dimanche 15 mai 2016

Trois théorèmes du management (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, auteur de « L’homme moderne »


1. Théorème de la rentabilité

Toute recherche immédiate et aveugle de rentabilité aboutira à des pertes considérables de rentabilité.

Illustrations :

La diminution du prix des composants ou des équipements :

Comprimez vos coûts de production en rognant sur le moindre composant, sans connaissance du fonctionnement industriel d’ensemble de votre produit ou de votre service.

Vous obtiendrez alors une automobile haut de gamme dans laquelle il n’est pas possible de téléphoner en connexion bluetooth, une assurance ou un service juridique ne couvrant plus qu’un pourcentage dérisoire de ses clients, un call-center incapable de renseigner des personnes ayant besoin d’aide, un système informatique défaillant parce que le prestataire engagé pour le développer aura été étranglé financièrement par votre service achats.

Vous devrez en définitive soit mettre la clé sous la porte, soit assurer des opérations de maintenance et d’assistance très coûteuses pour rattraper vos défauts de qualité, soit verser des avenants considérables aux prestataires qui se vengeront de les avoir étranglés.

Une opération de diminution des coûts ne doit être engagée qu’en ayant évalué précisément ses impacts sur le processus de production et sur le niveau de qualité du produit final. On ne doit lui donner son aval que s’il a été prouvé qu’elle ne dégradait que de façon négligeable ces deux derniers points. Il faut pour cela rentrer dans une compréhension profonde des métiers à l’œuvre dans son entreprise et discuter avec leurs chevilles ouvrières, non agir en simple « cost killer ».


L’ignorance des conditions de maintenance :

Ne pensez qu’à la vente de votre produit sans préparer son après-vente. Pour des raisons de diminution immédiates de coût, employez le processus de production le plus facile, mais qui rendra dix fois plus difficile une intervention de réparation, parce que vous n’aurez pas prévu que votre produit puisse être démonté, ni donné une priorité d’accès à ses pièces maîtresses par un réparateur.

Vous obtiendrez par exemple une automobile nécessitant deux heures de temps de main d’œuvre et le démontage de son bouclier avant pour changer une ampoule. Ou bien une maison dont l’accès aux arrivées d’eau est impraticable. Ou encore un appareil électroménager devant être entièrement changé parce qu’il n’a pas été conçu en modules indépendants mais en blocs solidaires.

Enfin si vous développez un produit incluant des logiciels embarqués, sa non modularité et sa solidarité totale avec le « hardware » de votre produit vous auront permis de diminuer les coûts, mais obligeront votre client à revenir dans vos points de vente pour une simple mise à jour, à la fois pour des raisons de complexité et de sécurité.

Faites de même pour votre offre de services, où il sera beaucoup plus simple et moins coûteux de ne traiter que 2 ou 3 cas d’usage pour vos clients, mais où la moindre procédure sortant de l’ordinaire nécessitera un temps et une complexité au centuple, que soit vous devrez régler, soit vous ferez payer très cher à votre client en lui refusant le service qui lui est dû.

La logique de production d’un produit ou d’un service est différente de la logique de sa réparabilité. Les deux sont souvent contradictoires, et doivent faire l’objet de compromis astucieux, conçus à l’avance. Celui qui ne pense qu’à la première dimension sans penser à la deuxième en même temps se prépare des lendemains difficiles.


La diminution des salaires par offshoring :

Enclenchez l’une de ces brillantes opérations d’offshoring qui vous vaudront d’être considéré comme un grand stratège du management, quand le principe que vous appliquez n’est qu’une simple règle de trois.

Ignorez au passage les problèmes de barrière de la langue, de différences culturelles, de difficulté de piloter à distance une activité, par téléphone ou vidéo-conférence sans jamais les voir ou les connaître personnellement.

Ne voyez pas que sur des compétences rares et à haute qualification, le ratio salarial de 1 à 10 sur lequel vous comptez ne s’applique plus, les personnes qualifiées dans tous les pays se renseignant par internet sur le prix de leur compétence.

Continuez de penser qu’un ingénieur se paie dans ces ratios dans un pays en développement, y compris en embauchant une personne sous-qualifiée. Tenez le discours de la mondialisation heureuse et de l’ouverture aux autres pour accompagner votre action, tandis que dans votre for intérieur vous pensez que les personnes des pays en développement sont des esclaves à exploiter, dont la distance aura l’avantage supplémentaire de ne pas vous inquiéter.

