Billet invité de l’œil
de Brutus
Je mets en ligne ci-dessous un remarquable texte de
Michel Debré sur la construction européenne (initialement publié par Theatrum Belli). Hors les
questions de rapport entre la France et les colonies, ce texte, datant de 1953,
demeure d'une incroyable actualité. On pourra également le mettre en parallèle
avec les positions de Pierre Mendès-France (lire ici)
qui, bien que d'un camp opposé à Michel Debré, se montrait très critique à
l'égard de la construction européenne (mais cela la "gauche" bien
pensante l'a bien oublié, comme les prétendus gaullistes de droite ont oublié
ce texte de Michel Debré, ou plus généralement les fondements de la pensée du
général de Gaulle).
Quand
Démosthène mettait en garde les Athéniens contre Philippe de Macédoine,
Démosthène avait raison ! Athènes était une cité, et l’âge venait de plus
grands empires. Mais il était deux politiques : l’une qui permettait de les
constituer par une alliance et dans la liberté, Vautre qui acceptait de les
voir naître de la tyrannie. Nul ne doute, nul n’a jamais douté, que la thèse
ardemment défendue par Démosthène fût la seule qui pût garantir l’avenir
d’Athènes, celui de la Grèce et de la liberté, la seule qui fût en même temps
conforme à l’honneur.
La théorie du
transfert de souveraineté.
À la proposition
américaine, le gouvernement français a répondu par une proposition dont l’objet
était d’« intégrer » des Allemands dans une armée qui n’aurait pas le caractère
d’une armée nationale. Cette proposition allait loin dans sa rigueur logique.
On n’envisageait même pas un régiment de nationalité allemande ; des soldats
allemands étaient placés par petits groupes dans d’autres unités. Projet
séduisant, en théorie, mais que sa rigueur rendait difficile à réaliser. Au
surplus, à supposer qu’il fut un point de départ, une telle conception du rôle
militaire des Allemands ne pouvait se prolonger longtemps.
La proposition
française ne fut pas acceptée, même à titre de première étape. C’est alors
qu’avec la complicité d’un gouvernement français désemparé et heureux de gagner
quelques mois, le consentement d’un gouvernement américain assez incrédule au
premier abord, puis convaincu par les affirmations de M. Jean Monnet, le
problème du réarmement allemand fut saisi par les théoriciens — je dirai
presque par les théologiens — du transfert de souveraineté.
À ce point de
l’histoire il convient de revenir quelques mois en arrière.
Le gouvernement
américain, avant d’envisager le réarmement de l’Allemagne, avait estimé
nécessaire de libérer l’industrie allemande, notamment les mines et la
sidérurgie de la Ruhr, des sujétions imposées par les vainqueurs. La situation
du monde imposait une révision des idées qui avaient eu cours en 1944. Il était
notamment nécessaire d’accomplir un effort pour lier à l’Occident cette grande
part de l’Allemagne que les trois alliés avaient prise en charge au lendemain
de la capitulation. Il fallait porter l’espoir des Allemands vers l’Occident.
Il fallait mettre l’économie allemande au service de l’Occident ; sur cette
voie, une première mesure apparut nécessaire : relever ou supprimer le «
plafond » maximum de production imposé à l’industrie ; diminuer, et peut-être
faire disparaître, les interdictions de fabrication. Voilà sans doute ce qu’il
parut très difficile de faire accepter aux opinions européennes, et d’abord à
l’opinion française. De cette difficulté jaillit l’idée de chercher quelque
moyen exceptionnel de réussite. C’est ainsi que germa le projet d’une «
communauté européenne » dirigée par des fonctionnaires impartiaux et recevant
des divers Etats le droit de commander à toutes les mines et aux industries
lourdes. L’idée, accueillie par M. Robert Schuman, se transforma en une très
haute vision d’un « marché commun » et d’une réconciliation politique fondée
sur la prospérité que ferait naître ce marché commun.
On connaît la suite
réservée au plan Schuman. L’édifice construit à Londres en 1948, notamment
l’Autorité internationale de la Ruhr, fut jeté bas au profit de la Haute
Autorité du charbon et de l’acier, où l’Allemagne, d’office, entra sur pied
d’égalité. Au moment où le projet du réarmement allemand sortit à son tour des dossiers
du Pentagone, l’élaboration du traité sur le charbon et sur l’acier était à peu
près achevée, sans que l’on se rendît compte, à vrai dire, d’une manière très
claire, du mécanisme politique grâce auquel cette communauté voyait le jour.
Cependant ce mécanisme est simple.
On observe, d’abord,
que le cadre national est désormais trop étroit pour la solution d’un grand
nombre de problèmes. On ajoute que le dogme de la souveraineté de l’État est un
dogme mort, condamné par le progrès technique. De ces deux constatations, on
conclut à la nécessité de transférer à une autre autorité que celle de l’État
national la charge de résoudre des problèmes qui, désormais, le dépassent. Qui
dit transfert suppose création d’une autorité nouvelle. Qui dit autorité nouvelle
en langage de science politique moderne, et aussi de démocratie, suppose une
nation nouvelle dont l’autorité que l’on veut constituer doit être
l’expression.
Le raisonnement est à
ce point séduisant qu’il faut un certain temps pour en apercevoir la faille.
Cependant celle-ci est évidente et elle vient d’un véritable jeu de mots sur
l’expression « souveraineté ». Ce jeu de mots aboutit, me semble-t-il, à une
fausse conception de la nation et du pouvoir.
En effet, il convient
de distinguer deux sens au mot souveraineté.
La souveraineté de
l’État, c’est le pouvoir de l’autorité politique de commander et de dire
le droit. Elle est la manifestation du pouvoir social. Sa limitation est l’un
des objets de la doctrine démocratique, car le droit est édifié pour lutter
contre l’arbitraire de l’État, c’est-à-dire l’exercice sans limite du pouvoir
de commander. De nos jours, dans l’ordre intérieur comme dans l’ordre extérieur,
ces limitations à la souveraineté de l’État sont plus nécessaires que jamais.
Elles sont imposées par les faits, et il n’est guère, dans la doctrine des
juristes de l’Occident, que l’École allemande qui conteste la valeur morale et
politique de ces limites au pouvoir gouvernemental.
La souveraineté
nationale ne se confond pas avec la souveraineté de l’État. Les deux
termes n’ont pas le même sens. Ce qu’on entend par souveraineté nationale, ce
n’est pas la manifestation du pouvoir qu’exprime la souveraineté de l’État ; la
souveraineté nationale est le principe du pouvoir, elle définit la source de
l’autorité, l’origine du droit de commander. Cette même pensée occidentale qui
ne cesse de recommander des limites juridiques à l’autorité de l’État, en
d’autres termes des limitations de souveraineté, n’a cessé et ne cesse
d’affirmer que des divers principes du pouvoir, le meilleur, le plus digne de
la liberté, est le pouvoir issu d’une manifestation de la volonté de l’ensemble
des citoyens, expression vivante de la nation. La souveraineté nationale est le
principe du pouvoir dans tout régime de démocratie libérale.
Cette souveraineté
n’est pas théorique, elle repose sur une réalité : la nation, et ne peut
s’exprimer valablement que par des mécanismes constitutionnels bien définis.
Voyons bien ces deux
points : d’une part, la nation, dont nous savons, depuis que Renan
nous l’a expliqué en des termes qui doivent demeurer gravés dans la mémoire,
qu’elle n’est pas le résultat d’une définition objective issue de la
géographie, de l’ethnologie, de la linguistique, mais l’expression d’une
communauté de sentiments et de passions, source de la solidarité ressentie par
l’immense majorité des hommes qui forment la nation ; d’autre part, les mécanismes
constitutionnels de la liberté, élections libres et régulières, où tout
citoyen est électeur, où tout citoyen peut être élu, et règle de la majorité,
règle d’or, qui fait du gouvernement démocratique le gouvernement de la
majorité, et de la loi, la loi de la majorité.
Dans leur raisonnement,
les théoriciens des transferts de souveraineté, d’une constatation exacte — la
nécessité de soumettre les États à des limitations, à des engagements, qui
sont, de notre temps, plus que jamais nécessaires — glissent à une conception
politique qui tend à ôter à la souveraineté nationale son droit d’être la
source du pouvoir. On considère, en d’autres termes, que l’on peut faire
naître, sous le nom d’autorité supranationale, une autorité fondée sur une
nouvelle nation, qui s’appellerait l’Europe.
C’est une conception
fausse. La nation ne s’invente pas. Une nation est le résultat d’un lent processus
historique. C’est une conception dangereuse, car, en l’absence de
solidarité sentie, on doit recourir à une définition objective, par exemple les
frontières, demain peut-être la religion ou la race dominante. C’est enfin une conception
impossible pour la liberté. On ne peut en effet appliquer les mécanismes
délicats de la démocratie, établis en fonction de l’égalité absolue des
citoyens, ni faire jouer la loi de la majorité, règle d’or du pouvoir
démocratique, à un corps collectif dont les différents membres ne sentent pas,
au préalable, leur totale solidarité. En fait, nous le savons, on ne peut
briser l’idée de nation en Europe, et dans tout le monde occidental, que par
des tyrannies violentes dont l’Histoire montre qu’à la fin elles s’effondrent
sous la poussée des nationalités et de la liberté.
Lors de la discussion
sur le traité du charbon et de l’acier, cette faille du raisonnement, qui était
cependant à l’origine du traité, ne fut pas clairement aperçue. Elle était
cachée derrière l’accumulation de préoccupations techniques, l’amoncellement
des articles et la confusion réalisée comme à plaisir entre les pouvoirs réels
de la nouvelle autorité, dite supra-nationale, et les garanties laissées à la
représentation des gouvernements nationaux.
