Billet invité de l’œil
de Brutus
Suite d’articles sur La
Crise de la culture, d’Hannah Arendt.
Pour revenir à
l’article précédent : la
tradition et l’âge moderne.
Fort logiquement, Hannah Ardent
entame ce chapitre avec Hérodote, le « père de l’Histoire », pour qui
la fonction de l’histoire est de « sauver
les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli ». Il s’agit
alors d’échapper à la mortalité, de ne plus « se mouvoir en ligne droite dans un univers ou tout, pour autant qu’il
se meut, se meut dans un ordre cyclique ». Le thème des récits
historiques devient donc des cas particuliers, des gestes singulières, qui
perturbent le cycle : « la
substance de l’histoire est constituée par ces interruptions autrement dit par
l’extraordinaire ». Pour
les mortels, réussir à imprimer leurs actes, leurs œuvres, dans la trame
de l’histoire est alors le moyen de pénétrer la mémoire humaine, Mnémosyne – la
mère de toutes les muse -, et donc d’accéder à l’immortalité.
L’émergence du christianisme va
cependant bouleverser l’approche de l’étude de l’histoire. En effet, si chez
les Grecs, « la grandeur était
aisément reconnaissable comme ce qui de soi-même aspirait à l’immortalité –
c’est-à-dire, négativement parlant, comme mépris héroïque pour tout ce qui
vient et passe simplement, pour toute vie individuelle, la sienne propre
incluse », une telle approche de la grandeur ne pouvait demeurer
intacte dans l’ère chrétienne. Dans le christianisme, « c’est le monde qui doit passer ; les
hommes vivront éternellement ».
Descartes, avec son de omnibus dunitandum est[i],
va introduire une nouvelle révolution : la vérité et le savoir ne peuvent
se fier aux sens et à l’apparence, encore moins à la « vérité innée »
de l’esprit, ni à la « lumière intérieure de la raison ».
Contrairement à ce que l’on a tendance à croire trop rapidement, ce
subjectivisme n’a pas jailli d’un affaiblissement de la religiosité, mais d’une
perte de confiance, hautement justifiée, dans la capacité des sens à approcher
la vérité[ii].
Ce doute se traduit, notamment, dans la remise en cause du géocentrisme, que
l’observation simple justifiait pourtant amplement. Toutefois, cela ne remet
pas fondamentalement en cause l’approche de l’histoire : si l’homme ne
peut connaître le monde, il doit au moins savoir ce qu’il a fait lui-même. L’on
peut avoir une approche similaire pour les mathématiques (approche issue de la
pensée de Vico) : contrairement à la nature (que nous faisons que regarder
ou essayer de copier), nous faisons les mathématiques nous-mêmes. Mais c’est
aussi, peut-être, là que naît la science moderne : du déplacement de l’observation du quoi à la compréhension du comment[iii],
de l’intérêt pour les choses à l’intérêt pour les processus. Cet intérêt pour
le comment consiste aussi pour l’homme à désormais « faire la
nature », comme dans le cas de la physique nucléaire par laquelle nous pouvons
faire dans la nature ce que nous croyions précédemment ne pouvoir faire que
dans l’histoire.
L’industrialisation, en tant que
mécanisation des processus, s’intègre ainsi dans cette approche qui fait qu’à
présent nous vivons dans un monde davantage façonné par l’Homme que par la
nature. Il ne s’agit pas pour autant
de réduire l’Homme à ce qu’il fabrique (la fabrication se distingue de
l’action en ce sens qu’elle a un commencement et une fin, tandis que l’action
s’inscrit dans une chaîne infinie d’évènements) car dans un monde dans lequel
l’Homme a atteint un tel degré de maîtrise de ce qui l’environne, sa propre
possibilité d’action devient effrayante.
En amont de la transformation
hégélienne de la métaphysique en philosophie de l’histoire, Hobbes, Locke et
Hume tentèrent de se débarrasser de
la métaphysique au bénéficie d’une philosophie de la politique. L’on fait
souvent remonter cette appropriation de l’histoire en tant que dialectique
philosophique à Hegel, mais ce serait omettre que Kant adhérait également à une
philosophie de l’histoire puisqu’il estimait que si on la considérait de son
entier et non comme une accumulation d’évènements, tout prenait son sens, comme
si existait une « intention de la
nature », inconnue des acteurs mais compréhensibles de leurs suivants,
comme si, en fait, les hommes étaient guidés par le « fil conducteur de la raison »[iv].
Prochain article : qu’est-ce que
l’autorité ?
[i]
Tout peut faire l’objet du doute.
[ii]
Pour Hannah Arendt, la sortie de la religion commence au 17e siècle lorsque des
théoriciens politiques commencent à établir que les commandements de la loi
naturelle suffissent à faire fonctionner le corps politique indépendamment de
Dieu (on retrouve ici la pensée de Jean Bodin). Or, ce recours à la loi
naturelle (et non plus la loi divine) pour gouverner est issu de
l’hétérogénéité religieuse issu de la Réforme. Quelque part, c’est donc
l’ « excès » de religiosité des guerres de religions qui a
initié la sortie de la religion.
Dans cette conception, cette
sortie (en fait toute relative) de la religion se fait donc bien davantage par
la politique que par les sciences.
[iii]
L’on remarquera que l’explosion des nouvelles technologies tant à nous éloigne
de la compréhension du comment pour nous ramener à l’observation du quoi ou du
pourquoi. Par exemple, en utilisant les données saisies par les utilisateurs
dans son moteur de recherche, Google est désormais plus performant que les
instituts médicaux pour anticiper les épidémies de grippe (quoi), mais demeure
complètement inutile pour les expliquer (comment).
[iv]
Mais cette espèce d’immanence spinozienne de la Raison n’est-elle pas une autre
manière de nommer Dieu ? Si, dans la pratique, dès lors qu’une chose est
inintelligible à la raison humaine, on la renomme « ruse de la Raison » pour se convaincre que rien n’échappe à la
Raison, n’est-ce pas juste une autre manière de dire qu’il y a quelque Chose de supérieur à l’homme qui
gouverne l’univers ? Et ce « quelque
Chose », Kant l’appelle Raison, certains athées (Comte-Sponville,
Onfray) l’appellent cosmos, les Chrétiens Dieu ? Dès lors, l’athéisme
rationaliste n’est-il pas en train de se contenter de renommer Dieu (ou de
remplacer une religion par une autre ?) ?
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