Enfin et surtout, ne faites pas la différence entre une activité de cœur de métier et une activité connexe lorsque vous l’externalisez. Sur des activités de cœur de métier, ne gardez aucune compétence interne vraiment profonde au siège pour piloter l’activité à distance, par exemple des personnes ayant une expérience poussée de la programmation pour coordonner le travail de dizaines ou de centaines de programmeurs situés à des milliers de kilomètres. Il est vrai que les chefs d’équipe ayant une réelle compétence approfondie vous font peur, l’on risque de s’apercevoir qu’ils feraient de bien meilleurs managers ou directeurs que vous.

Vous obtiendrez alors un désastre tel que celui de la Royal Bank of Scotland en 2012, vous obligeant à des opérations de « reshoring » en catastrophe et à des prix exorbitants, ainsi qu’au paiement d’amendes très élevées pour le préjudice que vos clients ne manqueront pas de subir.

Toute opération d’offshoring n’est pas mauvaise en soi si l’on a pris le soin de bien la préparer, c’est-à-dire dans le respect des équipes se trouvant à distance et de celles restant au siège. Les profils qualifiés des équipes distantes devront être payés en conséquence : les « grilles » normatives des grands groupes doivent prendre le chemin qu’elles méritent, c’est-à-dire celui de la poubelle. Les compétences se paient, que l’on soit en Inde, au Brésil, en Bulgarie ou au Burkina-Faso, et penser le contraire relève de l’hypocrisie mondialiste qui se présente comme un modèle d’ouverture mais possède un soubassement mental d’arriéré féodal.

Il est crucial de conserver des équipes compétentes au siège s’il s’agit d’une activité de cœur de métier. Seule la précision de leur professionnalisme peut contrebalancer les difficultés de la distance, de la langue et de la culture. En particulier, de bons professionnels de part et d’autre pourront dialoguer dans un langage non ambigu, par exemple directement dans des langages de développement dans le cadre d’un projet informatique. Trop d’actions d’offshoring ne sont pas un moyen de répartir une activité mais de s’en débarrasser, en imaginant que l’on se passera de l’effort du management réel par l’illusion que sont le « forfait » et le « contrat ».  


La diminution des frais de structure en s’appuyant sur les employés :

Ayez l’idée géniale - et que vous présenterez comme telle – de faire réaliser les tâches administratives ou de gestion par les équipes opérationnelles, par exemple l’émission de demandes d’achat, le contrôle de gestion, voire la gestion de la facturation. Ceci afin de diminuer voire supprimer les équipes en charge de ces actions.

Tenez le raisonnement cynique estimant que vos employés absorberont ces nouvelles tâches sur leur temps personnel, notamment grâce aux nouvelles possibilités techniques de travail à distance (connexion VPN, etc.) leur permettant de les effectuer depuis chez eux entre 22h et 24h.

Vous obtiendrez pour une part des salariés en burn-out, pour ceux qui se seront laissés berner par votre jeu, et une autre part sans cesse grandissante qui refusera catégoriquement de prendre sur son temps personnel pour effectuer ces tâches.

Par tous les moyens de la résistance passive - qui finit toujours par avoir le dessus sur tout contrôle même tyrannique - votre productivité sur les activités contribuant directement à votre chiffre d’affaire chutera drastiquement. Cerise sur le gâteau, vous serez amenés à payer ces activités administratives et de gestion à un taux horaire bien supérieur à celui du marché.

Les notions de « cœur de métier » et de motivation associée possèdent un impact considérable sur la productivité des équipes, d’autant plus mésestimé qu’elles en sont une clé essentielle. Décharger les équipes opérationnelles des tâches administratives qui les environnent permet d’atteindre les performances des meilleurs, tandis que rogner sur ces frais de structure est la fausse bonne idée, celle des managers distants ne pilotant qu’à coups de ratios, c’est-à-dire ceux qui ne méritent pas leur titre.


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 2. Théorème de la vitesse

Toute recherche d’efficacité par la seule rapidité aboutira à des pertes de temps considérables.
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Illustrations :

La tentation des apparences dans les développements informatiques :

Dans l’industrie du numérique, il est plus rapide et plus visible de réaliser des fabrications ou des développements ad’hoc que selon une conception d’ensemble. Ceci est a contrario des industries classiques, pour lesquelles l’on conçoit qu’il est nécessaire de mettre en place des processus de production standardisés et généraux pour accroître la productivité.