Toutefois, il est une
nation dont le gouvernement a compris, derrière les apparences, que le principe
de ce qui était proposé ne cadrait pas avec sa conception politique. C’est la
Grande-Bretagne. Les Anglais, certes, ne font pas de théorie, un sage pragmatisme
leur suffit. En Grande-Bretagne, l’autorité qui a le dernier mot, c’est le
Parlement, expression de la souveraineté nationale. D’autre part, pour assurer
le lien de toutes les nations membres de la Communauté, il ne faut pas que la
Couronne, d’une manière ou de l’autre, soit tenue de s’incliner devant des
décisions à l’élaboration desquelles ses représentants ne participent pas. Le
retrait de la Grande-Bretagne du traité technique, économique, nous dit-on, sur
le charbon et l’acier, est un fait grave. La Grande-Bretagne siégeait à
l’autorité internationale de la Ruhr. La voici éliminée. C’est ainsi que la
conception européenne sortie du plan Schuman devint une conception
continentale.
Ce caractère fut
accentué par l’éviction du traité de tous les territoires français
extra-métropolitains. Cette nouvelle éviction fut acceptée sans difficulté par
les partisans du traité. Il est possible qu’elle répondît au désir secret,
inconscient même, de certains d’entre eux : puisque, au départ du traité, il
est une volonté de créer une nouvelle nation, n’est-ce pas déjà assez
présomptueux de fondre en une seule communauté Prussiens et Français,
Hollandais et Siciliens ? Pourquoi s’embarrasser des citoyens français
d’outre-mer ?
* *
*
Revenons à l’armée.
L’échec de la proposition primitive d’intégration de contingents allemands
servit de point de départ à une nouvelle thèse où le mot intégration fut
repris, mais dans le sens politique que lui donne la construction d’une autorité
supra-nationale. Le principe, les conséquences du traité sur le charbon et
l’acier, furent appliqués à l’armée. Comme on avait décidé d’enlever de la
compétence nationale la production du charbon et celle de l’acier, comme on
avait décidé d’envisager un marché commun pour les produits issus de la mine et
de la sidérurgie, on décida d’enlever la production des soldats, comme la
fabrication des armes, aux autorités nationales, et on décida de créer un grand
marché commun de la défense militaire.
Jean Monnet, promoteur
et, en quelque sorte, théologien du transfert de souveraineté, se mit au
travail avec son équipe de collaborateurs et quelques autres pour appliquer la
doctrine qu’ils avaient élaborée à la suite du traité sur le charbon et l’acier
: créer une super-nation par transferts successifs d’attributions de l’État. Il
semble que la différence de nature entre charbon et armée n’ait pas été
aperçue, et que les négociateurs n’aient pas été frappés de ce que les idées de
nation et de politique sont plus profondément attachées au problème militaire
qu’à celui du charbon et de l’acier. Qui dit nation dit patriotisme. Qui dit
armée dit politique. Le transfert du patriotisme, la confiance dans la
politique ne se donnent pas avec la même facilité que le transfert du charbon
ou la fixation du prix de l’acier. Toutefois, dans le silence, sans avertir ni
le Parlement ni l’opinion, on calqua peu à peu un projet de traité militaire
sur le projet de traité charbon-acier.
Il y aurait beaucoup à
dire sur ce travail préparatoire. Les négociateurs français avaient-ils les
connaissances politiques et juridiques suffisantes ? On peut aujourd’hui en
douter. Combien, parmi eux, avaient réfléchi au problème qui est cependant
sous-jacent à toute la politique extérieure de la France, depuis trois siècles,
celui des différentes formes d’alliance et des conséquences de leur
renversement ? Combien d’entre eux avaient lu la Constitution de 1946, ses
principes, ses règles formelles ? L’expérience permet de conclure, très
franchement, à l’ignorance politique et juridique de nos négociateurs.
Le Parlement fut tenu à
l’écart. Une seule discussion eut lieu, à l’Assemblée nationale, à la veille de
la conférence de Lisbonne. Une longue motion fut alors votée. Une crise
gouvernementale permit, me semble-t-il, de ne guère en tenir compte. Enfin on
brusqua la signature en 1952. Le Conseil des ministres, prévenu à la dernière
heure, au vu d’un document compact, difficile à lire, mis pendant de brefs
instants à la disposition des membres du gouvernement, dut autoriser un
ministre qui n’avait pu prendre, en détail, connaissance de ce qu’il devait
signer, à parapher le document. Une première crise d’inquiétude, à vrai dire,
saisit le gouvernement français, des précautions oratoires furent prises. Une
astuce avait été inventée : celle de lier un accord inter-allié sur l’Allemagne
à ce traité. L’un emportait l’autre. C’est ainsi qu’en quelques jours, à Bonn
et à Paris, les documents, lourds de contenu, illisibles à moins d’un long
effort de plusieurs heures, virent le jour. En vain je demandai alors à la
tribune du Sénat que la signature fût retardée, et qu’une discussion publique
fût organisée au préalable. Il fallait, paraît-il, aller vite. On nous dit
alors que la raison en était la nécessité de signer sans délai cet accord
interallié sur l’Allemagne qui représentait une promesse faite au gouvernement
de Bonn. Nous savons aujourd’hui que cette hâte n’avait d’autre raison que la
crainte d’un refus des Parlements, et d’abord du Parlement français. Tranchons
le mot. Il fallait mettre la France devant le fait accompli.
Tout cela est du passé.
Mais ce sont des faits : on peut les pardonner, on ne doit pas les oublier. Il
importe d’autant plus de les rappeler que l’on nous dit aujourd’hui : « La
France est engagée, elle ne peut donc pas se dégager ; la France a jugé, elle
ne peut donc pas se déjuger. » La France n’a jamais jugé. La France n’est pas
engagée. En aucun pays, en aucune démocratie, le paraphe d’un homme, ni les
discussions d’une petite équipe de fonctionnaires n’ont le pouvoir de lier une nation.
Disons-le. Répétons-le. En cette fin d’année 1953, nous sommes au point zéro.
Et ne nous laissons pas impressionner par l’argument nouveau : rejeter le
traité d’armée européenne, c’est affaiblir la communauté sur le charbon et
l’acier. Entre la France et le charbon, le choix est interdit. Si le traité
nuit à la France et à la liberté, peu importe qu’il réussisse au charbon !
C’est la France et la liberté qui comptent d’abord.
Sens du traité
Au-dessus du
commissariat, le Conseil des ministres représente les États, par émanations
individuelles des gouvernements de chaque État-membre. Une assemblée,
provisoirement celle de la Communauté charbon -acier, réunie une fois par an
pendant un mois, a des attributions de contrôle. Une Cour de Justice
supranationale « assure le respect du Droit », dans l’interprétation et
l’application du traité.
Les partenaires sont
égaux. Un article précise : « Le présent traité ne comporte aucune
discrimination entre les Etats-membres. » L’Allemagne a obtenu cette
disposition capitale qui implique une réciprocité totale : toute limite, tout
contrôle s’appliquent indistinctement aux six États membres, et cela dans tous
les domaines où la C. E. D. aura à intervenir.
Le transfert de
pouvoirs est considérable. Une large part des activités d’ordre militaire,
administratif, économique, financier, qui appartient au vaste domaine de la
Défense nationale, est désormais de la seule compétence de la Communauté. Cette
dépossession est si étendue, elle aboutit à donner de tels pouvoirs au
commissariat, que les négociateurs, par une sorte de réaction naturelle, ont
tendance à accroître les pouvoirs apparents du Conseil des ministres. Ce
Conseil, qui prend la place d’une autorité politique européenne, doit
intervenir pour un assez grand nombre de décisions. Organe collectif, sa
décision est issue d’un vote, et l’organisation de ce vote, avec des règles
particulières de majorité, n’est pas l’une des moindres inconnues de ce traité.
En fait, on peut dire que l’exigence de majorités particulières donne la
réalité du pouvoir au commissariat et, à titre d’arbitre, au général américain,
nommé en application du traité sur l’Atlantique Nord.
En effet, des liens
étroits sont établis entre la Communauté de défense et l’Organisation du Traité
de l’Atlantique Nord. Ces liens sont rendus manifestes par les nombreuses
dispositions qui font intervenir le dirigeant militaire du traité de
l’Atlantique Nord, c’est-à-dire, en fait, le général américain. Celui-ci
intervient en cas de désaccord entre les membres de la Communauté. Il détient
les responsabilités fondamentales des plus élevées. C’est lui, notamment, qui
autorise le transfert des unités d’un territoire européen à un territoire
non-européen, c’est-à-dire, pour la France, de Marseille à Alger. Mais des
liens organiques sont également prévus, et l’ensemble du traité est fait pour
que la Communauté européenne de défense soit l’annexe continentale du traité
Atlantique.
Ce traité n’est donc
pas un traité comme les autres. Il n’a pas de précédent Celui sur le charbon et
l’acier lui ressemble dans la forme. Au fond, il s’agit de tout autre chose, au
point que ce traité ouvertement porte en lui une ambition : la fin des nations.
Voilà une idée qui a
des partisans. Je ne la discuterai pas. Mais je regarderai les faits,
c’est-à-dire les articles du traité et ses conséquences. Pour la France, le
résultat est clair : abandon des fruits et des espérances de la victoire ;
abaissement décisif et peut-être définitif.
Conséquences normales,
dira-t-on : il faut adapter les institutions à une situation de fait à laquelle
elles doivent répondre. Mais ce qui est moins normal, c’est qu’une nation,
l’Allemagne, profite et profite seule d’un traité qui consacre son relèvement,
est la source de sa future hégémonie. Ce n’est pas une Europe dénationalisée
qui surgit de la conception politique qui est à la base du traité, c’est une
Europe germanique.
L’abandon des
espérances de la victoire.
L’abandon des fruits et
des espérances de la victoire est total.
