Billet invité de Marc Rameaux, auteur de
« L’homme moderne »
1. Théorème de la
rentabilité
Toute recherche
immédiate et aveugle de rentabilité aboutira à des pertes considérables de
rentabilité.
Illustrations :
La diminution du prix
des composants ou des équipements :
Comprimez vos coûts
de production en rognant sur le moindre composant, sans connaissance du
fonctionnement industriel d’ensemble de votre produit ou de votre service.
Vous obtiendrez alors
une automobile haut de gamme dans laquelle il n’est pas possible de téléphoner
en connexion bluetooth, une assurance ou un service juridique ne couvrant plus
qu’un pourcentage dérisoire de ses clients, un call-center incapable de
renseigner des personnes ayant besoin d’aide, un système informatique
défaillant parce que le prestataire engagé pour le développer aura été étranglé
financièrement par votre service achats.
Une opération de
diminution des coûts ne doit être engagée qu’en ayant évalué précisément ses
impacts sur le processus de production et sur le niveau de qualité du produit
final. On ne doit lui donner son aval que s’il a été prouvé qu’elle ne
dégradait que de façon négligeable ces deux derniers points. Il faut pour cela
rentrer dans une compréhension profonde des métiers à l’œuvre dans son
entreprise et discuter avec leurs chevilles ouvrières, non agir en simple
« cost killer ».
L’ignorance des
conditions de maintenance :
Ne pensez qu’à la
vente de votre produit sans préparer son après-vente. Pour des raisons de
diminution immédiates de coût, employez le processus de production le plus
facile, mais qui rendra dix fois plus difficile une intervention de réparation,
parce que vous n’aurez pas prévu que votre produit puisse être démonté, ni
donné une priorité d’accès à ses pièces maîtresses par un réparateur.
Vous obtiendrez par
exemple une automobile nécessitant deux heures de temps de main d’œuvre et le
démontage de son bouclier avant pour changer une ampoule. Ou bien une maison
dont l’accès aux arrivées d’eau est impraticable. Ou encore un appareil
électroménager devant être entièrement changé parce qu’il n’a pas été conçu en
modules indépendants mais en blocs solidaires.
Enfin si vous
développez un produit incluant des logiciels embarqués, sa non modularité et sa
solidarité totale avec le « hardware » de votre produit vous auront
permis de diminuer les coûts, mais obligeront votre client à revenir dans vos
points de vente pour une simple mise à jour, à la fois pour des raisons de
complexité et de sécurité.
Faites de même pour
votre offre de services, où il sera beaucoup plus simple et moins coûteux de ne
traiter que 2 ou 3 cas d’usage pour vos clients, mais où la moindre procédure
sortant de l’ordinaire nécessitera un temps et une complexité au centuple, que
soit vous devrez régler, soit vous ferez payer très cher à votre client en lui
refusant le service qui lui est dû.
La logique de
production d’un produit ou d’un service est différente de la logique de sa
réparabilité. Les deux sont souvent contradictoires, et doivent faire l’objet
de compromis astucieux, conçus à l’avance. Celui qui ne pense qu’à la première
dimension sans penser à la deuxième en même temps se prépare des lendemains
difficiles.
La diminution des
salaires par offshoring :
Enclenchez l’une de
ces brillantes opérations d’offshoring qui vous vaudront d’être considéré comme
un grand stratège du management, quand le principe que vous appliquez n’est
qu’une simple règle de trois.
Ignorez au passage les
problèmes de barrière de la langue, de différences culturelles, de difficulté
de piloter à distance une activité, par téléphone ou vidéo-conférence sans
jamais les voir ou les connaître personnellement.
Ne voyez pas que sur
des compétences rares et à haute qualification, le ratio salarial de 1 à 10 sur
lequel vous comptez ne s’applique plus, les personnes qualifiées dans tous les
pays se renseignant par internet sur le prix de leur compétence.
