Billet invité de l’œil
de Brutus
Suite d’articles sur La Crise de la culture, d’Hannah
Arendt.
Chapitres précédents :
Hannah Arendt commence ce
chapitre par un simple constat : « l’autorité
a disparu du monde moderne », ou plutôt la conception de ce qu’est
l’autorité a disparue. En effet, « puisque
l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme
de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens
extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité
proprement dite a échoué. L’autorité,
d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et
opère par un processus d’argumentation. (…) S’il faut vraiment définit
l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par
force et à la persuasion par arguments ».
Or, justement, « l’autorité reposait sur une fondation dans
le passé qui lui tenait lieu de constante pierre angulaire, donnait au monde la
permanence et le caractère durable dont les êtres humains ont besoin
précisément parce qu’ils sont les mortels – les êtres les plus fragiles et les
plus futiles que l’on connaisse. Sa perte équivaut à la perte des assises du
monde, qui, en effet, depuis lors, a commencé de se déplacer, de changer et de
se transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant d’une forme à
une autre, comme si nous vivions et luttions avec un univers protéen[i]
où n’importe quoi peut à tout moment se transformer en quasiment n’importe
quoi. Mais la perte de la permanence et de la solidité du monde – qui,
politiquement, est identique à la perte de l’autorité – n’entraîne pas, du
moins pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire,
préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un
lien vivable pour ceux qui viennent après nous. »
Cette perte de repères
traditionnels a donc induit une confusion sur le concept d’autorité, qui tend à
être associé à la tyrannie, ce qui est un non-sens : si le tyran gouverne
selon sa volonté et ses intérêts propres, le gouvernement autoritaire est lié par
les lois et, de fait, la source de son autorité lui est toujours exogène, issue
d’un pouvoir qui lui supérieur. Le gouvernement autoritaire adopte une
structure de hiérarchie pyramidale qui le rend le plus inégalitaire de tous. A
contrario, le tyran, se plaçant au-dessus de tous, a un effet égalisateur.
A noter que le gouvernement totalitaire
se distingue de ces deux types de gouvernement en développant une structure en oignon au centre duquel est le chef
qui intègre la totalité de la société par l’intérieur et au sein duquel les
différentes structures de l’Etat totalitaire (associations, parti,
bureaucratie, etc.) sont représentées par les différentes couches qui
convergent toutes vers le chef.
Cependant, pour Hannah Arendt,
l’autorité n’a pas toujours existé dans toutes les sociétés humaines. Le mot
n’existe pas dans la langue grecque antique, ni dans les diverses expériences
politique de l’histoire grecque antique. Le concept est en fait né avec la Rome
antique. Les Grecs se posaient toutefois déjà la question de s’assurer que le
plus grand nombre, le corps politique, soit soumis à la même vérité sans pour
autant devoir user de la coercition et donc de sombrer dans la tyrannie[ii].
Platon évacue cette difficulté dans La
République en usant du mythe final des récompenses et châtiments dans
l’au-delà[iii],
la philosophie étant pour lui la
capacité, donnée au petit nombre, de s’étonner devant tout ce qui est en
tant qu’il est. Ainsi, cette conception d’une autorité qui ne dit pas son nom
est-elle foncièrement élitiste, entre d’une part ceux qui, étant extérieurs à
la caverne, peuvent exercer le commandement et ceux qui, maintenus dans la
superstition (dans la caverne), se doivent d’obéir.
Mais ce sont les Romains qui, les
premiers, fondent le concept d’autorité. Le mot auctoritas est dérivé du verbe latin augere, qui signifie augmenter, semblant donc induire que l’autorité
de ceux qui commandent augmente constamment, ceci étant à mettre en liaison
avec le mythe romain de la fondation de la Cité, en perpétuelle construction
par les descendants des premiers Romains, les premiers fondant leur autorité
sur l’héritage des seconds. A l’inverse du pouvoir (potestas), l’autorité trouve donc ses racines dans le passé. Aussi,
pour les Romains, le pouvoir et l’autorité sont-ils deux choses complètement
distinctes : « Cum potestas
inpopulo auctoritas in senatu sit, tandis que le pouvoir réside dans le
peuple, l’autorité appartient au Sénat ».
