« Il y a deux catégories de Français qui ne
comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au
souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la
fête de la Fédération ».
Marc Bloch, L'Etrange défaite.
Billet invité de l’œil de Brutus
Dans le courant de ce mois
d’août, Jacques Sapir a publié toute une série de billets appelant à la
constitution d’un « Front de Libération national » de l’ensemble des
forces politiques opposées au couple euro-austérité[i].
Frédéric Lordon lui a rétorqué[ii], vertement,
que tout homme de gauche (la vraie gauche, pas l’ersatz néolibéral, faussement
dénommé « socialiste » qui ose encore prétendre représenter la
« gauche ») ne saurait admettre d’alliance ni avec l’extrême-droite
ni même avec toutes forces de droite[iii]. Ce type
d’association reviendrait en effet indubitablement, selon lui, à faire le jeu
du camp opposé et à fausser, voire à finalement prévenir, toute sortie de
l’euro et de son carcan austéritaires « par la gauche ».
Or, en opposant souveraineté
populaire et souveraineté nationale et en plaçant d’emblée hors-jeu tout
souverainisme non seulement d’extrême-droite mais aussi de droite, Frédéric
Lordon, comme bien des membres (notamment Jean-Luc Mélenchon) de la gauche dite
radicale – pas tous, fort heureusement ! -, s’interdisent toute
possibilité de réel rassemblement des Français autour d’une cause commune.
Cette gauche radicale là, comme le parti communiste par le passé, peut bien
prétendre vouloir « renverser la
table », elle n’a pas les moyens de sa politique. Ce faisant, elle se
condamne soit à l’impuissance, soit à se résoudre, tel le Tsipras déconfit, à « passer sous
la table »[iv], ce qui, de
toute façon, produit le même résultat.
A travers une série de billet, il
sera donc traité de l’irrecevabilité de l’opposition entre souveraineté
populaire et souveraineté nationale (1er billet, ci-après), de l’impasse
d’une recherche solitaire de l’accès au pouvoir de la gauche radicale (2e
billet, à paraître), de ce qu’est le FN et ce qu’il n’est pas (3e
billet, à paraître) et enfin des conditions du rassemblement (4e et
dernier billet, à paraître).
Souveraineté populaire versus
souveraineté nationale
"La France, c'est tout à la fois, c'est tous
les Français. C'est pas la gauche, la France ! C'est pas la droite, la France !
Naturellement, les Français, comme de tout temps, ressentent en eux des
courants. Il y a l'éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va aux
changements, qui est naturellement nécessaire, et il y a aussi un courant de
l'ordre, de la règle, de la tradition, qui lui aussi est nécessaire. C'est avec
tout cela qu'on fait la France. Prétendre faire la France avec une fraction,
c'est une erreur grave, et prétendre représenter la France au nom d'une
fraction, c'est une erreur nationale impardonnable. Vous me dites : à droite,
on dit que je fais une politique
de gauche au-dehors ; à gauche, du reste vous le savez bien, on dit "de
Gaulle, il est là pour la droite, pour les monopoles, pour je ne sais
quoi"'. Le fait que les partisans de droite et les partisans de gauche
déclarent que je suis de l'autre côté, prouve précisément ce que je vous dis,
c'est à dire que, maintenant comme toujours, je ne suis pas d'un côté, je ne
suis pas de l'autre, je suis pour la France."
Charles de
Gaulle, Interview radiotélévisée, 15/12/1965,
En dissociant souveraineté
nationale et souveraineté populaire, Frédéric Lordon divise la France en
deux : d’un côté un peuple de gauche – se réclamant de la souveraineté
populaire -, de l’autre un peuple de droite – se réclamant de la souveraineté
nationale – avec lequel il ne serait être question de s’allier. Se faisant,
c’est la souveraineté qui est coupée en deux. Or, celle-ci étant par nature une
et indivisible, si, au sein du même peuple, deux souverainetés se
rejettent et s’affrontent, c’est
qu’il n’y a tout simplement plus aucune souveraineté possible (sauf à en
exclure totalement ceux qui auraient
l’outrecuidance de se réclamer de la mauvaise). Il n’y a alors non seulement
plus de nation mais plus de peuple, seulement la lutte des classes à outrance.
Or, si une lecture marxienne de la
lutte de classes comme moyen d’analyse partielle
des événements sociaux a tout son intérêt, une telle lecture marxiste prend irrémédiablement une
dimension totalisante qui ne conduit qu’à l’aporie et à l’impasse la plus
complète (tout aussi complète que la croyance en l’irréversibilité de l’euro).
La France, en tant que nation
souveraine émanant du peuple français, n’est pas née ex nihilo, comme par
enchantement, en ce bel après-midi de juillet 1789 qui vit les Parisiens
prendre la Bastille : « cette
grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de
sa chute la nation a pu tenir sans elle »[v].
