Billet invité de l’œil de Brutus
Suite d’articles sur La Crise de la culture,
d’Hannah Arendt.
Chapitres
précédents :
« Soulevez la question : qu’est-ce que la liberté ? semble une
entreprise désespérée » s’interroge Hannah Arendt.
« Tout se passe comme si des contradictions et des antinomies sans âge
attendaient ici l’esprit pour le jeter dans des dilemmes logiquement
insolubles, de sorte que, selon le parti adopté, il devient aussi impossible de
concevoir la liberté ou son contraire, que de former la notion d’un cercle
carré. »
La liberté présente en outre une
dualité entre la liberté politique et la liberté intérieure (introspection) et
personnelle. Pour Epictète cette
dernière est le champ d’action dans lequel l’homme exerce le plus de pouvoir,
en luttant contre lui-même et en se maîtrisant lui-même, plus protégé de toutes
ingérences que n’importe quel foyer dans le monde. Pour arriver à ce stade de
la liberté, l’homme doit cependant être délivré des nécessités matérielles de
la vie.
Arendt revient alors à son
principe d’action : « la raison d’être de la politique est la
liberté et son champ d’expérience est l’action ». On est alors ici
à total contre-courant du credo libéral selon lequel, moins il y a de politique,
plus il y a de liberté.
Arendt distingue la liberté du
libre-arbitre en ce sens que le libre-arbitre consiste à réaliser un choix
entre deux données par ailleurs prédéterminées, ce qui ne constitue pas
réellement un exercice de la liberté, celle-ci étant exercice d’une volonté
propre. Ainsi l’action libre doit être d’une part libérée de tout motif, mais
aussi d’autre part d’un but identifié comme prévisible. L’action déterminée et
guidée par un but futur ne saurait être entièrement libre puisque le caractère
désirable de ce but futur a guidé la volonté et l’a donc prédéterminé. L’action
libre n’est donc guidée ni par l’entendement ni par la volonté – même si elle
nécessite les deux pour s’exécuter – mais par ce qu’Hannah Ardent appelle les principes, ceux-ci n’agissant non
pas de l’intérieur de moi, mais de l’extérieur et étant bien trop généraux pour
prescrire des buts particuliers. Parmi les principes, on retrouvera l’honneur,
la gloire, l’amour de l’égalité, la crainte, la méfiance, la haine.
Ainsi donc, « les hommes sont libres – d’une liberté qu’il
faut distinguer du fait qu’ils possèdent le don de la liberté – aussi longtemps
qu’ils agissent, ni avant ni après ; en effet, être libre et agir ne font
qu’un ».
Ce principe qui relie l’action à
la liberté (et réciproquement) se retrouve dans l’exercice de l’art : si
l’on considère que l’œuvre d’art n’est pas un fait de liberté mais que c’est
son processus de création (qui, au passage, demeure masqué au public) qui est
un acte (donc un fait de liberté), alors la politique est l’exact opposé de
l’art (sauf en ce qui concerne les arts d’exécution qu’Hannah Arendt ne
considère pas à proprement parler comme de l’art), puisqu’elle est une action
perpétuelle qui n’aboutit jamais à l’œuvre d’art (ce qui n’en fait pas pour une
autant une science).
Le christianisme a grandement influencé notre conception
moderne de la liberté, en la rapprochant du libre-arbitre. Pour les Grecs
anciens, la liberté est alors un concept exclusivement politique (et non pas
individuel). Les premiers chrétiens (Saint Paul puis Saint Augustin) ont au
contraire découvert un nouveau genre de liberté, sans rapport avec la
politique, mais basé sur « une lutte
ardente dans laquelle j’étais engagée avec moi-même », un conflit qui
se déroule dans la « demeure
intérieure » de l’âme et l’obscure « chambre du cœur » (Saint-Augustin). On se retrouve ici dans la
lignée de la pensée platonicienne visant à la domination de l’âme sur le corps,
sauf que les Grecs n’appelaient pas cela liberté mais par contre y trouvaient
uns justification de l’autorité (même s’ils ne conceptualisaient pas celle-ci,
cf. chapitre
précédent) : Platon affirmait ainsi que ceux qui savaient se gouverner
eux-mêmes avaient le droit de gouverner les autres et pouvaient être libérés de
l’obligation d’obéissance. La liberté au sens de Saint-Augustin n’est pas qu’un
simple commandement de l’esprit sur le corps, mais un conflit à l’intérieur de
l’esprit : « l’esprit commande
au corps, et le corps obéit sur-le-champ ; l’esprit commande à lui-même,
et il rencontre de la résistance ».