Continuez de penser
qu’un ingénieur se paie dans ces ratios dans un pays en développement, y
compris en embauchant une personne sous-qualifiée. Tenez le discours de la
mondialisation heureuse et de l’ouverture aux autres pour accompagner votre
action, tandis que dans votre for intérieur vous pensez que les personnes des
pays en développement sont des esclaves à exploiter, dont la distance aura
l’avantage supplémentaire de ne pas vous inquiéter.
Enfin et surtout, ne
faites pas la différence entre une activité de cœur de métier et une activité
connexe lorsque vous l’externalisez. Sur des activités de cœur de métier, ne
gardez aucune compétence interne vraiment profonde au siège pour piloter
l’activité à distance, par exemple des personnes ayant une expérience poussée
de la programmation pour coordonner le travail de dizaines ou de centaines de
programmeurs situés à des milliers de kilomètres. Il est vrai que les chefs
d’équipe ayant une réelle compétence approfondie vous font peur, l’on risque de
s’apercevoir qu’ils feraient de bien meilleurs managers ou directeurs que vous.
Vous obtiendrez alors
un désastre tel que celui de la Royal Bank of Scotland en 2012, vous obligeant
à des opérations de « reshoring » en catastrophe et à des prix
exorbitants, ainsi qu’au paiement d’amendes très élevées pour le préjudice que
vos clients ne manqueront pas de subir.
Toute opération
d’offshoring n’est pas mauvaise en soi si l’on a pris le soin de bien la
préparer, c’est-à-dire dans le respect des équipes se trouvant à distance et de
celles restant au siège. Les profils qualifiés des équipes distantes devront
être payés en conséquence : les « grilles » normatives des
grands groupes doivent prendre le chemin qu’elles méritent, c’est-à-dire celui
de la poubelle. Les compétences se paient, que l’on soit en Inde, au Brésil, en
Bulgarie ou au Burkina-Faso, et penser le contraire relève de l’hypocrisie
mondialiste qui se présente comme un modèle d’ouverture mais possède un
soubassement mental d’arriéré féodal.
Il est crucial de
conserver des équipes compétentes au siège s’il s’agit d’une activité de cœur
de métier. Seule la précision de leur professionnalisme peut contrebalancer les
difficultés de la distance, de la langue et de la culture. En particulier, de
bons professionnels de part et d’autre pourront dialoguer dans un langage non
ambigu, par exemple directement dans des langages de développement dans le
cadre d’un projet informatique. Trop d’actions d’offshoring ne sont pas un
moyen de répartir une activité mais de s’en débarrasser, en imaginant que l’on
se passera de l’effort du management réel par l’illusion que sont le
« forfait » et le « contrat ».
La diminution des
frais de structure en s’appuyant sur les employés :
Ayez l’idée géniale -
et que vous présenterez comme telle – de faire réaliser les tâches
administratives ou de gestion par les équipes opérationnelles, par exemple
l’émission de demandes d’achat, le contrôle de gestion, voire la gestion de la
facturation. Ceci afin de diminuer voire supprimer les équipes en charge de ces
actions.
Tenez le raisonnement
cynique estimant que vos employés absorberont ces nouvelles tâches sur leur
temps personnel, notamment grâce aux nouvelles possibilités techniques de
travail à distance (connexion VPN, etc.) leur permettant de les effectuer
depuis chez eux entre 22h et 24h.
Vous obtiendrez pour
une part des salariés en burn-out, pour ceux qui se seront laissés berner par
votre jeu, et une autre part sans cesse grandissante qui refusera
catégoriquement de prendre sur son temps personnel pour effectuer ces tâches.
Par tous les moyens de
la résistance passive - qui finit toujours par avoir le dessus sur tout
contrôle même tyrannique - votre productivité sur les activités contribuant
directement à votre chiffre d’affaire chutera drastiquement. Cerise sur le
gâteau, vous serez amenés à payer ces activités administratives et de gestion à
un taux horaire bien supérieur à celui du marché.