Ne faisons pas, au
départ, ce reproche aux inspirateurs ni aux négociateurs du traité. Le
réarmement de l’Allemagne est la conséquence d’une coupure dont la
responsabilité incombe au pouvoir soviétique. Du jour où une menace russe
pesait sur ce qui restait d’Europe libre, la nécessité, la fatalité du
réarmement de l’Allemagne étaient inscrites. De nos jours, où l’on parle tant
de détente, où l’on envisage l’unification de l’Allemagne, et sa
neutralisation, on est tenté d’oublier l’ombre qui s’est étendue sur le monde
dès l’année 1938, ombre qui s’étend encore…
Dès lors, les
dirigeants français ont eu le souci d’éviter que le réarmement de l’Allemagne
n’aboutisse à reconstituer une armée allemande trop puissante et trop
influente. Ils ont voulu éviter la pression de la caste militaire et que les
ambitions de l’armée ne redeviennent celles du gouvernement allemand. Ces
idées, n’en doutons pas, se trouvaient dans l’esprit des négociateurs quand ils
ont commencé leur travail. Mais ce ne sont point les intentions passées qu’il
faut regarder, ce sont les textes. D’autre part, voyons bien que le danger
allemand n’est pas, d’abord, un danger d’agression contre un partenaire de la
communauté ; il est le danger né d’une volonté de reconquête et de revanche
contre la Russie, la communauté étant tout entière entraînée dans la guerre…
Or regardons bien où
l’on nous conduit. Pesons bien les conséquences du traité, s’il venait à être
appliqué. L’armée allemande est reconstituée. L’unité de base, c’est la
division, et, en vérité, c’est le corps d’armée. Il y aura des corps d’armée
allemands, c’est dire qu’il y aura une armée allemande. On nous dit : il n’y a
pas d’état-major, mais le texte établit une organisation régionale qui
comportera des bureaux, et ces bureaux, ce sont les états-majors ! Le chef
d’état-major lui-même est rétabli, sous le titre modeste de délégué. D’autre
part, police et gendarmerie sont reconstituées, sans contrôle. Enfin les
réglementations existantes en matière d’industries interdites sont abrogées.
Nous n’avons pas le droit de bluffer ou de nous bluffer nous-mêmes, l’Allemagne
pourra tout fabriquer, y compris des armements atomiques.
Ajoutons à cela le
service militaire et le ministre de la Défense. Faisons le bilan : corps d’armée,
commandements territoriaux, états-majors, police, gendarmerie, industries
d’armement, service militaire, chef d’états-majors, ministre de la Défense.
Nous sommes loin du point de départ !…
* *
*
A quoi l’on nous oppose des garanties.
Quelles sont-elles ?
La limitation du nombre
de divisions ? — Voilà qui fait l’objet d’un accord secret Mais il n’est pas si
secret qu’on ne sache deux choses : d’abord, que le nombre de ces divisions
allemandes sera très vite supérieur au nombre des divisions françaises ;
d’autre part, qu’il ne s’agit que d’une première étape. On nous dit aussi que
le nombre des cadres d’activé sera fixé, déterminé, limité. Mais on ne dit pas
que ce nombre est calculé par rapport à l’ensemble des effectifs de l’armée
sans répartition par nationalité ; officiers et sous-officiers allemands seront
vite les plus nombreux.
On nous dit, d’autre
part : il existera des zones stratégiquement exposées. A l’intérieur de ces
zones, certaines industries ne pourront pas voir le jour, et c’est grâce à cette
disposition que seront limitées les industries d’armement. Voyons d’abord comme
il est grave, après ce qui s’est passé depuis un demi-siècle, d’enlever à
l’interdiction des industries d’armement le caractère d’une sanction morale. Si
certaines interdictions sont maintenues, c’est pour des raisons stratégiques,
c’est-à-dire des raisons qui peuvent aisément devenir des motifs
d’autorisations. Au surplus, l’expérience qui s’est écoulée depuis la signature
du traité a montré que ces interdictions ne sont pas respectées et le seront
d’autant moins qu’il suffira d’une majorité au sein du commissariat pour
qu’elles ne jouent point.
On nous dit encore : la
police et la gendarmerie pourront être limitées. Mais l’on ne nous dit pas
que la police et la gendarmerie allemandes ne seront limitées que dans la
mesure où, dans les autres pays, la police et la gendarmerie le seront aussi.
Comme tout critère moral est abandonné, la limitation sera faite suivant la
population et les besoins. L’Allemagne n’aura pas de peine à avoir la plus
importante police, la plus importante gendarmerie !…
Au surplus, quelle est
la portée de toutes ces garanties ? Quand on lit l’article 6 qui pose le
principe fondamental de la non-discrimination, on doit avouer que tout ce qui
est prévu est caduc dès le départ. Rien ne peut être imposé à un
participant que les autres ne se voient également imposer. L’article est
intéressant à lire. Si l’Allemagne n’a plus de chef d’état-major, la France
n’en aura plus non plus, et voilà ce qu’on ne nous dit pas, car, en vérité,
l’Allemagne en aura un, pour que la France garde le sien. L’ensemble des
dispositions relatives, par exemple, aux zones stratégiquement exposées peut
parfaitement être employé par l’Allemagne pour exiger qu’en France certaines
industries soient également interdites. Pour éviter cela, tout, en Allemagne,
sera autorisé. Au départ, on a placé solennellement une disposition qui empêche
que l’on puisse, au nom de la morale, au nom de la sécurité, exiger le maintien
de la moindre garantie.
Alors les défenseurs du
traité pointent le doigt sur ce qu’ils considèrent comme la garantie suprême : l’Allemagne
occidentale n’appartient pas au pacte Atlantique. On ne voit pas très bien
à quelle garantie correspond cette éviction. S’agit-il d’une sanction morale ?
Voilà qui ne va pas loin. S’agit-il d’une préoccupation juridique ? L’Allemagne
n’est pas encore un État au sens du droit international et ne peut accéder à
cet aréopage suprême des nations d’Occident. Si tel est l’argument, il est
inquiétant pour la validité de la signature que l’Allemagne appose au bas du
traité sur l’armée européenne ! Au surplus, disons-le franchement, nous sommes
là dans le domaine du mensonge. Le Conseil de l’Atlantique peut se réunir en
sessions communes avec la Communauté européenne de défense, dit ce traité (que
cependant n’ont pas signé la majeure partie des cosignataires du pacte
Atlantique — curieuse conception du droit international !). Nous voyons bien,
puisque le pacte de l’Atlantique est, en fait, aujourd’hui, réduit à une
alliance militaire sur le continent européen, que ces réunions communes seront
le droit commun. Comment pourrait-il en être autrement ? En ce domaine aussi,
l’article 6 jouera, et l’Allemagne, en vertu du principe de non-discrimination,
ne permettra pas que des décisions militaires l’engageant, même indirectement,
puissent être prises par une autorité à laquelle elle ne participe pas. Enfin,
nous répète-t-on ce qui a été dit au Bundestag, connaît-on les promesses
américaines ? Le doute n’est pas permis : par la Communauté européenne de
défense, l’Allemagne entre dans la Communauté atlantique, et il est probable
que ce qui est actuellement un fait sera bientôt un droit. La France ne pourra
pas s’y opposer, si jamais elle le voulait, car le problème serait le suivant,
et la solution acceptée à l’avance par les Américains : ou l’Allemagne entre
dans l’Atlantique aux côtés de la France, ou bien les réunions du Conseil de
l’Atlantique seront sans la moindre valeur. Je laisse de côté l’hypothèse
envisagée par les théologiens de l’Europe fusionnée, où désormais la Communauté
européenne serait seule apte à être représentée dans l’Atlantique, ce qui
permettrait, en toute égalité, et par suite de l’alternance des
représentations, de donner le siège actuel de la France à l’Allemagne comme à
l’Italie. Je sais qu’il est des théologiens de la petite Europe qui consentent
à cette abdication… Je préfère ne pas dire ce que je pense de leur attitude.
Que reste-t-il des
limitations, des garanties dont on nous a tant parlé ? D’abord certains
services, certains stocks, peut-être certaines industries ne seront point
situés sur le territoire allemand. Voilà qui est valable et qui pouvait être
décidé et maintenu sans un traité issu d’une vaste pensée politique. D’autre
part, il y a le commissariat. Les décisions importantes sont prises par ces
neuf commissaires indépendants. Qu’il s’agisse des problèmes aussi graves que
la durée du service militaire, le contrôle de la formation, l’établissement des
plans de mobilisation, c’est ce commissariat supra-national qui est
responsable. N’est-ce pas une grande garantie ?
Voyons cependant les
choses avec réalisme : le poids de ces commissaires sera bien variable.
Que pèsera le commissaire du Luxembourg ? Le Luxembourg a un commissaire, mais
il n’a aucun soldat, et il est entendu qu’on ne lui en demandera pas. N’est-on
pas tenté de penser que les commissaires pèseront du poids de leur armée, du
poids de l’effort des nations qu’ils représentent ? Voyons aussi que les
grandes décisions relèvent en fin de compte d’une autorité qui n’est même pas
européenne : le général américain, issu du pacte de l’Atlantique, et qui est
finalement l’autorité suprême de l’armée européenne. Voyons enfin que
l’objectif de l’armée européenne, comme tout l’ensemble de l’Europe à six, est,
face à l’Est, de travailler, d’abord, à la réunification de l’Allemagne. Les
divers objectifs qui sont ceux de la France sont passés sous silence, et, dans
l’exposé même des motifs, il est fait allusion à cette primauté de la politique
allemande. N’est-ce point laisser entendre, n’est-ce point dire que les
représentants de la nation la plus intéressée, la seule intéressée, aura dans
l’établissement des plans la première place ? Que pèsent les garanties à côté
de cette menace ?
Enfin, il y a l’article
sur les voix pondérées. Au sein du Conseil des ministres, les
représentants des gouvernements, juridiquement, ne pèseront pas du même poids
Leur autorité sera fonction de l’effort militaire et financier de chaque
nation. Or il est déjà indiqué que cette pondération jouera en faveur de
l’Allemagne. La France aura moins de voix que le pays contre lequel on veut la
garantir… Elle aura également moins de voix que l’Italie.
Nous arrivons ainsi au
deuxième aspect, je ne dirai pas des critiques, je dirai simplement de la
réalité : après l’abandon total des fruits ou des espérances de la victoire,
nous assistons, par ce traité, à l’abaissement politique de la France, à
l’affaissement de l’influence de notre nation.
L’abaissement
de la France.
Le projet de traité réalise un tragique abaissement de la
France.