Toute analyse un tant soit peu poussée de l’histoire de la monarchie capétienne
montre que celle-ci n’a eu de cesse que d’abaisser le pouvoir des féodaux pour
asseoir le sien en s’associant au peuple. Même s’il en fut une belle
démonstration, le sentiment national français ne nait pas à Valmy et avec les
soldats de l’an II. On le retrouve bien antérieurement : à Bouvines
(1214), lorsque Philippe-Auguste et les milices communales repoussent
l’envahisseur anglo-germanique (allié quant à lui aux grands féodaux … français[vi])
et marquent ainsi le début du déclin du pouvoir seigneurial ; autour de
Philippe Le Bel, qui accélère la centralisation du royaume et la rémission des
pouvoirs féodaux ; pendant la guerre de cent ans, durant laquelle les
Français offrirent leur légitimité à une dynastie – les Valois – à la légalité
douteuse (ici – encore ! – contre des grands féodaux vendus à un pouvoir
étranger[vii]) ;
avec Henri IV, lorsque le « Vert Galant » parvient à mettre fin aux
guerres de religion en rassemblant le peuple français sous la bannière de la
France ; même sous Louis XIV, lorsque, au plus fort de la guerre de
succession d’Espagne et menacé d’invasion, le roi Soleil en appelle au peuple
pour préserver l’indépendance nationale[viii].
La chute de la monarchie trouve d’ailleurs une bonne part d’explication dans
l’oubli du peuple des derniers des Capétiens et de leur Cour.
Alors, certes, la souveraineté du
peuple français trouve son accomplissement dans l’avènement de la République.
Mais cet accomplissement a, avant tout, été le fruit d’une longue maturation.
Etre Français ne se résume pas adhérer aux valeurs de la République. C’est une
condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante, car c’est aussi, quelles
que soient ses origines personnelles, assumer un héritage et imaginer un avenir
commun. C’est cet ensemble qui fonde la souveraineté et par voie de conséquence
la démocratie : « pour qu'il y
ait une démocratie il faut qu'existe un sentiment d'appartenance communautaire
suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la
majorité! Et la nation c'est précisément ce par quoi ce sentiment existe. Or la
nation cela ne s'invente ni ne se décrète pas plus que la souveraineté ! »[ix].
C’est clamer, comme Romain Gary, que « je
n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines
»[x]
ou, comme Emmanuel Lévinas que « La
France est une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur aussi fortement
que par les racines »[xi].
En France, peut-être encore plus
que dans tout autre pays, la souveraineté nationale se fonde sur le peuple et
la souveraineté populaire sur la nation. C’est ce que résumait si parfaitement
Charles de Gaulle lorsqu’à la question « Qu’est-ce que le peuple, mon général ? », il répondait tout
simplement « la France »[xii]. Alors, bien sûr, on trouvera des
Français qui fondent leur identité davantage – mais très exceptionnellement
exclusivement – sur les valeurs de
la République et d’autres sur la culture et l’héritage historique. Et,
nonobstant même tout sentiment de classes, certains qui privilégient une
souveraineté ascendante (donc populaire) et d’autres une souveraineté
descendante (donc nationale). Mais il n’en demeure pas moins une seule et
unique souveraineté : celle du peuple français faisant corps dans la
Nation. Et par un juste rappel des
choses, cette même nation, comme le souligne pourtant le même Frédéric Lordon,
ne fait que ramener à la souveraineté : « On peut appeler « nation », disons « nation au sens moderne du terme »,
toute revendication collective du principe de souveraineté »[xiii].
Se réclamer exclusivement d’une
souveraineté populaire revient à penser l’existence de valeurs existant de par
elles-mêmes, hors sol, hors contexte historique ou culturel. C’est une forme
d’ultra-existentialisme qui finit par rattraper l’essentialisme par la petite
porte, puisque ces valeurs ne se fondent certes pas sur une identité culturelle
et/ou nationale héritée par la naissance et dont on ne pourrait se départir
mais sur une identité de classe tout
autant héritée à la naissance ! C’est ainsi qu’en appeler à un hypothétique « peuple de gauche » figure
un complet oxymore : le peuple est le peuple, ni de gauche ni de droite,
il est ce qu’il est, dans toutes ses composantes et dans toute sa diversité.
Et il fonde, seul et lui seul mais dans toute son intégralité, la souveraineté.
En appeler à un « peuple de gauche » et à une « souveraineté de
gauche » fracture la souveraineté et par là-même la dissout intégralement.
Qui plus est, la gauche, et encore plus la gauche marxiste ou marxienne, n’a
pas le monopole du cœur. Elle n’a même pas le monopole de la gauche : les
gaullistes de gauche (et avant eux le catholicisme social) sont bien là pour
rappeler qu’ils ne sont pas les seuls à s’élever contre le « fumier du diable »[xiv],
le pouvoir de l’argent et l’ordre établi des oligarques. Nul besoin de revenir
des décennies en arrière pour en trouver des illustrations. Le discours de
Philippe Séguin à l’Assemblée nationale à l’occasion des débats sur la
ratification du traité de Maastricht en donne un excellente illustration,
notamment lorsqu’il rappelle que « la
France n'est pas la France quand elle n'est plus capable, comme aujourd'hui, de
partager équitablement les profits entre le travail, le capital et la rente,
quand elle conserve une fiscalité à la fois injuste et inefficace, quand elle
se résigne à voir régresser la solidarité et la promotion sociale, quand elle
laisse se déliter ce qu'autrefois on appelait fièrement le creuset français et
qui était au cœur du projet républicain ».