Les notions de
« cœur de métier » et de motivation associée possèdent un impact
considérable sur la productivité des équipes, d’autant plus mésestimé qu’elles
en sont une clé essentielle. Décharger les équipes opérationnelles des tâches
administratives qui les environnent permet d’atteindre les performances des
meilleurs, tandis que rogner sur ces frais de structure est la fausse bonne
idée, celle des managers distants ne pilotant qu’à coups de ratios,
c’est-à-dire ceux qui ne méritent pas leur titre.
2. Théorème de la
vitesse
Toute recherche
d’efficacité par la seule rapidité aboutira à des pertes de temps
considérables.
Illustrations :
La tentation des
apparences dans les développements informatiques :
Dans l’industrie du
numérique, il est plus rapide et plus visible de réaliser des fabrications ou
des développements ad’hoc que selon une conception d’ensemble. Ceci est a
contrario des industries classiques, pour lesquelles l’on conçoit qu’il est
nécessaire de mettre en place des processus de production standardisés et
généraux pour accroître la productivité.
La difficulté propre
au numérique est que des développements ayant un certain niveau de généricité
et d’abstraction ne sont pas pour autant standard. Ils nécessitent une grande
intelligence de la part de leurs concepteurs, non nécessairement reproductible.
La puissance de
conception qui sous-tend un programme informatique se révèle lorsqu’il faut en
faire des modifications un an plus tard. Par exemple s’il dessert plusieurs
pays selon un schéma général et quelques variantes spécifiques dans chaque
pays, un programme bien développé ne nécessitera des retouches qu’à un seul
endroit, tandis que celui ayant choisi la facilité devra reprendre ses
traitements en autant d’endroits qu’il y a de pays.
Une conception
numérique nous confronte toujours à des questions relatives au générique et au
spécifique, au langage formel et au langage naturel, à l’exactitude et à
l’ambiguïté sémantique. Derrière cette chose très terre à terre qu’est la
maintenance d’un programme informatique, se cachent des questions fondamentales
sur la nature de la logique et sur son rapport à la connaissance et au réel.
C’est en cela que le
choix des concepteurs est crucial. Ceux qui aiment la facilité et la rapidité
privilégieront des développeurs fournissant un résultat visible immédiat, mais
qui n’auront pas pensé à la généricité de leur code. Un développeur lent est
soit médiocre soit génial et si l’on ne sait comment départager les deux par
une revue de conception, des erreurs de jugement dramatiques peuvent en
découler. Selon son mode de conception, les coûts de maintenance d’un
développement informatique ne varieront pas seulement dans un rapport de 10%,
20%, ou 30%, mais dans un rapport net de 1 à 10.
La vitesse est une
notion qui devient paradoxale lorsque le produit est complexe. Lui vouer un
culte ne permet pas d’être rapide mais agité, s’épuisant en tâches sans valeur
auxquelles l’on se condamne soi-même. Comme dans les arts martiaux, celui qui
est réellement rapide ne semble pas se déplacer vite, il est celui que l’on ne
voit pas venir.
La malédiction de
powerpoint :
Le désastre humain (7
astronautes morts) et technologique de la navette Columbia en 2003 est dans
toutes les mémoires, parce qu’emblématique de décisions superficielles et
prises à l’emporte-pièce sur la base de présentations powerpoint.
Avec le culte de la
vitesse est venu celui de la superficialité, qui a modelé un nouveau type de
manager et de directeur, celui ne supportant plus un effort de réflexion et de
concentration au-delà de 30 secondes.
Powerpoint est le véhicule
préféré de ces nouveaux histrions de l’apparence. Des réunions de décision
engageant parfois des budgets de plusieurs millions d’euros voire des vies
humaines sont évacuées en quelques minutes, par adoration de la vitesse.