La difficulté propre au numérique est que des développements ayant un certain niveau de généricité et d’abstraction ne sont pas pour autant standard. Ils nécessitent une grande intelligence de la part de leurs concepteurs, non nécessairement reproductible.

La puissance de conception qui sous-tend un programme informatique se révèle lorsqu’il faut en faire des modifications un an plus tard. Par exemple s’il dessert plusieurs pays selon un schéma général et quelques variantes spécifiques dans chaque pays, un programme bien développé ne nécessitera des retouches qu’à un seul endroit, tandis que celui ayant choisi la facilité devra reprendre ses traitements en autant d’endroits qu’il y a de pays.

Une conception numérique nous confronte toujours à des questions relatives au générique et au spécifique, au langage formel et au langage naturel, à l’exactitude et à l’ambiguïté sémantique. Derrière cette chose très terre à terre qu’est la maintenance d’un programme informatique, se cachent des questions fondamentales sur la nature de la logique et sur son rapport à la connaissance et au réel.

C’est en cela que le choix des concepteurs est crucial. Ceux qui aiment la facilité et la rapidité privilégieront des développeurs fournissant un résultat visible immédiat, mais qui n’auront pas pensé à la généricité de leur code. Un développeur lent est soit médiocre soit génial et si l’on ne sait comment départager les deux par une revue de conception, des erreurs de jugement dramatiques peuvent en découler. Selon son mode de conception, les coûts de maintenance d’un développement informatique ne varieront pas seulement dans un rapport de 10%, 20%, ou 30%, mais dans un rapport net de 1 à 10.

La vitesse est une notion qui devient paradoxale lorsque le produit est complexe. Lui vouer un culte ne permet pas d’être rapide mais agité, s’épuisant en tâches sans valeur auxquelles l’on se condamne soi-même. Comme dans les arts martiaux, celui qui est réellement rapide ne semble pas se déplacer vite, il est celui que l’on ne voit pas venir.   

La malédiction de powerpoint :

Le désastre humain (7 astronautes morts) et technologique de la navette Columbia en 2003 est dans toutes les mémoires, parce qu’emblématique de décisions superficielles et prises à l’emporte-pièce sur la base de présentations powerpoint.

Avec le culte de la vitesse est venu celui de la superficialité, qui a modelé un nouveau type de manager et de directeur, celui ne supportant plus un effort de réflexion et de concentration au-delà de 30 secondes.

Powerpoint est le véhicule préféré de ces nouveaux histrions de l’apparence. Des réunions de décision engageant parfois des budgets de plusieurs millions d’euros voire des vies humaines sont évacuées en quelques minutes, par adoration de la vitesse.

Les comités de direction deviennent des numéros de mauvais théâtre, où règnent les plus démagogues et les plus flatteurs, ceux qui sont capables de monter en épingle un détail insignifiant, d’ignorer la trame des points véritablement importants, ou de prétendre que les méthodes de projet n’ont pas été respectées parce qu’il aurait fallu aller au-delà du cinquième slide pour prouver le contraire.

Seuls quelques patrons visionnaires prennent la mesure de ce danger. Ainsi Jeff Bezos, PDG d’Amazon, a-t-il interdit l’usage de powerpoint dans les réunions de décision. En lieu et place, toute décision devant être soumise à arbitrage doit faire l’objet d’un résumé de 4 à 6 pages, et les 20 premières minutes de la réunion doivent être consacrées à la lecture du document, afin de s’assurer que chacun des participants l’a bien lu.

Ceci peut paraître aberrant, mais Jeff Bezos a été suffisamment fin observateur pour savoir que dans nombre d’entreprises modernes, de soi-disant décideurs ne prennent même plus les quelques minutes nécessaires à la connaissance minimale de leur dossier.

Il est vrai que les jeux d’acteur de l’entreprise moderne valorisent bien peu la connaissance de son métier, beaucoup plus l’art de l’intrigue territoriale. Celle-ci étant très consommatrice en temps, le culte de la vitesse, la superficialité inouïe des dirigeants modernes et leur totale absence d’éthique sont trois phénomènes qui ont avancé de concert.