Nous sommes loin,
aujourd’hui, des chants et des hyperboles que nous avons entendus dans les
jours qui ont suivi la signature du traité. Les défenseurs les plus impénitents
reconnaissent les sacrifices que la France doit consentir, et que, dans la
situation présente de l’Allemagne et de l’Italie, puissances vaincues, et des
autres puissances signataires, qui sont de petites nations, ces sacrifices sont
surtout demandés à la France. M. Maurice Schumann, qui est, cependant, un
laudateur du traité, dans le discours qu’il a prononcé le 25 septembre 1953 aux
Nations Unies, a reconnu le caractère « très dur » des sacrifices acceptés, ou
plutôt offerts par la France
Quels sont ces
sacrifices ? Regardons-les. Analysons-les. Tentons de voir où ils nous mènent
et demandons-nous s’ils sont payants.
Le premier de tous — et
à quel point il frappe la seule France ! — c’est la coupure de notre armée.
À ce premier sacrifice s’en ajoute un autre, qui n’est pas explicitement
formulé, mais qui est sous-jacent et implicitement accepté par certains
inspirateurs du traité : c’est la séparation, la coupure, entre la France
d’une part, l’Afrique du Nord et V Union française d’autre part.
L’armée française est
coupée en deux. D’une part, les contingents français à l’armée européenne,
d’autre part, l’armée de l’Afrique du Nord et de l’Union, qui demeure une armée
française… mais hors de France.
Ainsi on crée deux
armées, deux administrations, deux hiérarchies, deux commandements, deux
avancements, deux recrutements. Le traité va plus loin et parle de deux
systèmes d’écoles tant pour les officiers que pour les sous-officiers. Qu’on ne
croit pas que cette division porte exclusivement sur l’administration. Elle va
plus loin, elle aboutit à une division politique, à une division de la
communauté française. La coupure, en d’autres termes, n’a pas simplement un
caractère technique. Touchant à la souveraineté, touchant à la citoyenneté,
elle va jusqu’au tréfonds de ce qui fait l’unité française. L’une des armées
dépend d’un pouvoir européen, l’autre demeure sous la coupe du pouvoir
national. Deux systèmes de lois, deux systèmes d’autorité, avec toutes les
conséquences qui peuvent résulter de cette division, année par année. Durée du
service, recrutement, formation des cadres dépendront d’autorités différentes
selon qu’il s’agira de Français de l’Union française, y compris ceux installés
aux portes de la France, à Alger, ou qu’il s’agira de Français de France,
désormais Européens. Quand on sait à quel point, dans la vie moderne et
spécialement dans les démocraties, la qualité de soldat est liée à celle de
citoyen, on doit frémir devant toutes les conséquences qui résulteront très
vite, non seulement pour l’unité de l’armée, mais pour l’unité de la France, de
cette coupure et de sa profondeur.
Voilà qui est d’autant
plus grave qu’à ces dispositions qui coupent l’armée française en deux correspondent
d’autres dispositions qui menacent les liens unissant la France métropolitaine
et la France d’outre-mer, ainsi que les moyens que possède la métropole pour
faire face à ses responsabilités. Nous pourrons recevoir des observations de la
part de nos co-contractants si nous maintenons hors d’Europe des contingents
qu’ils estimeront trop importants. Nous serons dans l’obligation de maintenir
des troupes sur le continent plus importantes peut-être que nous l’estimerions
utile, si nous ne voulons pas que le système incroyable des voix pondérées à
l’intérieur de la Communauté joue gravement contre nous. On sait, en effet, que
l’ensemble de l’effort militaire et financier de la France, hors de la
métropole, ne compte en aucune façon pour le calcul des voix pondérées, alors
que, pour ce même calcul, l’Allemagne peut faire état du montant des frais d’occupation
(que d’ailleurs elle ne paiera plus qu’aux Anglais et aux Américains). Pour
éviter l’hégémonie allemande, la France sera contrainte de limiter son effort
outre-mer. D’autre part, nous perdons la liberté d’affecter outre-mer les
unités stationnées dans la métropole. Nous perdons la liberté d’envoyer à nos
troupes, fussent-elles combattantes, les renforts, les munitions, les matériels
que nous jugerions indispensables. Pour envoyer du renfort aux soldats
d’Indochine, pour envoyer du renfort aux troupes chargées du maintien de
l’ordre en quelque point que ce soit, il nous faudra une autorisation du
général américain qui statuera, après consultation de tous nos partenaires, que
ce soit l’Allemagne, que ce soit le Luxembourg ; et tous nos partenaires pourront
nous imposer soit de lever une nouvelle unité pour compenser les hommes dont
nous demanderons l’envoi outre-mer, soit une somme d’argent pour lever ailleurs
une unité supplémentaire, soit toute autre formule qui ne peut être interprétée
autrement que comme une incroyable possibilité de sanctions. Dans ces
conditions, on peut craindre qu’un gouvernement, un jour hésitant, ou un jour
divisé sur telle décision à prendre outre-mer, ne soit finalement tenté de
rejeter la responsabilité, de ne rien faire et de s’abandonner, faisant état de
ce que la moindre décision ne peut être prise sur-le-champ et de ce qu’il
faudrait, pour qu’elle fût prise, mettre dans le secret des gouvernements
étrangers ou, en compensation d’une autorisation donnée comme une aumône, se
soumettre à des conditions militaires, financières ou politiques inacceptables.
En vérité, quand on
considère côte à côte les dispositions qui brisent l’unité de l’armée française
et celles qui ligotent la liberté du gouvernement français dans son action outre-mer,
on ne peut que s’effrayer soit des arrière-pensées, soit de la légèreté des
inspirateurs et des négociateurs d’un pareil texte. De penser simplement que,
désormais, le Français de Marseille soit, du point de vue militaire, et même du
point de vue politique, plus près de l’Allemagne de Hambourg que du Français
d’Alger, n’est-ce pas, d’un seul coup, et d’une manière définitive, juger la
gravité de la menace qui pèse sur ce que nous continuerons à appeler la Patrie
? Sans doute, dira-t-on, en regard de ces sacrifices faut-il mettre en compte
le fait que l’Allemagne, elle aussi, est liée, et que l’ensemble des
dispositions qui placent les contingents allemands sous une autorité
supranationale doit être considéré, pour les Français, comme une garantie d’une
valeur telle que son prix est parfaitement explicable. Est-ce sérieux ? Voyons
mieux aussi bien les textes que les intentions et les réalités qui sont
derrière ces textes.
Nous l’avons dit, les
formations allemandes, la structure militaire allemande seront exactement ce
que seront les formations françaises et l’organisation française sur le
continent ; en d’autres termes, il existera un ensemble d’armées,
d’états-majors et de lois qui reconstitueront, matériellement, le noyau de la
force allemande. D’autre part, en vertu de la non-discrimination, comme de la
liberté laissée à la police et à la gendarmerie, une immense incertitude domine
tout le système. Mais, dira-t-on, l’autorité supérieure n’est pas nationale !
Ne nous laissons pas bluffer par le caractère supra-national de l’autorité
supérieure. Pourquoi avoir décidé que l’Allemagne pourra disposer et disposera,
en fait, à très brève échéance, en raison de son effort européen qui sera
supérieur à l’effort européen de la France, d’un nombre de voix supérieur au
nombre de voix dont disposera la France ? Pourquoi avoir demandé que, par ce
même système, l’Italie, dont nous savons que, dans la presque totalité des cas,
elle suit l’opinion des représentants allemands, puisse également disposer d’un
nombre de voix supérieur à celui de la France ? Est-il sérieux d’admettre que
pour compenser, au sein de cette autorité collégiale, la place excessive et
inadmissible du bloc germano-italien, la France doive compter sur les voix des
petites nations, voire du représentant du Luxembourg, dont la voix isolée ne
représente pas même un régiment ? Supposons une force de gendarmerie aux prises
avec les Russes, à la suite d’un incident à la frontière ? Les divisions
allemandes placées sous les ordres d’un général allemand de corps d’armée
attendront-elles l’approbation des commissaires français, italien et
luxembourgeois pour aller prêter main forte ? Voici la France entraînée…
Après les textes, examinons
les intentions ! Lisons l’exposé des motifs, lisons les discours et les
affirmations du président américain, du secrétaire d’Etat américain… Une
conclusion se dégage aussitôt : l’objectif premier, ou plus exactement le
seul objectif de l’armée européenne, c’est de faire face à l’Est, et l’on
a beau nous parler d’une communauté défensive, n’est-ce point un danger
permanent que cette affirmation posée dès l’origine que la réunification de
l’Allemagne est le premier objectif de l’armée européenne ? Il ne s’agit pas là
d’une affirmation en l’air. Relisons l’exposé des motifs déposé devant le
Parlement français. Voilà qui est dit en toutes lettres ! C’est sans doute la
première fois qu’un gouvernement demande à un parlement d’examiner des
dispositions où il est dit que les désirs nationaux de l’Allemagne sont
désormais l’une des préoccupations fondamentales de la politique française !
Or, à supposer même qu’il s’agisse là, de la part du gouvernement français, en
tout cas de l’opinion française, d’une clause de style sans portée, telle est
bien la position (et l’on ne peut que la comprendre) du gouvernement allemand.
Telle est également la position du gouvernement américain. Or, et sur ce point
aucun démenti ne peut être fourni, du jour où il y a accord entre les
représentants allemands et le général américain, les autres nations n’ont plus
qu’à s’incliner. Supposons que, demain, le général américain, maître, en
définitive, de l’implantation des troupes, décide d’établir une garnison
allemande en Alsace ; comme sa décision ne peut être annulée que par un avis
unanime, il suffit que le représentant allemand opine en faveur de la thèse
américaine pour que les troupes allemandes s’installent en Alsace. De même, il
suffira que la reconnaissance de l’état d’agression, qui déclenche l’état de
guerre sans intervention du Parlement, soit établie par le général américain et
les représentants allemands pour que la France, d’un seul coup et sans aucune
décision d’origine nationale, se trouve entraînée dans la guerre.
Continuons. Allons
au-delà. Examinons d’un coup d’œil l’ensemble des traités inspirés par la même
pensée, par la même déformation de l’idée européenne, la petite Europe à six
(on oublie toujours la Sarre), grâce au mécanisme du transfert de souveraineté.
