Billet invité de
Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait de l’homme
moderne »
Le 12 Juillet 2014, Benoît Hamon alors
ministre de l’éducation nationale annonçait l’introduction de cours de
programmation informatique sur la base du volontariat, en temps périscolaire,
dès la rentrée 2014.
Notre pauvre ministre d’alors fit l’unanimité
contre lui. Michel Onfray, tout à la construction de sa nouvelle image de
penseur de gauche mais défenseur des valeurs traditionnelle se gaussa, et
rappela avec gourmandise qu’il fallait peut-être commencer par apprendre à
lire, écrire et compter.
Les tenants de l’introduction de technologies
modernes à l’école ne furent pas plus indulgents, l’éducation nationale ne
pouvant pour eux qu’être frappée du sceau de la ringardise troisième
république. Il est vrai que notre Président faisait revivre au même moment tout
le folklore politique de cette époque, demi-mondaines comprises.
Mais pour une fois depuis bien longtemps, un
ministre de l’éducation nationale voyait juste, si tant est que l’idée soit
venue de lui, ce qui est peu probable. Le débat factice qui suivit sa
proposition est riche d’enseignements quant à la perte de la tradition de la
pensée en France.
Un affrontement trop prévisible se mit en
place, avec la routine mécanique des fausses idées.
De l’autre côté les
« modernistes », voulant tourner le dos à tous les modes
d’apprentissage classiques, considérés comme « inadaptés » à la société
d’aujourd’hui.
Le contresens commis dans cette querelle
simpliste des anciens et des modernes, est de voir la programmation
informatique comme coupée des enseignements fondamentaux. Le modernisme n’est
pas à opposer au traditionnel. Il y a des pédagogies qui poursuivent l’héritage
et la transmission d’une pensée des anciens temps à aujourd’hui, d’autres qui
la coupent, et c’est ce clivage qui distingue les bons enseignements des
mauvais.
Par ignorance, beaucoup voient la
programmation informatique comme une simple technique, regroupant des
« geeks » incultes ne s’exprimant que par barbarismes et codes
incompréhensibles. L’on met ainsi dans le même sac les drogués aux SMS et aux
jeux vidéo, les amateurs de rap et les développeurs de code, dans une sorte de
mépris pour une sous-culture bruyante et échevelée.
Ceci est la vision superficielle d’un certain
sociologisme, ne sachant que classifier les gens en « tribus » et en
impressions, sans rentrer dans l’analyse de leur discours, ou encore de
personnes de bonne volonté mais entachées de préjugés.
Pour ceux qui en connaissent le métier, deux
grandes populations de développeurs existent.
La première est celle de développeurs
purement techniciens, préoccupés par la seule connaissance des dernières
méthodes en vogue. Ils sont environnés d’une forme de sous-culture artificielle
et semi-analphabète, avec l’abréviation du langage, le culte de la vitesse et
le culte du dernier cri comme seules valeurs importantes.
Les développeurs du second type sont tout à
l’opposé. Sur-cultivés, ils étendent le champ de leur curiosité bien au-delà de
la programmation, dans tous les domaines des sciences, arts et lettres. Ils
conçoivent la programmation non comme une technique, mais comme la maîtrise de
la logique et de l’art de raisonner.
Ils ne considèrent pas pour autant le
qualificatif de « technique » comme péjoratif, car ils tiennent à ce
que leurs conceptions, même très abstraites, puissent passer à l’épreuve du
réel de façon indiscutable. Pour cette raison, ils jugent déplorable ce
tropisme très français de séparer ceux qui pensent et ceux qui font, menant à
une modèle de dirigeants superficiels et ampoulés.
Les développeurs véritables ne voient pas de
rupture entre leur passion et les humanités. Ils se savent issus d’une longue
lignée issue de Platon et Aristote, passant par nos ordres monastiques qui
conciliaient une foi ardente avec une grammaire rigoureuse, puis se développant
avec Leibniz, Pascal, jusqu’aux pères fondateurs de la logique et de
l’informatique modernes, Turing, Church, Gödel, Von Neumann.
Cette lignée sait que lettres et sciences ne
doivent pas être séparées, que grammaire et logique procèdent d’un même désir,
celui de l’aventure du langage. L’ancienne tradition française serait bien
placée pour comprendre cette vision du monde. Il n’est en rien une coïncidence
que la pureté de la langue racinienne, la grammaire de Vaugelas et la logique
de Port-Royal d’Arnauld et Nicole soient apparues très proches dans le temps.
De même, un Pierre Abélard ou un Saint-Thomas d’Aquin ont brillamment porté une
certaine tradition française de la langue et de la logique.