Lorsque des décisions sont à prendre concernant des infrastructures profondes de l’entreprise, mais que le résultat n’est pas en visibilité immédiate, telles que la mise en place de référentiels ou des points d’architecture informatique, l’incompréhension est totale entre les prétendus décideurs et ceux qui en auraient la véritable compétence.

Le culte de la vitesse est corrélatif de celui des imposteurs, phénomène maintenant hégémonique dans le monde de l’entreprise. Obliger – comme le fait Jeff Bezos – aux quelques minutes de réflexion et d’approfondissement démasque les imposteurs, révèle les véritables conceptions de fond ainsi que les compétences qui doivent les accompagner. La cohérence et la cohésion d’un texte ne mentent pas, obligent à structurer la pensée et à en chasser les facilités. Les profils des dirigeants se façonneront à cette expérience : l’on sélectionne les hommes que nos cultes ont mérités. La véritable rapidité est rendue au centuple à celui qui ne s’est pas prêté aux grotesques mises en scène et aux parades du « slideware ».


Réorganisation d’une direction : aller trop vite dans ce qui nécessiterait du temps, trop lentement dans ce qui devrait être traité rapidement :

La plupart des réorganisations de direction sont conduites selon des logiques d’avidité territoriale et d’avidité pour les postes, non par une compréhension organique des forces et faiblesses des équipes existantes. Il est vrai que pour atteindre ce dernier niveau, il faut s’intéresser aux hommes, à leurs accomplissements et à ce qu’ils savent faire.

Les décisions concernant l’organigramme de tête sont prises avec une violence sourde alimentée par le carburant de l’arrivisme. Lorsqu’il est dit que les meilleures décisions concernant les postes à pourvoir seront discutées et analysées ensemble, l’on peut être sûr qu’elles auront déjà été actées quand les principaux intéressés n’y pourront plus rien. Le comité de direction est nommé généralement beaucoup trop vite et consacre les meilleurs manœuvriers de couloir, non les véritables chefs d’équipe.

Les guerres d’ambition sont toujours accompagnées par leur ombre qu’est la peur. Comme le fait remarquer Kundera, celui qui presse exagérément le pas n’est pas l’homme décidé mais le trouillard. Le culte de la vitesse révèle celui qui fuit toujours quelque chose. Dans le cas de la réorganisation d’entreprise, cette fuite est celle de la confrontation directe avec les hommes.

Les postes de direction sont trop rapidement pourvus non par le seul empressement de l’ambition, mais par celui de la peur : dans la société moderne, les hautes positions sociales sont celles qui vous permettent de vous isoler et de vous protéger de la confrontation aux hommes, non de vous y plonger, comme cela devrait être le cas du véritable dirigeant.

Jamais une société qui se dit moderne n’a autant cultivé l’esprit de caste. La vitesse de la course aux postes ne peut même plus avoir l’excuse de la saine ambition, de celui qui veut conduire les hommes en étant prêt à les connaître. Elle est le pas pressé de l’usurpateur craignant sans cesse d’être découvert.

A contrario, une fois l’organigramme de tête édicté, il semble que l’on ait tout le temps nécessaire pour ceux qui ne font pas partie des heureux élus. Les dégâts provoqués par l’attente excessive sur ce qui touche à la destinée professionnelle directe des hommes sont dévastateurs. Il faudrait au contraire cette fois être rapide pour aller à la rencontre des hommes, et comprendre comment placer « the right man at the right place ».

Là encore l’empressement excessif, la superficialité indigente et l’absence d’éthique avancent en trio solidaire : l’absence totale de considération pour les hommes après le partage des postes à responsabilité trahit la véritable nature de la « rapidité ». Elle se paiera par la suite par la lenteur considérable à redémarrer une organisation saccagée, marquée souvent par le départ de ses véritables piliers.

La vitesse excessive dans nombre d’entreprises n’est pas le revers de la médaille de l’efficacité frénétique – ce qui serait un moindre mal et un prix normal à payer – mais la triste célérité des trouillards. Elle obtient là encore le contraire de ce à quoi elle prétend : la lente résistance passive de ceux qui refusent de suivre de faux dirigeants. Les arts martiaux sont une fois encore de bonne école : la rapidité ne doit jamais s’obtenir au prix de la coordination, sans quoi elle n’est qu’agitation désarticulée des membres.


