suivie, ayant provoqué une
chute générale des cours, qui fut rattrapée par un plan de sécurisation des
banques contre le risque de crédit grec, ainsi qu’une politique de création
monétaire ex-nihilo engagée par les banques centrales américaine puis
européenne regonflant artificiellement les cours. Cette action d’ailleurs fort
risquée économiquement car détraquant l’efficience des marchés, porta le doux
nom de « quantitative easing », l’un des termes les plus pompeux
donnés à une véritable morphine des marchés ayant pour effet de décorréler
complètement les cours de bourse des résultats véritables des entreprises. Le
cours d’Alcatel-Lucent bénéficia de cette artificielle flottaison comme la
quasi-totalité des actions sur cette période, sans que l’action de son PDG y
soit pour quelque chose.
Il y a déjà longtemps que la performance réelle d’une
entreprise n’est plus reflétée dans le cours de son action. Les mécanismes
spéculatifs permettent souvent de faire baisser le cours d’une entreprise qui
vient d’annoncer de bons résultats, de façon à se placer avantageusement lors
du redémarrage de son cours, redémarrage dont le calendrier aura été défini par
ceux-là mêmes qui ont initié le cours à la baisse. Les instruments boursiers
ont été diversifiés à l’infini pour permettre de tels jeux, qui n’ont plus rien
à voir avec l’esprit d’entreprise.
Enfin, rentre en jeu la collusion malsaine que l’on
observe trop souvent entre l’actionnariat des grands groupes du CAC40 et les
dirigeants nommés par le conseil d’administration. Une surenchère conduit les
actionnaires principaux à demander des rendements totalement déraisonnables,
qu’ils savent impossibles à atteindre par les moyens sains d’un appareil
industriel normal, en échange de la promesse de tenir de tels rendements, qui
vaudra au dirigeant sa nomination. Ce dernier emploiera alors tout moyen
détourné d’honorer sa promesse, le sacrifice de pans entiers d’activités de
l’entreprise étant l’un des moyens favoris permettant de hausser à court-terme
les dividendes versés ainsi que le cours de bourse.
Lorsque l’on est payé selon une part variable importante
en actions de l’entreprise, ce qui était précisément le cas de M. Combes, il ne
s’agit plus d’une rémunération mais d’une véritable incitation au crime
économique. Aussi, c’est au résultat commercial, et non au cours de son
action, que l’on peut juger de la performance réelle d’une entreprise ainsi que
de celle de son dirigeant.
Quel contraste entre la gouvernance d’Alcatel-Lucent et
celle d’un Fabrice Brégier, l’actuel patron d’Airbus. Depuis sa prise de
fonction en juin 2012, Airbus ne cesse de dépasser de nouveaux records à chaque
résultat semestriel, ayant même réussi l’exploit historique en 2013 d’engranger
31 commandes fermes d’A350 auprès de Japan Airlines, compagnie qui fournissait
sa flotte en Boeings depuis toujours.
Etrange coïncidence, Fabrice Brégier est un homme qui se
trouve sans cesse sur le terrain, connaît les mille détails des hommes et de
leurs compétences variées qui font la richesse de son entreprise, rentre en
discussion approfondie avec les ingénieurs des bureaux d’étude d’Airbus pour
trouver de constantes améliorations. Et lorsqu’il décide d’une réduction de
coûts, c’est toujours sur la base d’une optimisation industrielle qu’elle est
calculée et mise en œuvre : toute décision financière possède ainsi sa
contrepartie dans une opération de production réelle, assurant qu’il ne s’agit
pas d’un gain court-termiste.
Les contraintes de l’argent facile et des réussites
factices ont engendré une triste espèce de dirigeants, un règne de faussaires
accaparant le mérite, le talent et le travail d’homme bien meilleurs qu’eux,
pour les sacrifier sur l’autel de nos modernes cultes de Baal. Une stratégie
consistant à « surfer » d’entreprise en entreprise sans rentrer dans
le véritable pilotage des hommes est d’autant plus tentante qu’elle est devenue
malheureusement la stratégie gagnante. Le profil des hommes qui lui
correspondent en découle, semant la confusion sur nos propres valeurs. L’ego
est pris pour de la personnalité, l’impatience capricieuse pour de la capacité
à mener les hommes, les jeux d’appareils tiennent lieu de vision et
d’objectifs. La prise de risque enfin, a permis à certains de faire une
véritable profession d’y envoyer les autres.
J’aime l’entreprise, l’esprit de pionnier qu’elle permet
de développer, l’extraordinaire diversité des hommes à laquelle elle nous
oblige à nous confronter, la maîtrise et le sens des réalités qu’elle permet à
tout homme de forger. Aussi, une rémunération telle que celle dont il a été
question dans l’actualité récente ne me choquerait pas, s’il fallait rendre hommage
à un homme de la trempe de l’actuel patron d’Airbus. Ce qui est choquant, est
que nous ayons cessé de rendre cet hommage aux entrepreneurs, aux vrais.
Toujours le même principe des promesses avant l'acte et des excuses après, c'est de la grossière manipulation car, c'est aux actes que l'on reconnaît un chef!
RépondreSupprimerLa très forte hausse des actions ces 2 ou 3 dernières années est principalement due aux mesures prises par les banques centrales. Le versement de tous ces millions à Combes est donc injuste, au moins les deux tiers auraient dû revenir à Draghi et Yellen.
RépondreSupprimer@MR,
RépondreSupprimerIl faut interroger ceux qui ont rendu possible ce système. Les politiques, les grands actionnaires, les grands intérêts capitalistiques. Les officiers supérieurs du grand barnum libéral jouent le jeu, mais ne fixent pas les règles. C'est une manière de détourner le débats des responsabilités véritables que de se fixer uniquement sur les hiérarchies intermédiaires. Le libéralisme est un problème, car au-delà du fait qu'il ne cesse de creuser les inégalités, il est une anthropologie, une vision de l'homme et du monde.
Notre problème ce n'est pas la rémunération de tel individu, qui perçoit ce que son contrat prévoit, mais bien les structures en place et l'idéologie qui les régie. Il n'y a pas de bon libéralisme, c'est là un mythe. Il y a un système de valeurs globale pensant à tort que l'on fonde une société, que l'on préserve le bien commun, en mettant au centre du jeu les égoïsme individuels : les « vices privés font le bien public ». L'utilité sociale de l'égoïsme est en fait nulle ou quasi, et la crise que nous traversons laisse apparaître une prise de contrôle des valeurs sociales du libéralismes sur nos sociétés, reléguant à l'inutile voire au ringard toutes ces solidarités lentement construites.
Il n'y a pas de bon libéralisme, car le libéralisme est un système de valeurs global, qui en aucun cas n'est axiologiquement neutre - la propagande commerciale et libérale est partout, sur tous les écrans, dès le plus jeune age, ce jusqu'au mythe de l'entrepreneur, homme nouveau, du self made man, quand il ne s'agit pas de "business angel", ce drôle d'ange qui au bout de deux ans cause uniquement taux de rentabilité interne.
C'est globalement qu'il faut refuser ce système de valeurs global, il n'y a pas d'autre alternative pour reconstituer les solidarités perdues.