Billet invité de Marc Rameaux, auteur
de « L’homme moderne », suite de la
première partie et de la
deuxième
Quelques
remarques sur la notion de « fait »
Il est pénible de devoir rappeler qu’un fait
isolé n’a pas de sens, également qu’il n’existe pas d’observation neutre
indépendante d’une certaine représentation que nous nous sommes faite de la
réalité.
Des siècles de réflexion épistémologique
semblent avoir été oubliés et balayés par quelques petits hommes pressés et
ignares. A quoi a-t-il servi de faire émerger le débat entre déductionisme et
inductionisme, culminant avec la « logique de la découverte
scientifique » de Karl Popper ? Qui se souvient de la vaste réflexion
de Willard V.O. Quine, montrant pourquoi la logique est « dans le même
bateau » que les autres sciences, mettant un terme à tout point de vue
angélique ?
Il n’y a rien d’élitiste dans ce rappel aux
origines des questions de faits et vérifications. Nul besoin d’être rompu à la
logique formelle et aux méthodes de confirmation en sciences et en
statistiques, bien qu’ultimement c’est à cet endroit que réside le feu avec
lequel les apprentis sorciers du Decodex ont joué.
« Qui fact-checkera les
fact-checkers ? » demande la fine Eugénie Bastié. On le voit, les
questions déontologiques auxquelles les amuseurs du « decodex » se
sont attaqués débouchent très rapidement vers des problèmes de circularité,
d’auto-référenciation, autant dire des fondements de la logique, plateau
inaccessible à la fatuité de ceux qui se pensent supérieurs à la condition
humaine.
Samuel Laurent ne sait visiblement pas faire la différence entre l’infirmation négative d’une hypothèse - possible par les « faits » - rendant juste et utile la chasse aux « hoax », et l’argumentation positive d’une assertion, nous entraînant très au-delà de la vision bêtifiante de faits enfilés comme des perles.
Du reste, les meilleurs juristes ainsi que
les historiens savent également traiter de ces questions, avec leur
vocabulaire propre qui transpose toutes les notions de l’épistémologie. La
reconstitution nécessaire lors d’une enquête policière montre en quoi la part
interprétative est incontournable : certains devraient revoir le Rashomon de
Kurosawa.
Le récit historique et la recherche des
causes qui ordonnancent les faits selon la thèse proposée permettent à
l’historien de se confronter à ces difficultés, échappant au « point de
vue de Dieu », surtout lorsque celui-ci est assorti de pastilles
bêtifiantes de trois couleurs : la médiocrité des massacreurs de notre
éducation nationale a-t-elle déteint dans le temple du « fact
checking » ?
Avec les épistémologues, les juristes et les
historiens, la profession de journaliste est amenée à rencontrer les questions
déontologiques de la vérification. Quel contraste entre « Le Monde »
d’Hubert Beuve-Méry et celui d’aujourd’hui. A la grande époque du quotidien du
soir, aucun journaliste n’aurait eu l’incroyable bêtise teintée de fatuité de
se poser en détenteur de l’information « factuelle », seul au-dessus
des autres.
Les brillantes plumes de cette époque
n’hésitaient pas à présenter deux ou trois thèses contradictoires sur le sujet
de leur article, montrant comment ces points de vue opposés étaient également
honorables. Nous étions loin de la risible « objectivité »
d’aujourd’hui : vous approuvez la mondialisation heureuse et l’Union
Européenne ? Votre point de vue est factuel et objectif. Vous critiquez
les institutions européennes, et vous vous opposez à la « libre
concurrence » ? Votre vision est infestée d’idéologie et de
partialité.
Tout ceci prêterait seulement à rire, si ce
n’était l’un de nos héritages intellectuels de plus qui fait à présent
naufrage. Le trait de notre époque se vérifie : les manettes de
l’éducation et de l’information sont trop souvent préemptées par des
personnages médiocres, aussi suffisants qu’insuffisants, mettant résolument le
cap vers l’absence totale de déontologie.
Retrouvez aussi le blog d’Olivier Berruyer, les Crises, sur sa page Facebook
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