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3. Théorème de l’indicateur

Toute mesure de performance par un indicateur aboutira à des comportements réalisant l’inverse de la performance attendue.
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Les effets pervers du management par la mesure quantitative de performance sont bien connus, au point qu’ils sont devenus un classique de la littérature d’entreprise.

Par exemple :



Le problème bien identifié est qu’une trop grande explicitation de la performance aboutit à s’attacher à la lettre plus qu’à l’esprit de l’indicateur.

Les employés seront alors prêts à tout – y compris à ce qui est de toute évidence totalement contre-productif – pour coller à l’instrument de mesure. Notamment lorsque l’intéressement de l’employé dépend directement de la valeur mesurée, celle-ci devient un but en soi, même à travers des actions de toute évidence nuisibles pour l’entreprise.

L’indicateur devient ainsi un instrument de déresponsabilisation, l’inverse de ce pour quoi il était prévu. L’employé s’attache à réaliser étroitement son objectif quantitatif, charge à son encadrement de gérer les conséquences de la façon dont il l’a obtenu. Il est bien connu que lorsque les règles et procédures d’une entreprise sont trop importantes et trop rigides, elles deviennent le paravent et le prétexte idéaux de ceux qui sont maîtres de leur usage détourné.


Illustrations :

La création d’un indicateur est accompagnée immédiatement et dès le départ de la recherche des moyens pour le détourner à des fins personnelles

Nicolas Sarkozy a fait l’expérience directe de l’effet boomerang des indicateurs quantitatifs, lorsqu’il a entrepris de mesurer l’efficacité des forces de police aux nombres d’affaires de délinquance résolues.

Un tel thermomètre de l’efficacité policière aboutira au mieux à bâcler la résolution des délits pour enregistrer une performance - souvent au détriment des victimes - au pire à pousser au crime en simulant de toutes pièces des actes de délinquance, voire en les provoquant ou en les réalisant soi-même. Mesurer le nombre de délinquants arrêtés crée inévitablement la tentation de fabriquer des délinquants, jusqu’à être capable d’en endosser les habits.

La création ex-nihilo de l’unité qui témoigne de la performance est l’une des tentations courantes. L’autre concerne les indicateurs inverses ceux qui mesurent la performance en fonction de leur baisse, par exemple les chiffres du chômage.

Dans ce cas la perversion consiste en l’opération inverse : radier ou fermer trop facilement un dossier, sous le moindre prétexte, peu de temps avant la campagne de mesure. Tous les radiés de pôle emploi pourront témoigner qu’une règle soi-disant claire et intangible sert de variable d’ajustement.

Lorsqu’un indicateur est conçu, il faut également concevoir les usages détournés et pervertis auquel il pourra donner lieu. Comme ils adviendront inévitablement, leur parade doit être qualitative et non plus quantitative : on sanctionne les comportements abusifs, on ne combat pas les dérives d’un indicateur par d’autres indicateurs.


Lorsqu’un indicateur est employé pour le management des hommes, il ignore tous les effets de temporalité : il est aveugle à la façon dont le résultat a été obtenu, ainsi qu’à la projection des résultats futurs.

Ce point nous ramène aux conditions de maintenance d’un produit ou d’un service. On juge d’une bonne conception de maintenance sur la capacité à peu intervenir pour un même incident donné. Ceci se jugera soit ex-post, longtemps après la production du produit, soit ex-ante, au cours de son processus de fabrication, c’est-à-dire deux moments que l’indicateur ne mesure pas.

Un indicateur de qualité de la production vérifiant que des règles minimales de maintenabilité ont été pensées et implémentées peut prendre en compte ceci, mais pour mettre en place un tel contrôle, il faut comprendre finement le processus de fabrication imaginé par les hommes, c’est-à-dire faire bien plus qu’appliquer un simple indicateur.

Rétablir une compréhension de la temporalité de son produit ou de son service, c’est-à-dire savoir comment il va évoluer, vieillir et se renouveler, nécessite de s’intéresser au travail concret des hommes et échappe à toute logique d’indicateur. Il n’est pas interdit ni inutile de se servir d’indicateurs comme points de contrôle temporels, mais dans ce cas cela ramène les indicateurs à ce qu’ils doivent être : une aide à la compréhension et à la décision, non un objectif à réaliser.


Un indicateur ne mesure que le résultat instantané d’une partie de l’utilisation d’un produit ou d’un service. Si cette utilisation comporte plusieurs étapes, l’on mesurera que chacune des étapes fonctionne, mais pas leur enchaînement.