A contrario, l’autorité, en tant
qu’elle découle du lien au passé, est inévitablement liée à la tradition et
tant que la tradition se perpétue, l’autorité demeure.
L’Eglise s’intégra si bien aux
conceptions romaines qu’elle en perpétua les pratiques bien après la chute de
l’Empire[iv].
La foi chrétienne ne devient d’ailleurs à proprement parler une religion (au
sens étymologique : relier, attacher) qu’à partir du moment où s’intégrant
à l’édifice de la tradition romaine, elle commença moins à célébrer la
résurrection et l’obéissance aux commandements divins qu’à témoigner de la vie
de Jésus et de ses disciples. Ce n’est ainsi pas pour rien que Saint Augustin
est probablement le seul philosophe qu’eurent jamais les Romains. L’Eglise intégra si bien la conception
romaine que dès ses débuts elle reprit pour elle l’autorité héritière du Sénat
et laissa aux princes temporels les questions de pouvoir : l’Eglise n’use
ni de la force des princes, ni de l’argumentation (la Foi ne s’argumente pas),
elle est donc pleinement auctoritas. Elle
a en outre intégré le mythe politique platonicien des récompenses et châtiments
après la mort (pour encourager la multitude à une vie vertueuse), laissant en
suspens la version originelle – et en elle-même plus cohérente - du
christianisme qui voulait que durant les trois jours qui séparent sa mort de sa
résurrection, le Christ soit descendu en enfer pour vaincre Satan et libérer
les âmes qui y étaient emprisonnées. Ainsi, vu d’Hannah Arendt, vis-à-vis de la
doctrine originelle du christianisme est-il pour le moins singulier que la
« bonne nouvelle » ait abouti non à la joie sur Terre mais à un
accroissement des peurs et ne soit pas parvenue à rendre aux hommes la mort plus
facile mais plus pénible.
La religion, la tradition et l’autorité forment un triptyque à ce
point lié que l’on peut constater que dans toutes les sociétés qui l’ont
adopté, si l’une des branches de ce triptyque en est venue à être mise en
cause, les deux autres se sont effondrées avec elle.
Les totalitarismes du XXe siècle
se sont évertués à détruire ce triptyque. Et c’est ainsi que l’élimination de
la peur de l’enfer de la vie politique fut sans doute l’un des éléments les
plus marquants de l’époque moderne qui permis peut-être, entre autres, à
Staline et à Hitler de mettre en place une organisation généralisée du crime de
masse à une échelle sans précédent sans susciter d’oppositions d’importance.
« Qui se sépare de son Dieu finira aussi par abandonner ses autorités
terrestres » disait Heine. Les idéologies modernes ont, bien mieux que
les religions, su « immuniser l’âme
de l’homme contre le contact choquant de la réalité » et c’est qui a
fait sortir les religions de la politique[v].
L’idée de Machiavel était de
répéter l’expérience romaine afin de réaliser l’unification italienne. Il préfigurait
probablement la naissance des nations, ce qui peut en faire le père de
l’Etat-Nation. Le déclin de l’Occident est immanquablement lié au déclin de la
trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité alors que,
paradoxalement, les révolutions de l’époque moderne s’appuyaient sur la
conception romaine de la politique et tiraient leur vigueur des origines de la
tradition.
Chapitre
suivant : Qu’est-ce que la liberté ?
[i]
Qui varie, qui change de formes, comme Protée (Divinité marine de la mythologie
grecque, « Vieillard de la Mer », gardien des troupeaux de phoques de Poséidon,
doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser).
[ii] Ce qui en
pratique représente déjà une certaine forme d’autorité, au moins morale.
[iii] Ce qui
préfigure une forme d’autorité religieuse.
[iv] D’une
manière plus générale, on pourrait estimer que la « tradition » ne disparaît
pas, elle « accouche » d’une nouvelle tradition qui la perpétue, ne serait-ce
qu’en en prenant l’exact contre-pied …
[v] En pratique,
ce sont donc ces idéologies qui ont réellement constitué un « opium des peuples ».
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