La Communauté sur le charbon et l’acier n’a aujourd’hui à son bilan qu’un seul
acte positif : la libération inconditionnée de la production minière et
sidérurgique de la Ruhr, la liberté d’investissements et l’octroi de prêts
américains supérieurs à ce qui a été octroyé à l’ensemble des industries des
autres nations. Regardons le projet de communauté de défense : il rend à
l’Allemagne des soldats, des généraux, des armatures militaires, et l’on peut
même dire que, par l’état d’esprit qui le domine, il entraîne le pardon et
l’oubli. Enfin le projet de communauté politique issu de l’article 38 du projet
de communauté de défense, article illégalement appliqué par l’Assemblée issue
du Pool charbon-acier, restitue à l’Allemagne sa souveraineté à l’intérieur
d’une communauté où la France perd la sienne, et où la coupure entre la France
et l’Union française est définitivement réalisée. Le bénéfice de la France, on
ne le voit pas, et on le voit si peu que l’on pressent déjà la crise
morale, la tragique crise morale dont notre pays, par ses jeunes officiers,
commence d’être atteint et qui, demain, au rythme des événements, atteindra
l’ensemble de la nation. Qui peut penser que l’on puisse renverser les
alliances, donner le sentiment à tous les Français que leur avenir est à l’Est
et non plus vers l’Ouest et la mer, qu’ils ont, d’abord, à aider l’Allemagne à
reprendre la Prusse, sans que leur instinct patriotique s’en trouve blessé ?
Soyons conscients des
suites du traité. On parlait des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la
France comme des trois piliers de la Communauté atlantique. La France va
disparaître : coupée de l’Union française, elle n’est plus une grande nation ;
engagée dans la petite Europe, elle est contrainte d’accepter la substitution
d’une représentation européenne à une représentation française, et cette
représentation européenne sera à dominante germanique.
D’autre part, peut-on
croire, peut-on imaginer que l’Union française, coupée de la France par la
division de son armée, par la division de l’autorité politique, puisse
continuer longtemps à demeurer Union française ? Au cri de « l’Europe aux
Européens », répond le cri de « l’Afrique aux Africains ». Comment les Français
d’origine, comment l’ensemble des autochtones à qui nous avons donné la
nationalité française peuvent-ils, à la longue, réagir devant cet abandon
accepté, voulu, semble-t-il, par la métropole ? Croit-on que nous pourrons
continuer à être respectés du jour où nous ne serons plus libres d’exercer nos
responsabilités et où il faudra à chaque instant l’autorisation du général
américain, l’avis de l’Allemagne, de l’Italie ou du Luxembourg ? Croit-on que
nous pourrons longtemps demeurer la clef de voûte de cette grande communauté
intercontinentale du jour où, reconnaissant d’un côté la nécessité d’armée
nationale, d’Etats nationaux, pour le Viet Nam, pour le Maroc, nous abandonnons
de l’autre notre propre armée nationale, notre propre État, notre propre patrie
? Poser ces questions, c’est déjà savoir, en tout cas d
La fausse
conception de l’Europe.
Cette diatribe,
dira-t-on, peut-être est belle. Mais elle a un tort, lequel suffit à la juger.
Elle n’est que l’expression d’un patriotisme aujourd’hui désuet.
Pourquoi, lorsque
le chancelier Adenauer, et avec lui d’excellents patriotes allemands, disent :
« Le premier objectif de l’Europe, c’est la réunification de l’Allemagne »,
disons-nous : « ce sont de bons Européens » ? Pourquoi, au contraire, lorsque
le général de Gaulle et, avec lui ou sans lui, de très nombreux patriotes
français disent : « Nous ne pouvons accepter une forme et une organisation de
l’Europe qui coupent la France de la France d’outre-mer », dit-on : « Quels
affreux nationalistes ! »
II ne s’agit pas là
d’une boutade, mais d’une vérité qui nous permet d’entrevoir la nocivité de la
construction européenne dont le projet de communauté de défense est
l’expression, car il faut le savoir, l’objet du traité est plus politique
que militaire ! Quand on pense à la longue période d’adaptation, au
désarroi moral causé en France, aux terribles difficultés administratives dont
ce traité est l’origine, à la complexité monumentale des états-majors et des
bureaux, on ne peut croire que cette immense architecture représente la réalité
de l’effort militaire. La réalité est ailleurs, n’en doutons pas. Elle est dans
les accords entre états-majors, diplomates et financiers américains, d’un côté,
généraux, fonctionnaires, industriels allemands, de l’autre. Ce qui est au fond
du traité, c’est une idée politique. Ce qui justifie l’acharnement des
défenseurs du traité, c’est la volonté d’affirmer une conception politique,
celle d’une Europe fusionnée, de la patrie Europe, dont le professeur Salleron
a pu dire qu’elle était une inquiétante caricature de ce qui aurait dû être
l’objectif de véritables hommes d’État : l’Europe des patries.
Les nations européennes
ont des problèmes communs, et quels problèmes ! Menace soviétique, difficultés
économiques, crise sociale, baisse du niveau de vie. Pour leur faire face, il
faut rompre l’isolement des Etats, la division des politiques. Il faut donc
chercher des formes nouvelles d’association, qui dépassent l’alliance et qui,
au surplus, permettent, à l’intérieur de la communauté occidentale, de donner
au vieux monde un pouvoir d’influence qu’il a perdu, en face du nouveau monde.
Mais, à partir de ces réalités, de ces nécessités, concevoir que six nations,
et, en fait, la France, l’Allemagne, l’Italie, constituent une seule nation solidaire
en tout, au point de constituer une seule citoyenneté et une seule autorité,
c’est, d’un point de départ exact, conclure à une absurdité. C’est pourtant ce
qu’on a fait, et ce qu’on nous propose. On veut édifier un système de
gouvernement et un système d’armée qui suppose l’acceptation d’avance, par tous
les membres de cette nouvelle communauté, de possibilités de sacrifices et
d’une solidarité qui résultent de l’existence préalable d’une communauté
nationale
L’hypothèse est fausse.
Nous y avons fait allusion en démontant le mécanisme juridique du transfert de
souveraineté employé par le projet de traité. La nation est une lente construction.
Elle ne s’invente pas.
C’est, d’autre part,
une hypothèse dangereuse. Pour définir cette nouvelle communauté, on ne peut
pas se fonder sur un sentiment fraternel ou l’élan de fusion qui ont fait les
nations française, allemande ou italienne. On doit se contenter d’une
définition géographique et de l’affirmation d’un certain nombre de technocrates
ou de chefs de partis. Cette nation européenne n’est point sentie par l’opinion
; elle n’est point acceptée, elle n’a d’autre définition que son contour
continental, moyennant quoi l’intégration de la France métropolitaine conduit
non seulement à l’abandon des populations musulmanes, africaines, et des
autres, plus lointaines, à qui nous avons donné la nationalité française, mais
aussi à abandonner des Français, fils de Français, qui vivent en dehors de la
métropole et de l’Europe.
Cette conception
présente un autre danger. Lorsque les partisans de ce petit conglomérat
affirment qu’après l’armée européenne ou le projet de communauté politique issu
de l’armée d’autres nations viendront s’intégrer, et d’abord la
Grande-Bretagne, ils mentent de la manière la plus visible : les peuples dont
les gouvernements n’ont pas accepté, au départ, l’engrenage fatal n’y viendront
jamais. On peut envisager des associations de nations, des confédérations
d’États qui se développeraient progressive ment, mais on ne peut pas envisager
que des nations, de leur plein gré et sans menace imperative, abdiquent leur
personnalité, abandonnent leur souveraineté, origine de leur pouvoir, au profit
d’un ensemble dont elles ne seraient qu’un élément constitutif. Ainsi la
conception de la nation européenne aboutit à créer une nouvelle division, et
cette division n’a aucun droit de s’appeler Europe.
Voyons enfin la menace
qui en résulte pour la liberté. Il n’est pas de démocratie possible dans cette
nouvelle Europe. La démocratie se traduit par des mécanismes politiques. Ou
bien on envisage une constitution à forme présidentielle : l’élection mène alors
au pouvoir un homme qui, pendant quelques années, est le fédérateur. Ou bien on
envisage une constitution à forme parlementaire, où l’autorité est assurée
suivant des modalités diverses, par un gouvernement issu d’un parlement et
responsable devant ce parlement. Tout système présidentiel est écarté, et l’on
nous mène vers la forme de démocratie qui suppose, plus que toute autre, une
solidarité totale : la forme parlementaire. Mais aussitôt on recule devant ses
conséquences. Un parlement européen ne peut être que l’image de l’anarchie. Aussitôt
tout est truqué : élections, majorités, pouvoirs. Le mode électoral doit être
établi de telle sorte que des majorités à l’avance fabriquées puissent être
obtenues. D’autre part, pour que l’assemblée statue, on exige sans arrêt
des majorités particulières : deux tiers, trois quarts ; le traité sur le
charbon et l’acier, le traité sur l’armée européenne, le projet de communauté
politique, sont, à cet égard, fort instructifs. Qui dit majorité particulière
dit par conséquent règne des minorités, qui dit règne des minorités dit
arbitraire des gouvernants. La manière dont une décision capitale, le budget de
la défense européenne, au travers d’hypocrites apparences, est, en réalité,
fixée d’une manière arbitraire et inconditionnée par le Commissariat est bien
l’exemple de la pseudo-démocratie à laquelle la fausse conception de la nation
européenne nous conduit. Sachons bien que les mécanismes du pouvoir
politique fondés sur la liberté sont des mécanismes délicats qui ne peuvent
être fondés que sur la solidarité nationale préalablement sentie. Curieuse
construction européenne, en vérité ! Un morceau du continent, une France
divisée, une apparence de démocratie, l’impossibilité de se développer… Les
bons Européens ne sont peut-être pas ceux qui se disent tels !
Les protocoles
additionnels.