Ceci est bien dommage, car cet enchaînement est ce que le client final vit au quotidien quand il utilise le produit ou le service.

Quand l’usage d’un produit ou d’un service comporte des étapes A, B et C, on peut sembler satisfait si chacune des étapes fonctionne. Mais A, B et C peuvent parfaitement fonctionner individuellement, sans que A, B et C prises ensemble ne fonctionnent.

Ou encore, si un mode d’utilisation comporte 15 étapes, on peut avoir vérifié que chacune fonctionne, également que leur enchaînement fonctionne, mais l’on a simplement oublié qu’un client standard peut trouver que 15 étapes font un parcours trop long et contraignant, et abandonnera notre produit avant d’en avoir parcouru la moitié.

En collant à une série d’indicateurs, la vision globale et qualitative que perçoit le client final est perdue. Rétablir cette vision nécessite de rouvrir la compréhension des processus internes de production, c’est-à-dire précisément de sortir d’une logique d’indicateurs.

Un indicateur engendrera nécessairement son effet pervers associé, aboutissant au résultat inverse de ce à quoi il était censé inciter, s’il n’est guidé par une connaissance qualitative approfondie des actions, des compétences, des objectifs et des aspirations de ses équipes.


Qu’en conclure ? : le Tao de l'économie

Les trois théorèmes du management doivent-ils nous mener à une vision un peu sceptique et cynique, selon laquelle le management est seulement la connaissance d’une collection d’effets pervers et de travers dans lesquels nous ne manquerons pas de tomber ? En partie oui, car ce scepticisme est une leçon de sagesse.

Au-delà de cette potion roborative, ils montrent que dans beaucoup de situations du monde économique, une action entraîne son principe contraire qui annule l’effet désiré, voire lui fait faire machine arrière. Il y a un Tao de l’économie, un environnement semblable au monde biologique dans lequel il faut tenir compte des courants contraires que chacune de nos actions ne manquera pas d’engendrer.

Le mot de la fin est celui d’un moraliste. Le rêve du management distancié, celui du tableau de bord qui maintient ses équipes hors de portée, désir caché du manager médiocre qui craint des équipes plus compétentes et plus engagées que lui, est un leurre et une nuisance.

La conclusion est kantienne : « Traite toujours autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». L’on peut évidemment manager a contrario de cette maxime, mais l’on n’obtiendra dans ce cas que le strict minimum de la part des hommes.

Alors que faut-il faire ? Simplement ce que la « common decency » et le bon sens commandent. S’intéresser aux hommes, à leurs modes de travail, à leur façon d’anticiper voire même à leurs aspirations et à leur psychologie.

Rentrer sur le terrain, parmi les hommes, ne pas rester dans des « comités de direction » des « tours de contrôle » et aimer faire cela. Ne pas prétendre que l’on ne peut pas le faire parce que l’on n’a pas le temps, excuse facile de celui qui fuit la confrontation au réel.


L’on choisit ou non d’investir ce temps, qui s’avère être un bon placement. Et le reste – comme toujours – nous sera donné par surcroît. C’est lorsque nous accompagnons la nature qu’elle nous donne ses plus beaux fruits, pas lorsque nous la forçons.



Si vous avez aimé cet article, voici mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :

10 commentaires:

  1. Assez bien vu, ce problème du management, les superficiels qui s'agitent pour faire croire qu'ils sont superman.

    L'idée de rédiger un texte concis et articulé plutôt qu'un power point qui prétend en mettre plein la vue est bonne également.

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  2. @MR

    Qu'est-ce que le management ? Voilà une question. J'ai le sentiment que vous tentez de sauver le soldat manager, laissant entendre qu'il y aurait un bon management.

    Dans le domaine des choses morales un bon moyen d'obtenir des réponses c'est d'en revenir aux principes. Appliquons la méthode à la discipline en cause, et voyons.

    Pour moi, le management est un outil de conditionnement nécessairement au service du taux de rentabilité interne, empruntant de fait la voie de la réification des individus. Le vieux débats des moyens et des fins.

    Le "management" est la chose du capitalisme mondialisé. Le "vocabulaire", à l'anglo-saxonne, ne fait que confirmer ce point. Il n'y a pas de morale ou d'éthique d'entreprise, il y a le profit et la concurrence.