Les comités de
direction deviennent des numéros de mauvais théâtre, où règnent les plus
démagogues et les plus flatteurs, ceux qui sont capables de monter en épingle
un détail insignifiant, d’ignorer la trame des points véritablement importants,
ou de prétendre que les méthodes de projet n’ont pas été respectées parce qu’il
aurait fallu aller au-delà du cinquième slide pour prouver le contraire.
Seuls quelques
patrons visionnaires prennent la mesure de ce danger. Ainsi Jeff Bezos, PDG
d’Amazon, a-t-il interdit l’usage de powerpoint dans les réunions de décision.
En lieu et place, toute décision devant être soumise à arbitrage doit faire
l’objet d’un résumé de 4 à 6 pages, et les 20 premières minutes de la réunion
doivent être consacrées à la lecture du document, afin de s’assurer que chacun
des participants l’a bien lu.
Ceci peut paraître
aberrant, mais Jeff Bezos a été suffisamment fin observateur pour savoir que
dans nombre d’entreprises modernes, de soi-disant décideurs ne prennent même
plus les quelques minutes nécessaires à la connaissance minimale de leur
dossier.
Il est vrai que les
jeux d’acteur de l’entreprise moderne valorisent bien peu la connaissance de
son métier, beaucoup plus l’art de l’intrigue territoriale. Celle-ci étant très
consommatrice en temps, le culte de la vitesse, la superficialité inouïe des
dirigeants modernes et leur totale absence d’éthique sont trois phénomènes qui
ont avancé de concert.
Lorsque des décisions
sont à prendre concernant des infrastructures profondes de l’entreprise, mais
que le résultat n’est pas en visibilité immédiate, telles que la mise en place
de référentiels ou des points d’architecture informatique, l’incompréhension
est totale entre les prétendus décideurs et ceux qui en auraient la véritable
compétence.
Le culte de la vitesse
est corrélatif de celui des imposteurs, phénomène maintenant hégémonique dans
le monde de l’entreprise. Obliger – comme le fait Jeff Bezos – aux quelques
minutes de réflexion et d’approfondissement démasque les imposteurs, révèle les
véritables conceptions de fond ainsi que les compétences qui doivent les
accompagner. La cohérence et la cohésion d’un texte ne mentent pas, obligent à
structurer la pensée et à en chasser les facilités. Les profils des dirigeants
se façonneront à cette expérience : l’on sélectionne les hommes que nos
cultes ont mérités. La véritable rapidité est rendue au centuple à celui qui ne
s’est pas prêté aux grotesques mises en scène et aux parades du
« slideware ».
Réorganisation d’une
direction : aller trop vite dans ce qui nécessiterait du temps, trop
lentement dans ce qui devrait être traité rapidement :
La plupart des
réorganisations de direction sont conduites selon des logiques d’avidité
territoriale et d’avidité pour les postes, non par une compréhension organique
des forces et faiblesses des équipes existantes. Il est vrai que pour atteindre
ce dernier niveau, il faut s’intéresser aux hommes, à leurs accomplissements et
à ce qu’ils savent faire.
Les décisions
concernant l’organigramme de tête sont prises avec une violence sourde
alimentée par le carburant de l’arrivisme. Lorsqu’il est dit que les meilleures
décisions concernant les postes à pourvoir seront discutées et analysées
ensemble, l’on peut être sûr qu’elles auront déjà été actées quand les
principaux intéressés n’y pourront plus rien. Le comité de direction est nommé
généralement beaucoup trop vite et consacre les meilleurs manœuvriers de
couloir, non les véritables chefs d’équipe.
Les guerres
d’ambition sont toujours accompagnées par leur ombre qu’est la peur. Comme le
fait remarquer Kundera, celui qui presse exagérément le pas n’est pas l’homme
décidé mais le trouillard. Le culte de la vitesse révèle celui qui fuit
toujours quelque chose. Dans le cas de la réorganisation d’entreprise, cette
fuite est celle de la confrontation directe avec les hommes.