D’ailleurs, est-il
besoin d’insister ? La cause est entendue, le projet d’autorité politique, dont
une coupable insouciance de notre gouvernement a permis qu’il fût présenté, par
suite d’une application illégale de l’article 38 du projet d’armée européenne,
a suscité de tous côtés une telle rébellion que les plus hardis n’osent plus
dévoiler les objectifs qui étaient les leurs lorsque cet article fut rédigé.
D’autre part, à l’armée
européenne elle-même il a fallu apporter des modifications, sous une pression
qui était d’origine parlementaire, mais qui répondait à un tel besoin qu’aucun
refus officiel ne pouvait lui être opposé. On a dû négocier des protocoles.
Pendant plusieurs mois,
la doctrine officielle était catégorique. Que le traité sur la communauté
européenne de défense coupe l’armée française en deux, de la base au sommet,
qu’il oblige la France à diviser en deux ses écoles d’officiers ou de
sous-officiers, qu’il impose aux troupes françaises en Allemagne un statut
inférieur à celui des troupes anglo-saxonnes, lesquelles restent seules forces
d’occupation indépendantes des autorités allemandes, qu’il accorde à
l’Allemagne, par le système de pondération des voix, une place plus importante qu’à
la France, qu’il aboutisse à faire contrôler l’ensemble de nos ressources
d’outre-mer par les autres pays européens, qu’il soumette les exportations de
matériel à destination de nos troupes d’outre-mer, fussent-elles engagées comme
en Indochine, à l’autorisation préalable du général américain et des membres
européens du Commissariat, qu’il interdise au gouvernement français d’envoyer
librement, même en Afrique du Nord, un bataillon, voire une escouade, sans
l’autorisation du même général américain et l’accord du Commissariat, voilà,
disait-on, qui était faux, fallacieux, mensonger…
Puis il est arrivé, au
début de l’année 1953, qu’un gouvernement désireux de s’assurer les voix de
certains députés voulut bien s’apercevoir que tout n’était pas si faux, ni si
fallacieux, ni si mensonger. En quelques minutes, il fut reconnu que tout ce
que nous affirmions était exact — et qu’il était urgent d’y porter remède.
Comment faire ? Ce
gouvernement se rabattit sur la notion de « protocole ». Des protocoles furent
donc envisagés. Leur négociation fut, une fois encore, entourée du plus grand
mystère. La France, à vrai dire, se trouvait dans une position ridicule. Elle
reconnaissait que ses ministres et ses diplomates avaient signé un traité qui
foulait aux pieds ses intérêts essentiels. Un jour, il fut annoncé que ces
protocoles étaient paraphés et qu’ils donnaient entière satisfaction. A vrai
dire, on ne les publiait pas, afin, sans doute, de mieux persuader l’opinion de
leurs extraordinaires qualités. Les procédés employés auparavant pour
convaincre l’opinion que le traité était parfait furent employés pour démontrer
derechef que le traité était désormais parfait avec les protocoles — sans qu’il
fût besoin de les connaître.
Après six mois de
silence, on les mit sous nos yeux sans bruit. Leur lecture donnerait à pleurer
si, à force de déception et de colère, il était encore possible de pleurer.
D’abord certains
projets de protocole sont tombés dans la trappe. Ainsi celui qui a trait au
statut des forces françaises en Allemagne. Nos soldats sont Européens, ce qui
signifie qu’ils sont, en Allemagne, justiciables des tribunaux allemands,
c’est-à-dire que nous perdons tout le bénéfice des années écoulées — bénéfice
que conservent nos alliés anglo-saxons. C’est ainsi qu’en certains milieux on
conçoit l’Europe : soumettre officiers et soldats français aux tribunaux
allemands. Il est vrai qu’il nous est dit qu’en France les militaires allemands
sont justiciables de nos tribunaux. Par ailleurs, il nous est dit qu’il ne doit
pas y avoir de troupes allemandes en France. Par ailleurs encore, on s’aperçoit
qu’il suffit d’un accord entre le général américain et les commissaires
allemands pour faire stationner des troupes en quelque point de France que ce
soit. Passons ; tout est dans ce traité, et d’abord notre abaissement.
Voyons ensuite les
projets de protocoles qui ont réussi, si on ose s’exprimer ainsi.
L’Allemagne peut-elle
disposer d’un plus grand nombre de voix que la France ? A coup sûr, et on ne
change rien au principe. L’application est retardée… de quelques mois. Il
faudra, avons-nous obtenu, une définition plus précise de la pondération. Il
n’est pas difficile d’imaginer qu’on nous l’imposera dès le jour- où la France
aura quelque chose à demander, par exemple l’envoi d’un bataillon en Indochine
ou en Algérie, et en échange…
L’armée française, dans
l’administration de son personnel, est-elle divisée en deux ? Jusqu’à
l’approbation d’un statut du personnel européen, on tentera de maintenir
l’unité. L’affectation initiale des recrues sera décidée par le gouvernement,
et, par la suite, des échanges seront possibles, si le Commissariat n’y fait
pas obstacle. Et, quand il y aura un statut européen, lequel est activement
préparé, et quasiment au point, ces petites et apparentes satisfactions seront
remises en cause.
Les écoles françaises
sont-elles divisées en deux ? Qu’à cela ne tienne. Nos cadres d’outre-mer
seront formés par les écoles européennes. C’est exactement le contraire de la
formule qu’il eût fallu imposer.
Le Commissariat a-t-il
le contrôle des exportations à destination de nos troupes combattant outre-mer
— et qui ne sont pas sous sa responsabilité ? Une directive sera donnée au
futur commissariat pour que ce contrôle soit limité… à ce qu’il faut contrôler
! On cherche, en vain, ce que signifie ce protocole. Il n’est en vérité que
poudre aux yeux.
La France a-t-elle
besoin d’une autorisation préalable pour envoyer quelques renforts outre-mer ?
On demandera au Commissariat (et sans doute aussi au général américain)
d’accepter de statuer sans tarder en cas d’urgence — sauf naturellement si le
général américain ou le Commissariat estime que la sécurité de la communauté ne
le permet pas. La rédaction de ce protocole a quelque chose de tragique. Le
mépris des intérêts de l’outre-mer, et même de nos soldats d’Indochine, s’y
exprime d’une manière inquiétante. Ce n’est pas la France qui sera juge de
l’état d’urgence… Et, au surplus, on sait bien que, lorsqu’il y aura urgence,
souvent ce sera trop tard.
En vérité, nous ne
paraissons avoir obtenu satisfaction qu’en ce qui concerne les plans de
mobilisation pour lesquels le Commissariat ne sera compétent que lorsqu’il
s’agira de ressources nécessaires aux forces européennes. Il est vrai que le
contraire eût été incroyable, et c’était, cependant, ce contraire qui était
prévu dans le traité.
Faut-il ajouter que ces
protocoles — ou plutôt ces ombres — ne seront soumis qu’à un seul parlement, le
parlement français ? Que leur peu de valeur est encore accentué par le fait que
les autres parlements les ignoreront et que le Bundestag allemand a émis à leur
sujet un vote dont aucun partisan de l’armée européenne n’ose parler, puisqu’il
réduit ces ombres à d’impalpables fantômes.
En vérité, rien de tout
cela n’est sérieux. Mais tout cela est tragique. Ces protocoles ont la valeur
d’un coup d’épée dans l’eau. Ils ne sont pas des remèdes, simplement des aveux.
La politique de
« rechange »
À ce point du
raisonnement, quand, devant les réalités non contestables et la menace du
dramatique avenir que le traité d’armée européenne et la conception politique
dont il est l’expression font peser sur la France, les partisans du traité, les
théologiens de la petite Europe fusionnée, avancent ce dernier argument : il
n’est pas d’autre solution, il n’y a pas une politique de rechange. Il paraît
que ce curieux argument est encore pris au sérieux. Il faut donc y répondre.
D’abord en sommes-nous
tombés à ce point d’abaissement que la France n’a d’autre avenir que d’être
coupée de l’Union française ? Que la France devrait accepter de ne plus avoir
la responsabilité de l’Afrique du Nord, de l’Algérie ? En sommes-nous arrivés à
ce point qu’il serait fatal que le Français de Marseille fût condamné à ne plus
être le concitoyen du Français d’Alger, égal en toutes choses, uni pour tout et
en tout avant d’être uni à d’autres ? Ce serait l’affirmation qu’il n’y a plus
de France. En d’autres termes, le gouvernement français, expression de la
souveraineté nationale, ne pourrait plus, à l’intérieur des instances
supérieures de la vie internationale, faire valoir et, le cas échéant, faire
triompher les vues d’une politique inspirée de l’objectif suprême, l’unité de
la République, France et France d’outre-mer indissolubles.
Voilà qui ne peut pas
être accepté, et le simple fait de ce refus doit faire naître l’imagination
d’une autre politique. D’ailleurs, lisons, réfléchissons, observons ; plusieurs
autres politiques ont été proposées.
Il en est une — que je
ne défends pas, car elle me semble irréelle, — celle d’une entente de la France
avec l’Union soviétique, ou celle même d’une entente des nations occidentales,
hors l’Allemagne, avec le gouvernement soviétique, pour établir, au centre de
l’Europe, un régime politique déterminé par ceux qui furent les vainqueurs de
l’ancienne guerre mondiale. On peut penser que cette politique pourrait donner,
dans l’immédiat, d’heureux résultats. Mais je ne crois pas qu’elle puisse
durer, et il est probable que l’état présent du monde et de l’Europe est tel
qu’elle ne pourra pas déboucher sur des réalisations. C’est pourquoi je ne la
retiens pas comme politique de rechange.
Prenons donc les
principes de la politique dont les défenseurs de l’Europe se veulent les
champions, et les seuls champions. Il est vrai, à mon sens, que nous sommes
entrés dans une ère où l’accord entre le monde occidental et le monde
soviétique ne sera jamais qu’un accord à la fois partiel et éphémère. Le monde
soviétique et le monde occidental doivent équilibrer leur force afin que de cet
équilibre naisse une trêve qui, pour la génération que nous sommes, représente
sans doute l’idéal. Dans cet équilibre des deux mondes entre une part non
négligeable de puissance militaire. Qui dit puissance militaire de l’Occident
laisse entendre, pour aujourd’hui ou pour demain, un réarmement de l’Allemagne.