    De même que le stoïcisme est une doctrine qui fonctionne quand tout va bien, les quelques vertus - supposées par ailleurs - du management s'évaporent dès que les choses se compliquent un peu. Qu'en est-il du management quand il faut licencier 200 personnes ? On a pas suffisamment bien lu le Manuel avant ?

    Le management sera toujours du taylorisme qui se pousse du col. Un seul mot d'ordre, "surveiller et punir", mais avec des techniques plus psychologiques et plus fines désormais. On est juste passé de l'atelier d'usine à l'open space.

    La "gouvernance" - mot abominable - annonce l'arrivé des techniques du management dans la sphère politique. On est une équipe, on va tous winner ensemble dans la guerre commerciale qui vient - qui est là.

    Voilà comment l'on passe de l'atelier à l'open space puis au citoyen consommateur ; du gouvernement des hommes à l'administration des choses. Bienvenue dans un monde authentiquement libéral.

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    1. Il est très difficile de s'extraire des effets pervers du management, c'est l'un des objectifs d'illustration de cet article.

      Faut-il pour autant tout rejeter ? Peut-être mais quelle alternative proposez-vous dans ce cas ? Si les dérives du néo-libéralisme sont à combattre sans compromission, la sortie totale de l'économie de marché n'est pas pour moi une hypothèse réaliste.

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    2. Je propose la liberté intérieure. Le monde n'est pas réformable MR, ce qui par ailleurs n'est pas une raison pour ne pas être aimable avec lui. Laissons l'entreprise à ce qu'elle est, et dépensons notre énergie à cultiver nos liens familiaux et amicaux. Je crois qu'il faut prendre moins au sérieux l'entreprise et ce qu'elle peut nous apporter. La joie ne viendra pas de cette endroit.

      Cordialement.

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    3. @MR
      Bon résumé de la situation effectivement.

      Mais comme numéro 6, je te trouve bien optimiste (tout en étant a priori pas un très grand fan de Kant en plus).
      Un ou quelques individus ne peuvent pas changer le système tel qu'il est ou l'état d'esprit général. ça ne veut pas dire qu'il faut se renier soi-même et tout accepter, mais de là à se dire que l'on peut vraiment changer les choses profondément (surtout dans le monde de l'entreprise, pas très intéressant effectivement), je suis dubitatif, ça doit être l'âge qui fait ça...

      Numéro 6 propose la liberté intérieur, ça me va, quand on a la chance d'avoir un peu le choix.

      Il y a aussi la fuite ou l'évitement, notions peut-être pas très glorieuses a priori mais qui peuvent faire un bien fou.
      Relire "L'éloge de la fuite" ou "La nouvelle grille" de Laborit, ça peut donner de bonnes idées.

      ***Jacko***

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    4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    5. @Numéro 6 et Jacko : Je ne compte pas réformer le monde de l'entreprise et si je vous rejoins pour dire qu'il ne faut pas y investir ce qui nous est cher.

      Etant donné que nous y passons au moins 8h par jour il faut faire en sorte qu'il ne soit pas non plus une menace nous empêchant de nous recentrer sur l'essentiel, y compris notre vie intérieure.

      Mon constat n'est pas optimiste : il est le même que celui de Philippe d'Iribarne ("la logique de l'honneur"), montrant que le lien de subordination étant quelque chose d'insupportable, l'on ne peut y trouver que des palliatifs limités.

      L'appel à la liberté seule ne suffit pas : le monde étant traversé de rapports de force, c'est lorsque les pouvoirs et contre-pouvoirs s'équilibrent que des franges de liberté deviennent possibles pour l'individu. Je n'appelle donc pas à réformer le monde de l'entreprise mais à faire pression sur lui par un contre-pouvoir qui l'équilibrera :

      http://le-troisieme-homme.blogspot.fr/2016/05/la-renaissance-de-lauto-gestion.html

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    6. @MR,

      Deux heures par jour ou deux jours par semaine, voilà le temps que l'on devrait, tout au plus, y passer - dans l'entreprise, au travail en général. Et si la technologie et les "sciences de l'organisation" ne servent pas à cela, elles ne servent à rien - si ce n'est le principe d'accumulation.

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  3. Constat accablant du management franchouillard, et mon expérience le confirme :

    https://twitter.com/theohaberbusch/status/731198928914370560

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