Les postes de
direction sont trop rapidement pourvus non par le seul empressement de
l’ambition, mais par celui de la peur : dans la société moderne, les
hautes positions sociales sont celles qui vous permettent de vous isoler et de
vous protéger de la confrontation aux hommes, non de vous y plonger, comme cela
devrait être le cas du véritable dirigeant.
Jamais une société
qui se dit moderne n’a autant cultivé l’esprit de caste. La vitesse de la
course aux postes ne peut même plus avoir l’excuse de la saine ambition, de
celui qui veut conduire les hommes en étant prêt à les connaître. Elle est le
pas pressé de l’usurpateur craignant sans cesse d’être découvert.
A contrario, une fois
l’organigramme de tête édicté, il semble que l’on ait tout le temps nécessaire
pour ceux qui ne font pas partie des heureux élus. Les dégâts provoqués par
l’attente excessive sur ce qui touche à la destinée professionnelle directe des
hommes sont dévastateurs. Il faudrait au contraire cette fois être rapide pour
aller à la rencontre des hommes, et comprendre comment placer « the right
man at the right place ».
Là encore
l’empressement excessif, la superficialité indigente et l’absence d’éthique
avancent en trio solidaire : l’absence totale de considération pour les
hommes après le partage des postes à responsabilité trahit la véritable nature
de la « rapidité ». Elle se paiera par la suite par la lenteur
considérable à redémarrer une organisation saccagée, marquée souvent par le
départ de ses véritables piliers.
La vitesse excessive
dans nombre d’entreprises n’est pas le revers de la médaille de l’efficacité
frénétique – ce qui serait un moindre mal et un prix normal à payer – mais la
triste célérité des trouillards. Elle obtient là encore le contraire de ce à
quoi elle prétend : la lente résistance passive de ceux qui refusent de suivre
de faux dirigeants. Les arts martiaux sont une fois encore de bonne
école : la rapidité ne doit jamais s’obtenir au prix de la coordination,
sans quoi elle n’est qu’agitation désarticulée des membres.
3. Théorème de
l’indicateur
Toute mesure de
performance par un indicateur aboutira à des comportements réalisant l’inverse
de la performance attendue.
Les effets pervers du
management par la mesure quantitative de performance sont bien connus, au point
qu’ils sont devenus un classique de la littérature d’entreprise.
Par exemple :
Le problème bien
identifié est qu’une trop grande explicitation de la performance aboutit à
s’attacher à la lettre plus qu’à l’esprit de l’indicateur.
Les employés seront
alors prêts à tout – y compris à ce qui est de toute évidence totalement
contre-productif – pour coller à l’instrument de mesure. Notamment lorsque
l’intéressement de l’employé dépend directement de la valeur mesurée, celle-ci
devient un but en soi, même à travers des actions de toute évidence nuisibles
pour l’entreprise.
L’indicateur devient
ainsi un instrument de déresponsabilisation, l’inverse de ce pour quoi il était
prévu. L’employé s’attache à réaliser étroitement son objectif quantitatif,
charge à son encadrement de gérer les conséquences de la façon dont il l’a
obtenu. Il est bien connu que lorsque les règles et procédures d’une entreprise
sont trop importantes et trop rigides, elles deviennent le paravent et le
prétexte idéaux de ceux qui sont maîtres de leur usage détourné.
Illustrations :
La création d’un
indicateur est accompagnée immédiatement et dès le départ de la recherche des
moyens pour le détourner à des fins personnelles
Nicolas Sarkozy a
fait l’expérience directe de l’effet boomerang des indicateurs quantitatifs,
lorsqu’il a entrepris de mesurer l’efficacité des forces de police aux nombres
d’affaires de délinquance résolues.
