Billet invité de
Marc Rameaux, auteur de « L’homme
moderne »
Gaspard Koenig en
a entrepris une première « analyse » dans le Figaro Vox, dont la
tonalité confine bien davantage au mépris et à la haine profonde qu’à la
volonté de comprendre.
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/06/24/31001-20160624ARTFIG00316-brexit-le-coup-de-gueule-de-gaspard-koenig.php
Vu selon son
prisme, les partisans du Brexit sont nécessairement des brutes sous-éduquées,
l’attachement à un état nation la pierre angulaire de tous les fascismes et de
toutes les guerres, jusqu’à réclamer que Londres fasse sécession du reste du
Royaume-Uni, tout en dénonçant les « fictions de romancier » de ses adversaires...
Gaspard Koenig ne
semble pas le moins du monde gêné par ses propres méthodes d’argumentation, qui
outrepassent ce qu’il reproche aux plus arriérés de ses adversaires :
mépris, appel à la haine, essentialisation de celui qui est en désaccord avec
lui, considéré comme un être inférieur.
Il y a finalement
plus arriéré et plus haineux qu’une bande de skinheads abordant leur quatrième
tournée de bière : un européiste sentant que sa précieuse carrière est
menacée parvient à les dépasser en hystérie. L’opportuniste qui se sent perçu
comme un imposteur inutile et non le fer de lance de la civilisation défendra
sa précieuse position sociale avec la même agressivité que s’il s’agissait de
sa vie.
La drogue de
l’arrivisme social engendre des comportements pathologiques d’autant plus
remarquables que celui qui est sous son emprise voit son hystérie comme
l’expression même du libre arbitre et de la « souveraineté sur
soi-même ».
Gaspard Koenig est
tout comme l’ivrogne de Spinoza qui se sent libre comme jamais au moment même
où sa passion dévorante est la plus forte. Il n’est définitivement pas possible
de titrer le narcissisme, qui dépasse par ses effets la plus forte des vodkas…
Il paraît que ce
monsieur est philosophe. Il est vrai que l’on affuble de ce titre une catégorie
de « penseurs » qui se ressemblent tous. Sans doute est-ce notre
époque post-moderne qui veut cela. Ils s’arrêtent tous précisément au point où
la réflexion devrait démarrer. Penser un concept nécessite en premier lieu d’identifier
les forces contradictoires en présence : identité / ouverture, liberté /
bien commun, réalisation de soi / sens du collectif, etc. ce qu’ils font
généralement.
Or c’est à ce
commencement de la compréhension que nos « philosophes » si
interchangeables se livrent à un jeu primaire : la tension créatrice qui
doit alimenter la réflexion est sectionnée en deux parties bien binaires, l’une
représentant le bien, l’autre le mal. Tout débat et toute analyse se retrouvent
ainsi aplatis et asséchés avant que d’avoir commencé. Les tenants de cette
belle méthode de pensée ne réfléchissent plus : ils s’érigent en
justiciers, tout occupés à l’admiration de leur propre image qu’ils confondent
avec une libre décision.
Le Brexit aurait
pu être une opportunité de repenser la difficile conciliation entre histoire
des nations et ouverture au monde, qui ne se résout certainement pas en
balayant brutalement l’un des termes au détriment de l’autre.
Gaspard Koenig se
dit kantien. Très bien, rappelons-nous donc cette remarque du maître de la
raison critique : " On mesure l'intelligence d'un individu à la
quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter". Je crains fort
que la capacité de résistance de Gaspard Koenig dans ce domaine ne soit que de
quelques secondes, tant le maintien d’une aporie intéressante cède bien vite le
pas à son équarrissage manichéen. Accordons-lui que la tentation est grande,
cette activité lui permettant de poursuivre la sculpture de lui-même, qu’il
prend pour du libre arbitre. « L’ego est en raison inverse de la
personnalité » nous disait Jankélévitch. Je crains que Gaspard Koenig
n’ait un très fort ego.
Il semble que son
premier remugle ait provoqué chez lui quelques regrets. Afin de ne pas paraître
trop élitiste – sculpture du moi oblige – il entreprit de se
« rattraper » en signant un second article dans « Les
échos ». Comme à l’accoutumée, à l’exemple de celui qui a tenu un propos
raciste, la tentative de rattrapage ne fait que l’enfoncer un peu plus :
Ainsi le véritable
clivage du Brexit ne serait pas celui des classes sociales, mais celui des
tenants de la « société ouverte » contre ceux d’une société fermée.