A ceux qui seraient sceptiques quant à un tel
héritage chez les programmeurs d’aujourd’hui, il faut signaler que l’une des
méthodes de programmation les plus usitées de nos jours – la programmation
orientée objet – est toute entière issue des «Catégories » d’Aristote,
faisant de la logique du Stagirite une pensée plus forte encore que le seul art
de la déduction.
Un exemple ? La relation du genre à l’espèce
– l’on dirait de la classe à l’instance de nos jours – établit la distinction
entre un schéma générique et l’un de ses exemplaires réalisés concrètement. Je
me suis servi récemment de cette relation pour expliquer qu’universalisme et
patriotisme n’étaient pas à opposer l’un à l’autre, mais que le second était
l’exemplification par un pays des valeurs promues par le premier.
« L’orienté objet » n’est pas
qu’une technique, c’est une manière de raisonner et une vision du monde à la
fois fine et puissante. « L’orienté objet », repose toutes les
questions que les moines logiciens du XIème au XIVème siècle ont explorées, sur
le caractère réel ou conventionnel des abstractions, sur les infinies nuances
avec lesquelles des individus pouvaient adapter l’application d’une règle
donnée, sur la lutte incessante entre notre volonté de catégoriser le monde et
la résistance que l’ineffable de la vie lui oppose.
Nous avons perdu en France, cette ténacité du
raisonnement qui nous rendait fins et forts à la fois. De pseudo-philosophes se
sont mis à réduire tout débat contradictoire à l’identification immédiate de la
bonne et de la mauvaise manière de penser, à des oppositions manichéennes dans
lesquelles ils étaient toujours investis, par le plus extraordinaire des hasards,
du beau rôle.
La pseudo-pensée de 68 a démoli en profondeur
notre capacité à former des concepts et des raisonnements. Qu’importe
d’ailleurs que ses épigones soient passés sans coup férir du marxisme le plus
sectaire au néo-libéralisme le plus opportuniste, les recettes du terrorisme
intellectuel restèrent les mêmes, celles que leur maître Althusser leur
enseignait.
68 a eu un génie, celui de faire croire
qu’une génération s’était distinguée par son originalité et sa profondeur,
quand elle ne pratiquait que l’opportunisme le plus banal et la superficialité
la plus clinquante. Les seuls domaines dans lesquels les soixante-huitards ont
véritablement réussi sont ceux des arts de la superficialité et de l’apparence,
la communication grossière, les média de masse, la publicité.
Leur tromperie suprême est de faire croire
qu’ils pratiquent la philosophie, en lui appliquant les recettes de la
publicité et de la télé-réalité. Leur art du maquillage leur fait adopter des
postures de profondeur, des airs entendus sur un verbiage incohérent et dénué
de sens.
Ainsi prirent-ils des airs éplorés en
maudissant le fait que notre époque ne produisait plus de maîtres, masquant de
façon grossière leur seul désir de se voir décerner ce titre, alors qu’aucune
époque autre que la leur n’en a compté aussi peu. Aucune génération n’a eu une
réflexion aussi pauvre, tout en revendiquant bruyamment d’en détenir le primat.
De vrais maîtres à penser suivirent pourtant,
qui se nommaient Monod, Atlan, Prigogine, Girard, Changeux, Delahaye, bien
différents d’eux. Souvent des scientifiques, ne payant pas de mine, rares dans
les médias, détestant l’esbroufe, assemblant patiemment ces centaines
d’observations et de remarques qui finissent par former le tissu cohérent de la
pensée. Dès qu’un vrai travail est nécessaire, une discipline et une
déontologie, les soixante-huitards s’évanouissent, incapables de dépasser les
premiers stades.
Pendant que notre université se perdait dans
les impostures hégeliano-marxistes, le monde anglo-saxon de la philosophie se
tournait résolument vers les disciplines de la logique, nécessitant modestie et
finesse d’analyse. Ses maîtres – cette fois ci ils n’étaient pas en toc – se
nommaient Popper, Quine, Putnam, Kuhn. Notre René Girard dut s’exiler et
trouver refuge parmi eux, sauvant l’honneur de la pensée française, fuyant la
banalité du mal des faux originaux.
La force des universités américaines n’est
pas à chercher ailleurs. Sans avoir à décréter la pluridisciplinarité, la
puissance de la logique la permet de fait : il paraît naturel à un
étudiant américain en économie, en philosophie ou en psychologie d’employer la
théorie des jeux, l’algorithmie ou la décidabilité. La suprématie américaine
dans les entreprises du digital en est une retombée, sans d’ailleurs que
l’université ait eu à concéder quoi que ce soit à l’utilitarisme de
l’entreprise.