Un tel thermomètre de
l’efficacité policière aboutira au mieux à bâcler la résolution des délits pour
enregistrer une performance - souvent au détriment des victimes - au pire à
pousser au crime en simulant de toutes pièces des actes de délinquance, voire
en les provoquant ou en les réalisant soi-même. Mesurer le nombre de
délinquants arrêtés crée inévitablement la tentation de fabriquer des
délinquants, jusqu’à être capable d’en endosser les habits.
La création ex-nihilo
de l’unité qui témoigne de la performance est l’une des tentations courantes.
L’autre concerne les indicateurs inverses ceux qui mesurent la performance en
fonction de leur baisse, par exemple les chiffres du chômage.
Dans ce cas la perversion
consiste en l’opération inverse : radier ou fermer trop facilement un
dossier, sous le moindre prétexte, peu de temps avant la campagne de mesure.
Tous les radiés de pôle emploi pourront témoigner qu’une règle soi-disant
claire et intangible sert de variable d’ajustement.
Lorsqu’un indicateur
est conçu, il faut également concevoir les usages détournés et pervertis auquel
il pourra donner lieu. Comme ils adviendront inévitablement, leur parade doit
être qualitative et non plus quantitative : on sanctionne les
comportements abusifs, on ne combat pas les dérives d’un indicateur par
d’autres indicateurs.
Lorsqu’un indicateur
est employé pour le management des hommes, il ignore tous les effets de
temporalité : il est aveugle à la façon dont le résultat a été obtenu,
ainsi qu’à la projection des résultats futurs.
Ce point nous ramène
aux conditions de maintenance d’un produit ou d’un service. On juge d’une bonne
conception de maintenance sur la capacité à peu intervenir pour un même
incident donné. Ceci se jugera soit ex-post, longtemps après la production du
produit, soit ex-ante, au cours de son processus de fabrication, c’est-à-dire
deux moments que l’indicateur ne mesure pas.
Un indicateur de
qualité de la production vérifiant que des règles minimales de maintenabilité
ont été pensées et implémentées peut prendre en compte ceci, mais pour mettre
en place un tel contrôle, il faut comprendre finement le processus de
fabrication imaginé par les hommes, c’est-à-dire faire bien plus qu’appliquer un
simple indicateur.
Rétablir une
compréhension de la temporalité de son produit ou de son service, c’est-à-dire
savoir comment il va évoluer, vieillir et se renouveler, nécessite de
s’intéresser au travail concret des hommes et échappe à toute logique d’indicateur.
Il n’est pas interdit ni inutile de se servir d’indicateurs comme points de
contrôle temporels, mais dans ce cas cela ramène les indicateurs à ce qu’ils
doivent être : une aide à la compréhension et à la décision, non un
objectif à réaliser.
Un indicateur ne
mesure que le résultat instantané d’une partie de l’utilisation d’un produit ou
d’un service. Si cette utilisation comporte plusieurs étapes, l’on mesurera que
chacune des étapes fonctionne, mais pas leur enchaînement.
Ceci est bien dommage,
car cet enchaînement est ce que le client final vit au quotidien quand il
utilise le produit ou le service.
Quand l’usage d’un
produit ou d’un service comporte des étapes A, B et C, on peut sembler
satisfait si chacune des étapes fonctionne. Mais A, B et C peuvent parfaitement
fonctionner individuellement, sans que A, B et C prises ensemble ne
fonctionnent.
Ou encore, si un mode
d’utilisation comporte 15 étapes, on peut avoir vérifié que chacune fonctionne,
également que leur enchaînement fonctionne, mais l’on a simplement oublié qu’un
client standard peut trouver que 15 étapes font un parcours trop long et
contraignant, et abandonnera notre produit avant d’en avoir parcouru la moitié.
En collant à une
série d’indicateurs, la vision globale et qualitative que perçoit le client
final est perdue. Rétablir cette vision nécessite de rouvrir la compréhension
des processus internes de production, c’est-à-dire précisément de sortir d’une
logique d’indicateurs.