Passons encore une fois sur la finesse de l’analyse – la binarité semblant
être le seul mode de réflexion de l’auteur – ainsi que sur le manque patent
d’ouverture aux autres que d’accaparer pour soi la « société
ouverte » : un paradoxe inhérent à cette notion, piège que notre
auteur n’évite pas plus que les autres. L’appropriation pour soi de la morale
est l’inverse de la morale.
Gaspard Koenig a
cependant raison de quitter l’explication par les classes sociales. Celle-ci
n’est effectivement pas la véritable charnière entre le Brexit et le Bremain.
Statistiquement, il existe une corrélation entre classes plus défavorisées et
vote pour le Brexit. Mais ce dernier attire également des votes de personnes
bénéficiant d’un niveau très élevé d’éducation, suffisamment pour qu’il faille
aller chercher ailleurs l’explication pertinente.
L’économiste David
Graeber nous met sur la piste. Sa pensée stimulante et iconoclaste a fait
ressortir un fait saillant du monde de l’entreprise post-moderne : la
multiplication des « bullshit jobs », activités aux titres ronflants
mais ne produisant en pratique rien de concret ni d’utile, parasitant au
contraire ceux qui produisent un véritable travail.
Au premier chef
des « bullshit jobs » figure bien entendu l’activité de consultant en
stratégie, celle de prestigieux cabinets tels que le BCG ou Mc Kinsey, dont
n’importe quel bon professionnel en entreprise vous confirmera qu’ils
provoquent l’hilarité et la moquerie que méritent la vacuité et la
superficialité.
Nous proposons
donc le clivage alternatif suivant : sont partisans du Bremain ceux qui
exercent un « Bullshit job » et sont partisans du Brexit ceux qui
exercent un travail réel et connaissent la vraie vie. Ceci d’ailleurs, quel que
soit le niveau social du poste exercé, aussi bien pour les « bullshit
jobs » que pour les vrais métiers.
Cette explication
a l’avantage de bien mieux rendre compte de la situation. En premier lieu, la
séparation selon la classe sociale ne devient plus le facteur prépondérant –
l’on trouve des partisans du Brexit d’un niveau social très élevé – mais sa
corrélation avec le vote demeure expliquée.
En effet et comme
le note malicieusement David Graeber, les postes les plus élevés de la société
post-moderne sont des « bullshit jobs », expliquant corrélativement
« l’élite » superficielle, narcissique et totalement incompétente qui
tient actuellement les commandes du monde politique et économique.
Si les
« bullshit jobs » ont toujours existé, le propre de la société
post-moderne est de leur avoir donné le pouvoir, créant une caste
d’illusionnistes vivant dans un monde artificiel et irréel.
Le nouveau clivage
social a souvent été décrit comme l’opposition du centre à la périphérie. Il
n’a pas été remarqué le fait inverse, que ceux qui se trouvent à la périphérie
géographique sont bien souvent au cœur du monde, tandis que ceux qui croient
l’être ne résident que dans une caisse de résonnance, et non là où le monde
s’élabore.
Parce que
l’essentiel du pouvoir politique, économique et financier est concentré dans
les « cités monde », certains pensent naïvement que c’est dans ce
point que le futur se construit. Les grandes métropoles sont maintenant surtout
celles où le taux de concentration de « bullshit jobs » est le plus
élevé.
Les leviers du
pouvoir y résident certainement, mais là est précisément l’erreur. Ceux qui
voient dans les « cités monde » le cœur des choses sont fascinés par
l’apparat, le prestige, qui leur fait confondre les cercles du pouvoir avec
ceux de l’excellence. Ils peuvent être brillants mais restent superficiels,
leur addiction pour le climat des hautes sphères ayant raison des intelligences
les plus aiguisées.
Manuel Valls
commit cette erreur en déclamant son fameux « I love
Business ! » en plein cœur de la city de Londres, particulièrement au
sein de ses places financières. Il n’y a aucun lieu dont le véritable esprit
d’entreprise a davantage disparu que dans une place boursière.
Pour être
pertinent, Manuel Valls aurait dû déclamer sa profession de foi dans une usine,
un bureau d’études et d’ingénierie, au milieu des équipes de marketing qui ont
changé le modèle de ventes de « La redoute » pour la redresser
miraculeusement, dans une succursale de produits industriels ou de services.
C’est-à-dire dans ces lieux où conçoivent et agissent des équipes entrainées à
piloter chaque jour des milliers de tâches de façon coordonnée, aboutissant à
l’intégration d’un produit ou d’un service complexe.
Ceux qui pensent
que les cercles de privilégiés des cités-monde sont le creuset de la véritable
valeur économique ont une vue fort superficielle : ces cénacles ne
produisent que des guerres territoriales puériles, des présentations powerpoint
aussi ronflantes que creuses, entre cocktails, « think tanks »,
séminaires et jetons de présence.