Qui dit équilibre des deux mondes dit aussi organisation du monde occidental
pour affirmer, face au monde soviétique, l’unité de vues et la solidarité des
peuples de l’Occident. Enfin, qui dit organisation du monde occidental admet
aussi une organisation particulière des nations européennes : celles-ci ont des
problèmes communs ; il faut également atténuer le caractère artificiel des
divisions politiques, des cloisonnements économiques, des déséquilibres sociaux
qui font de la petite Europe occidentale un manteau d’arlequin ; il faut enfin
s’efforcer, de ce côté-ci de l’Océan, d’établir un poids politique comparable à
celui de la grande nation américaine. Dans l’état présent des choses, les
Américains sont à la fois, si l’on peut s’exprimer ainsi, le cerveau et la
figure de proue de l’Occident, l’Europe n’étant guère qu’un fragile mécanisme
et la figure de poupe.
Mais, quand on veut à
la fois rester les pieds sur le sol et regarder loin devant soi, on s’aperçoit
aisément que la voie dans laquelle nous sommes engagés n’est pas une voie
constructive. Elle dessert l’Occident. Elle dessert l’Europe.
L’Europe, la petite
Europe à six dont le traité d’armée européenne est l’expression, en heurtant
les ressorts les plus profonds des meilleures actions humaines, je veux dire le
patriotisme, et le principe légitime de l’autorité démocratique — la
souveraineté nationale, — ne peut mener qu’à l’anarchie ou à une sorte de
dictature. C’est sans doute vers la dictature que l’on se dirigera. Nous
connaîtrons d’abord l’arbitraire de dirigeants non contrôlés, mais soutenus par
les États-Unis. De là, nous glisserons au commandement du plus fort : c’est
l’Allemagne, puisque la France sera coupée en deux ; c’est l’Allemagne, puisque
l’Europe à six se fait à son profit. À cet égard, le projet d’armée
européenne est une préfiguration : un commandement américain, des voix
pondérées au bénéfice de l’Allemagne et un objectif prioritaire donné à la
communauté : la conquête de Berlin et la réunification.
Voilà qui, ailleurs qu’en
Allemagne, n’ira pas sans difficultés, c’est le moins qu’on puisse dire. Cette
violence faite à la fois aux consciences des hommes libres et aux autorités
légitimes fera jaillir une révolte de la conscience nationale. A qui
bénéficiera cette révolte, et à qui bénéficiera ce nationalisme ? N’en doutons
pas, aux communistes. Ils s’affirmeront avec succès défenseurs du droit des
peuples comme du droit des citoyens.
Il serait donc
raisonnable, il est donc nécessaire de revenir à la voie qui n’aurait jamais dû
être abandonnée, je veux dire à l’Europe des patries.
L’hostilité au
projet d’armée européenne et à l’avant-projet illégalement conçu et voté par
l’assemblée de Strasbourg n’est pas une hostilité à l’égard de l’Europe. Bien au contraire. L’historien de l’avenir dira sans
doute que ceux qui se sont opposés à l’irréelle Europe fusionnée, intégrée,
continentale, étaient les vrais et les seuls défenseurs de l’idée européenne. La
valable autorité politique de la future Europe, il est facile de la désigner :
c’est le collège des présidents du Conseil, c’est-à-dire des chefs légitimes de
chaque État participant. Leur réunion fréquente et régulière peut seule
permettre d’une manière sérieuse l’adoption d’une politique commune. Point
n’est besoin, pour établir cette autorité, de plusieurs pactes et de quelques
milliers d’articles, ni de déclarations solennelles d’indissoluble fusion. Point
n’est besoin de diviser d’une manière artificielle les attributions du
gouvernement en deux parts, l’une exclusivement nationale, l’autre
exclusivement européenne. Les présidents discutent chaque mois — et ce sera
désormais l’une de leurs premières tâches — des problèmes de l’Europe. Ils
s’efforceront, dans les domaines variés de leurs préoccupations communes,
d’agir selon les mêmes directives. Le pacte qui unira leurs pays peut prévoir
que, dans plusieurs domaines d’ordre politique, économique, social, les
gouvernements s’engagent à ne pas prendre de décision sans en avoir au
préalable référé aux autres, et sans avoir tenté, suivant des procédures que le
droit international peut rapidement fixer, d’établir une action commune. On
peut même imaginer la désignation chaque année, par les présidents du Conseil,
d’une sorte d’arbitre qui aura la charge de présider le collège des présidents
et d’aider au dégagement d’une attitude commune.
À ce système, certains
objectent qu’il n’est point d’Europe sans adhésion populaire, ni institutions
capables d’assurer des services communs, services civils ou services de
défense. Il est vrai. Mais voilà qui n’est nullement interdit par cette
politique. Bien au contraire.
L’assentiment des
Européens est fourni par la voie normale d’une assemblée élue. Mais faut-il
imiter, pour créer cette assemblée, les États unitaires fondés sur un sentiment
national profond ? C’est à la fois impossible et dangereux ; une assemblée
européenne dans l’état présent des peuples ne peut sérieusement voter des lois,
ne peut valablement désigner un chef de gouvernement, ne peut utilement exercer
le contrôle à la fois politique et administratif qui est la règle dans un État
unitaire. Il faudrait, pour cela, l’assurance d’une seule politique en tous
domaines et une totale solidarité. Nous n’en sommes pas là. Le traité sur le
charbon et l’acier, le projet de traité sur l’armée européenne, l’avant-projet
sur la communauté politique, le montrent bien : ce sont des monstres
impuissants, nous l’avons dit, que ces assemblées à qui l’on veut donner
l’apparence d’une activité semblable à celle d’une assemblée nationale !
Il est un autre type
d’assemblée, et la raison voudrait qu’on le choisisse. Je veux parler du type
d’assemblée à pouvoirs financiers et constitutionnels, des États en formation,
telle la France de la monarchie. Il existait, à côté du pouvoir, des États
généraux, dont la responsabilité était double : d’une part, le vote des
recettes, et, par-là, le contrôle des dépenses, d’autre part, la garantie des
lois fondamentales. C’est à une assemblée de ce genre qu’il faut penser pour
l’Europe future. Cette assemblée, expression des nations, examinera les budgets
et les comptes et votera les impôts de la coalition des nations associées.
D’autre part, garante du pacte, elle pourra recevoir les plaintes d’un
gouvernement contre un autre gouvernement et, en même temps, veiller au perfectionnement,
en vue d’une seconde étape, des institutions confédérées. Seule une assemblée
de ce genre peut fonctionner utilement.
À des tâches communes
peut correspondre la nécessité d’administrations communes. Une autorité
politique fidèle aux réalités nationales et légitimes n’éprouvera aucune
difficulté à les constituer. Elle ne connaîtra pas l’arrière-pensée qui anime
tous les gouvernements d’aujourd’hui à mesure que s’étend l’ombre menaçante de
la supra-nationalité. En effet, aujourd’hui, créer une administration
européenne, c’est, pour un Etat, abdiquer deux fois : abdiquer le contrôle
populaire, et abdiquer sa responsabilité, et nous voyons, dès lors, les
gouvernements préserver dans le détail de l’organisation des services les
intérêts qu’ils ont abandonnés en cédant sur le principal. On peut, en vérité,
aller d’autant plus loin vers de vrais services communs, qu’ils soient civils
ou qu’ils soient militaires, que l’autorité politique est fondée sur des bases
plus réelles et plus légitimes, c’est-à-dire, disons-le encore, nationales.
Voilà sans doute qui ne
règle point le problème militaire. Cependant, voyons déjà que certaines
garanties d’équilibre sont mieux assurées dans ce système que dans celui qu’on
nous propose. Cette Europe associée est une Europe ouverte. Il n’y a point
cette fusion de souveraineté qui est souhaitée par les extrêmes du fédéralisme.
C’est la porte ouverte à la Grande-Bretagne, la seule chance que la
Grande-Bretagne puisse, un jour, participer, la seule chance de voir participer
également d’autres États du continent. Enfin, c’est la seule manière d’assurer
la présence d’une France non divisée, d’une Union française entière. La
République est présente, par un chef du gouvernement qui n’est pas seulement
européen, mais dont la responsabilité s’étend partout où flotte le drapeau
français. L’Assemblée ne crée point, par son système électoral, deux catégories
de citoyens à l’intérieur de la France, étant donné que la France y est
représentée en tant que nation et que, d’autre part, cette assemblée n’est pas
habilitée à voter des lois qui ne seraient applicables qu’à une seule partie du
territoire où s’exerce notre souveraineté.
Alors, dira-t-on, c’est
vers l’armée nationale allemande que vous nous conduisez ? Ne revenons pas sur
ce qui a été dit ; le dilemme armée européenne ou armée allemande est un de ces
faux dilemmes qui condamnent ceux qui présentent ainsi le problème. Nous avons
dit que l’armée allemande était reconstituée par l’armée européenne, et le
système européen confédéral que nous envisageons ne fait pas plus sur ce point
que le projet d’armée européenne. Les quelques garanties que l’on trouve dans
le traité : zones stratégiquement exposées, implantation de réserves et de
stocks, en dehors du territoire allemand, sont applicables à une Europe
confédérée, aussi bien qu’à une petite Europe fusionnée. Bien davantage : ces
garanties sont mieux contrôlées par une autorité politique que par le
Commissariat apatride.
Mais on peut, on
doit combiner cette juste conception politique de l’Europe avec une meilleure
conception de son organisation militaire.