Un indicateur
engendrera nécessairement son effet pervers associé, aboutissant au résultat
inverse de ce à quoi il était censé inciter, s’il n’est guidé par une
connaissance qualitative approfondie des actions, des compétences, des
objectifs et des aspirations de ses équipes.
Qu’en conclure ?
: le Tao de l'économie
Les trois théorèmes
du management doivent-ils nous mener à une vision un peu sceptique et cynique,
selon laquelle le management est seulement la connaissance d’une collection
d’effets pervers et de travers dans lesquels nous ne manquerons pas de
tomber ? En partie oui, car ce scepticisme est une leçon de sagesse.
Au-delà de cette
potion roborative, ils montrent que dans beaucoup de situations du monde
économique, une action entraîne son principe contraire qui annule l’effet
désiré, voire lui fait faire machine arrière. Il y a un Tao de l’économie, un
environnement semblable au monde biologique dans lequel il faut tenir compte
des courants contraires que chacune de nos actions ne manquera pas d’engendrer.
Le mot de la fin est
celui d’un moraliste. Le rêve du management distancié, celui du tableau de bord
qui maintient ses équipes hors de portée, désir caché du manager médiocre qui
craint des équipes plus compétentes et plus engagées que lui, est un leurre et
une nuisance.
La conclusion est
kantienne : « Traite toujours autrui comme une fin et jamais
seulement comme un moyen ». L’on peut évidemment manager a contrario de
cette maxime, mais l’on n’obtiendra dans ce cas que le strict minimum de la
part des hommes.
Alors que faut-il
faire ? Simplement ce que la « common decency » et le bon sens
commandent. S’intéresser aux hommes, à leurs modes de travail, à leur façon
d’anticiper voire même à leurs aspirations et à leur psychologie.
Rentrer sur le
terrain, parmi les hommes, ne pas rester dans des « comités de
direction » des « tours de contrôle » et aimer faire cela. Ne
pas prétendre que l’on ne peut pas le faire parce que l’on n’a pas le temps,
excuse facile de celui qui fuit la confrontation au réel.
L’on choisit ou non
d’investir ce temps, qui s’avère être un bon placement. Et le reste – comme
toujours – nous sera donné par surcroît. C’est lorsque nous accompagnons la
nature qu’elle nous donne ses plus beaux fruits, pas lorsque nous la forçons.
Si vous avez aimé cet article, voici mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
Assez bien vu, ce problème du management, les superficiels qui s'agitent pour faire croire qu'ils sont superman.
RépondreSupprimerL'idée de rédiger un texte concis et articulé plutôt qu'un power point qui prétend en mettre plein la vue est bonne également.
@MR
RépondreSupprimerQu'est-ce que le management ? Voilà une question. J'ai le sentiment que vous tentez de sauver le soldat manager, laissant entendre qu'il y aurait un bon management.
Dans le domaine des choses morales un bon moyen d'obtenir des réponses c'est d'en revenir aux principes. Appliquons la méthode à la discipline en cause, et voyons.
Pour moi, le management est un outil de conditionnement nécessairement au service du taux de rentabilité interne, empruntant de fait la voie de la réification des individus. Le vieux débats des moyens et des fins.
Le "management" est la chose du capitalisme mondialisé. Le "vocabulaire", à l'anglo-saxonne, ne fait que confirmer ce point. Il n'y a pas de morale ou d'éthique d'entreprise, il y a le profit et la concurrence.
De même que le stoïcisme est une doctrine qui fonctionne quand tout va bien, les quelques vertus - supposées par ailleurs - du management s'évaporent dès que les choses se compliquent un peu. Qu'en est-il du management quand il faut licencier 200 personnes ? On a pas suffisamment bien lu le Manuel avant ?
Le management sera toujours du taylorisme qui se pousse du col. Un seul mot d'ordre, "surveiller et punir", mais avec des techniques plus psychologiques et plus fines désormais. On est juste passé de l'atelier d'usine à l'open space.