Ils n’ont jamais
été dans la situation du véritable entrepreneur et de ses équipes, avec ses
enjeux concrets et son savoir-faire permettant de livrer en temps et en heure,
au bon niveau de qualité. Dans des périodes moins dépravées que la nôtre, ce
sont les hommes qui ont su faire preuve de ces qualités d’engagement, de
conception et d’exécution réelle qui exerçaient par la suite les responsabilités
suprêmes. De nos jours, ce sont quelques usurpateurs incompétents et
superficiels qui tiennent les rênes, et entretiennent l’illusion que leur
« activité » est celle qui met le monde en marche.
L’ensemble ne
fonctionne que parce que les véritables officiers courageux du monde
économique, que l’on ne voit généralement pas, pilotent véritablement ce qui
produit de la valeur, tandis qu’un état-major de généraux impotents est tout
occupé à capter et récupérer cette richesse à laquelle ils n’ont pris nulle
part.
Il y a ainsi chez
tout mondialiste post-moderne une incapacité à être authentique, une imposture
qui rend son action non seulement irréelle et détachée, mais plus encore
parfaitement illégitime.
Lorsque les
partisans du Brexit sont cultivés, ils le sont à un niveau incomparablement
plus profond que celui des partisans du Bremain. Parce qu’ils allient culture,
puissance de réflexion et épreuve du feu dans des productions réelles, ils font
généralement le lien entre des savoirs très anciens et des notions très
modernes, ne voyant aucune contradiction entre la reconnaissance de leur lignée
d’origine et l’ouverture au monde.
C’est aussi la
raison pour laquelle les « nouveaux réactionnaires » bénéficient du
succès et de la faveur du plus grand nombre, ce qui a le don de rendre folles
de rage nos « élites » mondialisées : il ne leur est pas venu à
l’idée que ces modernes mousquetaires pensent plus profondément et plus fort
qu’eux, obsédés par leur position sociale, incapables de faire jouer la belle
dualité des racines et des ailes.
Le clivage entre
Brexit et Bremain est donc bien celui de l’élite vis-à-vis de la médiocrité.
Mais dans le sens inverse du fantasme des petits marquis déjà sous extase de ce
qui brille. C’est au sein du Brexit que l’on trouve les hommes de fond et
d’engagement, qui seraient dignes d’être « master and commander »,
parce qu’ils ont l’habitude des rudes navigations, non de ceux qui se
contentent de décharger la cale en restant au port.
La semaine de
haine et d’hystérie à laquelle nous avons eu droit de la part des soi-disant
représentants de la « société ouverte » n’est donc pas l’indignation
des supérieurs craignant que la plèbe ne renverse l’édifice, mais la terreur de
l’imposteur lorsqu’il comprend que sa supercherie commence à être découverte.
Si vous avez aimé
cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement
sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
Remarquable résumé, qui se traduit ailleurs que dans l'entreprise...ne dit-on pas aux USA, que les élèves qui sortent de West Point, sont remarquables dans le cadre de la conception de powerpoint compliqués...au delà de la boutade (qui ne l'est pas complètement) cela exprime bien à quel point ces gens sont éloignés de la vrai conception de leur métier de base, le combat...laissant ce dernier à quelques imbéciles pouilleux, puisque eux leur vocation c'est d'être généraux..et on a les mêmes en politique, sauf qu'à west point on les a obligés à mouiller la chemise , dans quelques exercices de terrain et qu'en politique et à l'ENA on les a simplement persuadés qu'ils savaient tout faire sans jamais avoir rein fait.
RépondreSupprimerrien fait...bien sur
Supprimer@MR,
RépondreSupprimerGaspard a une jolie mèche, c'est déjà pas mal. Sinon pour rire il faut absolument lire les libertariens, Rand par exemple. C'est mieux qu'une anthologie du rire d'Aristophane à Desproges.
"Le nombre de travailleurs détachés enregistrés en France a crû de 25% en 2015, ce qui les porte à plus de 286.000." (Marianne le 30 mai 2016), alors même que l'emploi d'un travailleur détaché coûterait plus cher que celui d'un travailleur français.
RépondreSupprimerMerci à l'UE d'augmenter le nombre d chômeurs en France ! Et dire que certains de nos concitoyens veulent conserver ce machin en place !