Plus tard, Montesquieu distingua
liberté politique et liberté philosophique. La dernière n’exige que la liberté
de l’exercice de la volonté, indépendamment des circonstances et des buts,
tandis que la première consiste à être capable de faire ce qu’on doit
vouloir.
Rousseau espérait une société idéale dans
laquelle les citoyens n’ont aucune communication entre eux afin que le « citoyen n’opine que d’après lui ».
Bien évidemment, un Etat dans lequel les citoyens vivent à un tel degré de
solitude intellectuelle ne peut être qu’une tyrannie … Mais Hannah Arendt
arrive ici à un raccourci bien étrange : comme Rousseau théorisa la
souveraineté, individuelle comme collective, jusqu’à un absolu inatteignable
(une forme de choix des citoyens totalement dégagé de toute influence
extérieure) et dont la recherche ne pouvait que renvoyer vers la tyrannie, elle
oppose de manière irréconciliable liberté et souveraineté[i].
Or, cette opposition entre liberté et souveraineté n’est qu’artificielle
puisqu’elle provient d’une incohérence dans la pensée de Rousseau (Qu’Arendt
relève pourtant en énonçant que la liberté selon Rousseau est une aporie
puisqu’elle conduit à la tyrannie) : la souveraineté collective qu’il théorise
n’a absolument rien de collective car elle s’appuie sur une multitude
d’individus qui ne communiquent pas entre eux. De fait, la liberté politique,
toujours vue par Rousseau, est en elle-même également un oxymore s’il
s’agit simultanément d’individus totalement solitaires pour être libres tout en
devant former polis, donc être
rassemblés.
A contrario – et nous nous
éloignions ici de la lecture d’Arendt – la souveraineté, dans le sens où elle
est le concept qui permet aux citoyens de dépasser leurs conflits pour fonder
un corps politique unifié – la polis
– indépendant d’une volonté extérieure (ce qui n’exclut pas les influences) et
permettant donc l’exercice de la liberté politique à la fois à l’intérieur –
par le débat et la résolution des conflits – et à l’extérieure – par
l’indépendance –, est bel et bien indissociable de l’existence même de cette
liberté politique. Réciproquement, un corps politique ne peut se considérer
comme libre s’il est sous la dépendance d’un corps extérieur d’une part ou si
d’autre part le débat intérieur permettant la résolution des conflits et
l’émergence du bien commun n’est pas possible. Et ces deux principes –
indépendance et débat politique – fondent le concept de souveraineté.
Article suivant : La crise de l’éducation (1/2)
[i] On peut
toutefois se demander s’il ne s’agit pas là d’un problème de traduction
@Brutus
RépondreSupprimer1. L'autorité c'est la force moins la contrainte
2. La liberté naît de l'égalité, qui passe par-là effectivement (Paul) : "Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ" (Galates 3:28). A noter tout de même, enfin il me semble, que s'il ni y a plus "ni esclave ni libre", il y a néanmoins un Maître en liberté.
3. Le libéralisme, fut-il politique, est un non-évènement, la continuation de la force sous d'autres formes, par d'autres moyens ; la peau d'une même mécanique qui se perpétue depuis son début.
4. Entrer à Jérusalem dans une simple tunique de lin, assis sur un âne, c'est cela l'autorité : Zéro merco zéro bespoke.
5. Le goût de la souveraineté politique n'est qu'une transposition à l'extérieur de celui de la liberté intérieure (Citadelle...). En rester à la souveraineté politique c'est se tromper d'objet.
6. Sauf miracle, l'homme politique est le rouage parfait de la mécanique sociale à l’œuvre, le parfait homme de son temps, mais le même depuis le début des temps.
7. Rien de nouveau sous le soleil...
8. Il nous reste de regarder le spectacle, et d'en rire tant que c'est encore possible...
Cordialement.
Merci pour ces 8 fulgurances ! J'adore ! N'hésitez pas à me contacter pour de plus amples débats : loeildebrutus@gmail.com
SupprimerDe temps en temps, je relis 1984 de G.Orwell et je me dis quelle modernité (hélas!?).
RépondreSupprimerBon WE
Sylvie
C'est clair. Bon WE également
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