Nous pensons en France être les détenteurs
perpétuels du savoir des anciens, parce que nous en répétons le récit
historique comme une incantation, au lieu de simplement poursuivre les
disciplines qu’ils pratiquaient. Nous aimons nous parer de la profondeur de la
connaissance, alors que notre déliquescence intellectuelle montre que nous
sommes plus attachés au prestige que la connaissance confère, qu’à la
connaissance elle-même.
Le poison de l’esprit inoculé par 68, la
boursouflure qui ne masque que l’arrivisme le plus banal, n’est pourtant pas
irrémédiable. Il est toujours temps de reprendre le chemin du canevas patient
de la logique. Nous avons récemment progressé en France, bâtissant petit à
petit notre propre école de philosophie analytique, renouant avec cette
passerelle entre la logique et les lettres.
Pour que ce dispositif fonctionne, il ne
suffit pas de développer des pépinières de jeunes talents en programmation. Il
faut aussi que leur puissance de réflexion soit valorisée en entreprise, ce qui
malheureusement est un autre de ces contrastes criants entre le monde
anglo-saxon et le nôtre.
Nous préférons trop souvent de soi-disant
« généralistes » qui se donnent l’excuse de la hauteur de vue pour
masquer leur méconnaissance totale de leurs dossiers. Nous sommes en cela
encore trop sous la dépendance des héritiers de 68. Ceux qui prétendaient
placer l’imagination au pouvoir prouvent chaque jour que d’imagination, ils
sont totalement dépourvus lorsqu’ils prennent les rênes des entreprises. L’état
peut jouer un rôle en créant de petites structures dans des
« incubateurs », valorisant les véritables talents comme
contre-exemple à de grands groupes privés qui ne jouent plus ce rôle.
L’introduction de la programmation, si elle
est bien faite, ne sera en rien un abandon des humanités, mais au contraire le
moyen d’en montrer la puissance. Un enseignement fort ne consiste pas à opposer
les anciens et les modernes, mais à ne jamais lâcher le fil de la transmission
qui les relie, comme nous y invite une Natacha Polony.
Merci et bravo pour ce billet.
RépondreSupprimerA faire lire d'urgence à Jean-Paul Brighelli et Eric Anceau.
Talisker.
L'enseignement de l'informatique existe en France. Mais il est placé après le bac.
RépondreSupprimerDonc j'imagine que vous voulez le placer avant et alors, à partir de quel niveau ? Enseigné par qui (une filière de formation d'enseignants spécifiques?) ? A la place de quelle autre discipline (quelle(s) discipline(s) verra son nombre d'heures diminuer) ?
L'idée des réponses à ces questions qui sortiraient des cerveaux dérangés qui sont à la direction de l'éducation nationale en France est tellement inquiétante qu'utiliser des arguments pour déplacer le débat vers l'effondrement du niveau scolaire des élèves est, je pense, une des seules manières d'atteindre le grand public et d'avoir une chance de sauver ce qui peut encore l'être.
Bonjour,
SupprimerJe verrais un enseignement à partir de la 6ème. Une introduction à la logique peut être faite en primaire, à partir de petits jeux et énigmes, comme ceux de Raymond Smullyan.
Afin de ne pas diminuer les heures des autres enseignements, il faudrait choisir la programmation comme une option en 6ème, tout comme la musique, les SVT, les classes bilangues, ... : il faut avoir une certaine envie au départ !
Il faudra effectivement une filière d'enseignants spécifiques : faire enseigner la programmation par le professeur de mathématiques n'est pas pertinent, les enseignants en mathématiques n'étant pas formés à cette tournure particulière d'esprit.
Marc.
L'enseignement de l'informatique existe en France AVANT le bac ! En filière S, il existe maintenant une 4è spécialité, en plus des choix de SVT ou Mathématiques ou Physique, en Informatique. Et ce depuis 2 ans maintenant (ou 3 ?).
SupprimerMais un enseignement, malheureusement, dirigé par un professeur de mathématiques et non par un informaticien, dans le lycée que fréquentent mes enfants
Supprimer@Marc Rameaux
SupprimerOk merci.
@CanluCat
Oui c'est vrai. Mais c'est assez marginal.
L'enseignement de l'informatique peut tout à fait se faire par un enseignant d'informatique. Il existe une option dédiée (la D) à l'agrégation de mathématiques, mais même les autres options sont en mesure de le faire. L'état d'esprit n'est pas très différent.
SupprimerL'option programmation au lycée, dans les années 1990, se faisait à raison de 3 heures par semaine, avec un enseignant de maths ou de physique, de la seconde à la terminale. Elle donnait une bonne introduction à la programmation de type C / Pascal, aux algorithmes et à la logique.
Ayant vu la page de cours (niveau L3/M1 à l'ENS Paris) d'un logicien universitaire, il semblait déconseiller les livres de Smullyan dans sa bibliographie.