DemOs
Votre analyse est tout ce qu'il y a de pertinent. Il est clair que les dirigeants politiques et les technocrates européens ne connaissent rien d'autre de la réalité que les théories et idées toutes faites qu'ils ont ingurgitées pendant leurs études. Apprendre pendant les vingt et quelques premières années de sa vie pour en vivre - confortablement - jusqu'à son dernier jour sans se confronter aux difficultés et aléas de la vie quotidienne, ni se remettre en question, ce que j'appelle vivre de ses rentes, pose problème. Sans compter que ces individus, qui pourraient se contenter de vivre en parasites de la société, font assaut de zèle en accusant les citoyens lambda que nous sommes d'être conservateurs, corporatistes. Bien entendu, ils ne le font pas parce qu'ils ont une foi inébranlable dans le progrès de l'humanité ou une vision politique, mais uniquement pour promouvoir leurs propres petits intérêts et ceux des maîtres qu'ils servent.
RépondreSupprimerDemOs
il y a plusieurs phénomènes qui concourent à ce décrochage entre les diseux et les faiseux..
RépondreSupprimer1° le très court terme : qui exige la manipulation de l'émotion primaire,
l'utilisation de la notoriété ou/et la recherche de la reconnaissance par une "meute"
une pensée, y compris philosophique, détachée du passé, qui reprend la ligne existante comme point de départ, pour tracer des perspectives futures..
2° le déresponsabilisation ou les techniques du "fusible" qui ont toujours existé, mais des contre pouvoirs assez puissants, existaient il y a moins de trente temps qui tempéraient les envies d'excès ou d'abus (exemple simple, capitalisme vs communisme)..
3° l'inexistence de punitions, de déchéance, de contrôles pour les plus hauts niveaux ; soit sous l'effet d'une cooptation, de copinages, de soutien de "classe" etc...
vous pouvez examiner les dernières années, au plus hait niveau, il est très rare de constater des punitions en cas d'erreurs graves de jugement, de stratégie, de gestion ou d'application de modèles périmés, usés n'ayant fait que leur preuve d'échecs ou quasi... (FMI, les LBO foirés, les rachats et acquisition de structures pourries à prix fantasmagoriques....)
les exemples sont nombreux, mais il faut savoir lire des rapports financiers ou attendre le point de non retour qui vient tôt ou tard.
4° plus vous êtes loin de la vie des hommes et des groupes, plus vous prenez de décisions sans en voir ou en percevoir l'impact ; la décision en est donc facilitée, particulièrement à notre époque où si vous péter une boutique de 2000 personnes, vous vous consolez en la reconstruisant 5000 kms plus loin avec le sentiment du devoir accompli....pour les actionnaires..
5° dans notre monde "utilitariste", la seule forme d'intelligence remarquée et mise en œuvre est la "logico mathématique", celle des grandes écoles, les élites s'étant auto désignées comme telles, au détriment de toutes les autres (finance, gestion, mathématiques...etc).. qui finissent par créer des scléroses par assèchement des diversités de pensée..
ajoutez enfin à ça des philosophes qui ne se posent plus de questions, fondement de cette discipline, mais assènent des vérités à considérer comme premières....
la merde quoi .....
Pas facile de faire court sur un texte de Marc rameaux, désolé, si j'ai le temps je complèterai chez lui
Stan
le point est mal construit
RépondreSupprimerl'intelligence "logico mathématiques" est bien celle requise pour la finance, ..... au détriment des autres ..
"les intelligences multiples ; howard gardner
Stan
@Axel : oui, le constat est identique pour la haute fonction publique. Les néo-libéraux expliquent souvent le mal français en pointant du doigt les dérèglements des pratiques énarchiques selon des reproches exacts, mais oublient de mentionner que notre énarchie s'accommode très bien de l'idéologie de la dérégulation systématique de Bruxelles.
RépondreSupprimer@Anonyme 5 juillet 9:44 : Oui il y en a une belle brochette, pourfendue aujourd'hui dans le billet de Laurent. Personnellement mon préféré est Alain Minc, qui a la vertu de me faire pleurer de rire devant tant d'incompétence satisfaite.
@DemOs : exactement. Le nouveau patron d'Air France est non seulement un énarque, mais qui plus est promotion Voltaire ! Il ne s'agit même plus du cercle d'une seule école mais celui d'une promotion de la même école qui tient la moitié des leviers de la France ! Comment apporter quelque changement que ce soit dans ces conditions ? Notre classe dirigeante ressemble aux lignées de pharaons qui contractaient les pires maladies consanguines du fait de leur endogamie.
@Stan : merci pour cette réflexion poussée. Tous les facteurs que vous citez y contribuent mais beaucoup pre-existaient au néo-libéralisme. Je pense que le facteur prépondérant reste le mode de management financier par "tableaux de bord", aboutissant à se couper de toute réalité et favorisant les profils opportunistes et superficiels.
Analyse intéressante, merci.
SupprimerPar contre, petit détail, David Graeber est anthropologue de formation, et non économiste.
Olivier