[i] Réflexions sur la Grèce et
l’Europe, Jacques Sapir, russeurope, 21-août-15.
Le
texte de FASSINA, Stefano Fassina, russeurope, 24-août-15
Sur la
logique des “fronts”, Jacques Sapir, russeurope, 24-août-15
A
nouveau sur les “fronts”, Jacques Sapir, russeurope, 27-août-15
[iii] Fabien
Escalona tient un raisonnement similaire à celui de Frédéric Lordon (Chevènement,
Dupont-Aignan... Pourquoi la coalition de la France du «non» est vouée à
l'échec, Fabien Escalona, Figarovox, 25-août-15). A l’opposé, on notera la
remarquable appréciation de David Desgouilles : Rapprochement
Chevènement/Dupont-Aignan : l'union des souverainistes en marche, David
Desgouilles, Figarovox, 19-août-15.
[iv] Cf.
Frédéric Lordon, L’alternative
de Syriza : passer sous la table ou la renverser, blog Le Monde
diplomatique, 19/01/2015.
[v] Ernest
Renan, Discours sur la Nation.
[vi] Et quand on
voit le comportement des grands « féodaux » de notre époque, on se
dit qu’il existe tout de même quelques constantes historiques …
[vii] Idem …
[viii] Lire L'appel
du 12 juin 1709 de Louis XIV, L’Espoir, 04/01/2015.
[ix] Philippe
Séguin, Discours à l'Assemblée nationale, 05/05/1992.
[x] Cité par
Dimitri Casali, L'Histoire de France interdite, Lattès 2012, page 20.
[xi] Emmanuel
Lévinas, Difficile liberté, cité par Alain Finkielkraut, L'Identité
malheureuse, Stock 2013, page 135
[xii] Cité par
André Malraux, Les chênes qu'on
abat, Folio 1974, page 75
[xiii] Frédéric
Lordon, La Malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique,
Les Liens qui libèrent 2014, page 176.
[xiv] Jack Dion,
Le Fumier du
diable, Marianne, 03/08/2015.
Tout les français connaissent le système de récupération des idées générales, et la sortie de l'euro en est une, mais ils reconnaissent aussi que sans souveraineté, la droite et la gauche non aucune signification puisque leur programme se fait ailleurs. Maintenant la division est tout autre!
RépondreSupprimerLa gauche de gauche est condamnée à la fuite en avant car tt son édifice repose sur une chimère : changer le peuple pour le faire cadrer avec ses conceptions idéalistes : sa façon de donner libre cours à son fantasmé de toute-puissance.
RépondreSupprimerSa stratégie consiste à laisser pourrir la situation en misant sur le fait qu'en bout de course c'est elle qui ramassera la mise, le pouvoir sur une UErope constitué lui tombant dans les mains tel un fruit mûr.
Mais en attendant, il faut trouver toutes sortes de mauvaises raisons pour ne pas mettre en péril ce joli édifice internationaliste qu'est l'UErope ! Car cette gauche considère que le temps joue forcément en sa faveur.
Lordon est davantage de bonne foi mais sa pureté idéaliste le condamne à théoriser sans lendemains ...
Je ne trouve pas que la distinction entre souveraineté nationale et souveraineté populaire soit un faux débat, ce parce qu'elles seraient automatiquement imbriquées.
RépondreSupprimerC'est au contraire un éclaircissement bien nécessaire.
La souveraineté nationale peut bien être proclamée sans qu'elle se traduise par une souveraineté effective du peuple.
Le pouvoir de décision peut bien être entièrement ramené à l'échelon national, cela ne suffirait pas à établir une vraie démocratie.
A l'échelle de la nation entendue comme le territoire national, peuvent bien à nouveau réaffirmer des institutions pleinement souveraines, celles-ci peuvent bien être de nature technocratiques, oligarchiques.
Cela n'aurait d'ailleurs rien d'étonnant avec un FN parvenant au pouvoir.
Avec le retour à une souveraineté dite nationale, rien ne garantit donc que ce soit l'intérêt général des français qui soit recherché.
Il est donc bien heureux de préciser les mécanismes de rétablissement d'une vraie démocratie (représentation politique, transparence, liberté et indépendance des médias...) si l'on veut convertir des gens "de gauche" au mérite de la nation souveraine.
Ce n'est pas un débat futile en tout cas...
Effectivement, on peut avoir la souveraineté sans la démocratie (mais pas l'inverse !).
SupprimerCes conditions (du rétablissement démocratiques) seront l'objet du 4e et dernier billet.
Ce qui est appelé "democratie representative" n'est pas une vrai démocratie ; la vraie démocratie ne peut se concevoir que sur le rayon de vision d'un citoyen , c'est a dire par exemple le vote pour le conseil municipal d'une petite commune . L’élection d'un sénateur n'a rien de vraiement démocratique
Supprimer