L'enseignement de l'informatique peut tout à fait se faire par un enseignant de *mathématiques*.
SupprimerUn professeur de mathématiques a certainement la capacité d'atteindre le niveau suffisant en informatique pour enseigner, mais il lui faudra tout de même une formation complémentaire importante avant de le faire : la programmation orientée objet a introduit une nouvelle façon de concevoir les programmes informatiques qui nécessite plus que le seul bagage mathématique pour être comprise. Il faut également beaucoup de pratique pour bien la maîtriser.
SupprimerConcernant Smullyan, je ne sais pas pour quelles raisons votre universitaire le déconseillait et je serais curieux de voir ses arguments. Les livres grand public de Smullyan sont une excellente vulgarisation de la logique, il n'a jamais prétendu à plus et les petites énigmes à la Lewis Carroll qu'il propose seraient très bien pour des élèves de primaire.
Peut-être votre universitaire est-il trop puriste pour que la présentation ludique de Smullyan lui plaise ? Il est vrai qu'il parvient à vous faire démontrer le théorème de Gödel presque sans que vous vous en aperceviez, par une suite d'énigmes et de jeux ! Est-ce cela qui lui a déplu ?
Marc
Oui, j'ai utilisé en tant qu'élève les énigmes des livres de Smullyan, à partir de la première S. Je ne pense pas qu'ils soient utilisables en primaire.
SupprimerJe ne retrouve pas la page de la personne en question en suivant le chemin que j'avais emprunté il y a un an. Mais il disait, de mémoire "à ne pas utiliser sauf si on veut être sûr de ne rien y comprendre". Connaissant le livre, dont les énigmes sont effectivement agréables, je m'en étais souvenu.
La POO ? Je pense que c'est trop avancé pour le lycée. En CPGE, les gens étudient plutôt les automates finis, en CAML. En lycée, il faut qu'ils apprennent un langage de programmation procédural et le contexte informatique. Les gens que j'ai eu au lycée étaient tout à fait capables de prendre cela en charge.
Attention à ne pas céder au réflexe bien connu des universitaires, qui veulent mettre les résultats les plus pointus de leur discipline dans les programmes de lycée. Le lycée n'est pas là pour ça, c'est une première introduction et une formation au raisonnement, ce n'est pas une phase de professionnalisation qui vient après le bac.
Vous trouverez ici la liste des leçons d'informatique de l'option D de l'agreg de mathématiques :
http://agreg.org/Informatique_2014.pdf
Les candidats tirent une leçon au sort, la préparent pendant trois heures puis la présentent pendant une heure (dont interrogations complémentaires par un jury d'universitaires).
Les autres options de l'agrégation de mathématiques comportent une épreuve de modélisation, qui comportent une partie de programmation dans un logiciel de calcul scientifique ou de calcul forme.
Merci pour ces informations détaillées et enrichissantes. Les énigmes de Smullyan vont du plus simple (bases du syllogisme et des opérateurs "et" et "ou") au plus complexe machines de Turing, théorème de l'arrêt, numération de Gödel, ...
SupprimerPour les plus simples, je pense qu'elles sont abordables à partir de l'âge de 8 ans. Apprendre à un enfant les tables de vérité sur les opérateurs élémentaires me semble tout à fait praticable.
Bien sûr, il faut savoir faire de la programmation procédurale avant la POO : il faut savoir marcher avant de voler. Mais des mécanismes comme la surcharge, l'héritage et les notions de classe / instance donnent déjà de bonnes habitudes intellectuelles et me semblent abordables dès le collège.
Habituer les élèves à ne plus penser séquentiellement mais à partir d'objets pouvant s'appeler entre eux dans n'importe quel ordre est une notion simple, qui peut s'illustrer par des exemples. Je ne demande pas évidemment à enseigner les classes ou méthodes abstraites.
Il y a très certainement un enseignement de l'informatique de grande valeur à partir de l'enseignement supérieur. Il peut même être parfois parmi les meilleurs du monde, cf par exemple celui que dispense JP Delahaye. Je ne plaide pas pour faire "descendre" au lycée des notions qui préparent à la vie professionnelle (c'est l'un des points de l'article), mais pour que l'informatique soit considérée comme l'une des "humanités", notamment en faisant apparaître son fort lien avec la grammaire, la logique et les mathématiques.
Ceci dit, vous avez raison de souligner que ce n'est pas l'enseignement qui est une grande défaillance. D'autres facteurs nous rendent incapables aujourd'hui de rivaliser avec les USA sur l'industrie du digital, facteurs qui sont inscrits dans le monde de l'entreprise et dans le monde économique.... mais ceci est l'objet d'un prochain article !