La "gouvernance" - mot abominable - annonce l'arrivé des techniques du management dans la sphère politique. On est une équipe, on va tous winner ensemble dans la guerre commerciale qui vient - qui est là.
Voilà comment l'on passe de l'atelier à l'open space puis au citoyen consommateur ; du gouvernement des hommes à l'administration des choses. Bienvenue dans un monde authentiquement libéral.
Il est très difficile de s'extraire des effets pervers du management, c'est l'un des objectifs d'illustration de cet article.
SupprimerFaut-il pour autant tout rejeter ? Peut-être mais quelle alternative proposez-vous dans ce cas ? Si les dérives du néo-libéralisme sont à combattre sans compromission, la sortie totale de l'économie de marché n'est pas pour moi une hypothèse réaliste.
Je propose la liberté intérieure. Le monde n'est pas réformable MR, ce qui par ailleurs n'est pas une raison pour ne pas être aimable avec lui. Laissons l'entreprise à ce qu'elle est, et dépensons notre énergie à cultiver nos liens familiaux et amicaux. Je crois qu'il faut prendre moins au sérieux l'entreprise et ce qu'elle peut nous apporter. La joie ne viendra pas de cette endroit.
SupprimerCordialement.
@MR
SupprimerBon résumé de la situation effectivement.
Mais comme numéro 6, je te trouve bien optimiste (tout en étant a priori pas un très grand fan de Kant en plus).
Un ou quelques individus ne peuvent pas changer le système tel qu'il est ou l'état d'esprit général. ça ne veut pas dire qu'il faut se renier soi-même et tout accepter, mais de là à se dire que l'on peut vraiment changer les choses profondément (surtout dans le monde de l'entreprise, pas très intéressant effectivement), je suis dubitatif, ça doit être l'âge qui fait ça...
Numéro 6 propose la liberté intérieur, ça me va, quand on a la chance d'avoir un peu le choix.
Il y a aussi la fuite ou l'évitement, notions peut-être pas très glorieuses a priori mais qui peuvent faire un bien fou.
Relire "L'éloge de la fuite" ou "La nouvelle grille" de Laborit, ça peut donner de bonnes idées.
***Jacko***
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Supprimer@Numéro 6 et Jacko : Je ne compte pas réformer le monde de l'entreprise et si je vous rejoins pour dire qu'il ne faut pas y investir ce qui nous est cher.
SupprimerEtant donné que nous y passons au moins 8h par jour il faut faire en sorte qu'il ne soit pas non plus une menace nous empêchant de nous recentrer sur l'essentiel, y compris notre vie intérieure.
Mon constat n'est pas optimiste : il est le même que celui de Philippe d'Iribarne ("la logique de l'honneur"), montrant que le lien de subordination étant quelque chose d'insupportable, l'on ne peut y trouver que des palliatifs limités.
L'appel à la liberté seule ne suffit pas : le monde étant traversé de rapports de force, c'est lorsque les pouvoirs et contre-pouvoirs s'équilibrent que des franges de liberté deviennent possibles pour l'individu. Je n'appelle donc pas à réformer le monde de l'entreprise mais à faire pression sur lui par un contre-pouvoir qui l'équilibrera :
http://le-troisieme-homme.blogspot.fr/2016/05/la-renaissance-de-lauto-gestion.html
@MR,
SupprimerDeux heures par jour ou deux jours par semaine, voilà le temps que l'on devrait, tout au plus, y passer - dans l'entreprise, au travail en général. Et si la technologie et les "sciences de l'organisation" ne servent pas à cela, elles ne servent à rien - si ce n'est le principe d'accumulation.
Constat accablant du management franchouillard, et mon expérience le confirme :
RépondreSupprimerhttps://twitter.com/theohaberbusch/status/731198928914370560
Merci, radar très éclairant effectivement !
Supprimer