Comme le projet d’armée européenne a été conçu en fonction d’une idée politique
beaucoup plus qu’en fonction de stratégie militaire, il repose sur une très
grave et fondamentale erreur : l’idée de non-discrimination, qui aboutit à
restituer à l’Allemagne la possibilité d’avoir toutes les armes, toutes les
armées » toutes les possibilités de guerre. C’est, au contraire, sur le
principe de discrimination qu’il faut établir la défense militaire. En ce
domaine, il faut être plus rigoureusement et plus franchement européen que les
théologiens de la petite Europe unie. Puisque nous avons à faire face à une
menace qui exige une coalition, les bases de la défense européenne à
l’intérieur de la défense occidentale doivent être établies en fonction des
besoins de la coalition et des réalités géographiques. Chaque nation, en raison
de sa situation, de ses possibilités et, aussi, ne craignons pas de le dire, en
pensant à l’Allemagne, de certaines garanties politiques nécessaires, ne
devrait disposer que de certaines formes d’armement, que de certains types
d’armée. Un de nos anciens chefs militaires, dont la pensée mériterait d’être
plus écoutée, le général Gérardot, après avoir montré d’une manière éclatante
le drame que l’armée européenne fera surgir au sein d’une armée française,
désormais déchirée et atteinte dans sa valeur morale, a expliqué que, se
fondant sur les principes de la stratégie occidentale, il serait nécessaire
d’affecter à chaque État, à chaque gouvernement, à chaque peuple, sa place dans
une conception d’ensemble et, en fonction de cette place, établir des
discriminations qui, en fin de compte, s’appliqueront aussi bien à l’Allemagne
qu’à la France, aussi bien à l’Italie qu’à l’Angleterre.
Ainsi, dit-il, « la
défense rationnelle de l’Europe exigerait que l’aviation soit éloignée du
rideau de fer, afin d’être soustraite à une action de destruction. Aucune force
aérienne ne devrait donc être déployée au nord de la Seine, et peut-être même
au nord de la Loire. Cette défense rationnelle exigerait aussi qu’aucune
division blindée ne soit déployée sur la rive droite du Rhin, du moins entre
Cologne et Strasbourg ».
Ces deux exigences
impliquent que l’Allemagne ne disposerait que d’un très petit nombre de forces
aériennes, qui seraient stationnées en dehors de son territoire, et d’un
minimum d’unités blindées. En ce qui concerne la France, on peut, en fonction
de sa situation, et aussi de ses obligations outre-mer, augmenter, à
l’intérieur d’une stratégie générale, son aviation, sa marine, ses armes
blindées, aux dépens d’unités terrestres plus propres à la défensive.
Dans ces conditions,
chaque État aurait une armée incomplète, et, dans cet ensemble où la
discrimination serait fondée sur des raisons militaires, les exigences de la
sécurité politique intérieure de l’Europe trouveraient leur bénéfice. Le danger
allemand dont le projet d’armée européenne prétend éviter le retour, mais qui
n’y réussit qu’en menaçant toute l’Europe d’une hégémonie germano-américaine,
serait écarté, car l’armée allemande serait une armée incomplète. De même,
l’effort pour que les unités militaires allemandes soient, avant tout, des
unités défensives est une meilleure garantie contre une volonté offensive que
des barrières de papier ou des décisions que les Allemands briseront
facilement. Il est vrai, comme le dit le général Gérardot, que les auteurs du
traité n’ont pas vu dans le réarmement allemand un moyen militaire, mais un but
politique !
Nous ne sommes pas
tenus d’approuver les auteurs du traité. Mieux vaut assurer, sous l’autorité
d’un gouvernement représentant les nations, et où les nations traitent d’égal à
égal, une organisation militaire fondée sur les nécessités de la stratégie,
alors que ces nécessités de la stratégie peuvent apporter du même coup les
garanties politiques que les hommes libres jugent indispensables, que bâtir une
organisation politique prétentieuse mais inefficace à l’abri de laquelle on
laissera bientôt à l’Allemagne le droit de nous entraîner dans la guerre.
À cette conception
nouvelle et raisonnable d’une Europe associée et d’un réarmement allemand lié à
une conception stratégique d’ensemble, il manque un élément qu’il faut aussitôt
ajouter : c’est la réorganisation du pacte Atlantique.
Le pacte Atlantique a
été une grande espérance dans la mesure où l’on pouvait penser qu’il était,
grâce à l’étroite association des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la
France, le point de départ d’une solidarité de l’Occident tout entier. Mais le
pacte Atlantique n’a pas donné les résultats espérés. Il n’est pas
l’affirmation d’une solidarité totale, tant s’en faut. Il est devenu une
alliance militaire, et une alliance militaire limitée à un théâtre d’opération
où l’on ne se bat pas : l’Europe. Solidarité économique, solidarité sociale ?
Il n’en est plus guère question. Solidarité militaire et politique en
Extrême-Orient ou dans le Proche-Orient ? Il n’en est pas davantage question.
Voilà qui est grave. Or voyons bien que l’addition du traité sur l’armée
européenne au pacte Atlantique est une aggravation de cette conception déviée
de l’alliance occidentale. Plus que jamais, c’est le seul problème de la
solidarité militaire en Europe qui est à l’ordre du jour. Plus que jamais les
problèmes atlantiques sont réduits à la préparation d’une guerre en Europe. De
la défensive on va même, par la force des choses, à l’offensive. Qui peut
croire qu’à l’intérieur de cette armée européenne, véritable légion étrangère
sous commandement américain et à prédominance germanique, ne triompheront pas
très vite les tendances naturelles au cœur des Allemands et chères aux
dirigeants du Pentagone, c’est-à-dire la volonté de saisir la première occasion
pour régler, et le problème de l’unité allemande, et celui de la puissance soviétique
?
Voilà ce qu’il faut
changer, le danger qu’il faut éviter. Au lieu d’aggraver le caractère militaire
de l’alliance atlantique en la complétant par une arme offensive, il faut
s’efforcer de penser à nouveau la politique de l’Occident. Ce n’est pas seulement
à une guerre prochaine qu’il faut penser. C’est bien plutôt à la manière
d’assurer d’une façon durable l’équilibre entre les deux mondes, en attendant
du temps, du renforcement économique et moral de l’Occident, autant que du
renforcement militaire, que la trêve du monde débouche sur autre chose qu’une
troisième guerre mondiale…
C’est dire qu’il
appartient au gouvernement français d’envisager honnêtement l’accession de
l’Allemagne au pacte Atlantique et de profiter de cette novation du traité
originel pour imposer une pensée politique commune du monde occidental. Il n’est d’ailleurs pas d’esprit raisonnable qui ne sache
aujourd’hui que l’organisation atlantique n’est pas en mesure d’assurer une
œuvre valable. Ce n’est pas résoudre le problème de notre temps et de notre
civilisation que de substituer à l’organisation insuffisante d’aujourd’hui une
organisation qui serait efficace parce qu’elle reposerait sur le commandement
américain, d’une part, et, d’autre part, sur la force allemande, dominant la
petite Europe. L’organisation atlantique, dont nous sentons la nécessité, doit
reposer sur un conseil politique où les plus graves problèmes du monde puissent
être évoqués avec la volonté de faire que les nations libres adoptent toutes la
même attitude et s’efforcent de créer, progressivement, selon les lois propres
à la démocratie et à la légitimité nationale, un pouvoir de l’Occident, face au
pouvoir du monde soviétique. Placée à l’intérieur de l’Europe associée, puis à
l’intérieur de ce Conseil de l’Atlantique, comme l’Allemagne occidentale se
sentira davantage attachée au monde libre ! Siégeant à côté de ses alliés
traditionnels, forte de son unité maintenue, comme la France se sentira plus
forte de n’être pas laissée seule ni coupée de ses territoires d’outre-mer !
Europe associée et
confédérée, réarmement allemand en fonction d’une stratégie occidentale,
élargissement et rénovation du pacte Atlantique ! La valeur de cette politique
de rechange n’est pas sérieusement contestée. Nos défenseurs de l’armée
européenne et de la petite Europe, cependant, se réfugient dans un dernier
argument. Il serait trop tard ! La voie a été choisie. Il ne faut pas tout
remettre en question…
Est-il besoin
d’insister sur la médiocrité de cet argument ? Est-il besoin de faire remarquer
qu’il n’est jamais trop tard pour mieux faire, et, davantage, qu’il n’est jamais
trop tard pour éviter les conséquences dramatiques d’une politique dont on ne
saurait trop répéter qu’elle a été engagée à la légère, qu’elle a été
poursuivie et qu’elle ne cesse d’être défendue par trop de personnages
intéressés à la création d’emplois supra-nationaux…
Les
exigences de la Constitution.
Il est, d’autre
part, une réponse juridique en apparence, politique en réalité. À elle seule,
cette réponse justifierait que le tournant soit pris, et qu’il soit pris
promptement.
Les négociateurs des
traités charbon-acier, armée européenne, communauté politique, ont manifesté un
inquiétant mépris des règles constitutionnelles qui sont les nôtres. Cependant,
entre le traité d’armée européenne et la Constitution, les contradictions sont
nombreuses.
Il est des
contradictions simples, qui peuvent être réglées par des « trucs » de
procédure, sans grandeur, peut-être, mais, dit-on, nous n’en sommes plus là !
La nomination des officiers généraux appartient au Conseil des ministres, le
président de la République est chef des armées, le président du Conseil assure
la direction des forces armées, coordonne la mise en œuvre de la défense
nationale… Est-il besoin de souligner que ces dispositions sont abrogées par le
traité de l’armée européenne ? Les grades supérieurs à ceux de commandant sont
conférés par le Commissariat, la défense nationale appartient au Commissariat.
Pour corriger cette incompatibilité, on envisage des artifices : le président
de la République ratifie, a posteriori, les décisions du Commissariat ; le
président du Conseil confirme, a posteriori, les nominations décidées
par le Commissariat…
Déjà l’artifice est
plus difficile quand il s’agit de concilier le titre et les responsabilités qui
sont données au président de la République et au président du Conseil, et les
attributions que le traité confère au Commissariat. Voilà qui n’est rien
encore. D’autres contradictions sont insolubles. Notre Constitution réserve à
l’Assemblée nationale, après l’avis « préalable » du Conseil de la République,
le droit de déclarer la guerre. En vertu du traité, toute agression contre l’un
quelconque des États membres en Europe, ou contre les forces européennes,
entraîne automatiquement l’entrée en guerre de l’ensemble des signataires.
Cette disposition, qu’il faut lire avec soin, ne peut pas être interprétée
autrement que comme la suppression, implicite, du libre arbitre des États.
C’est peut-être un progrès, mais la Constitution ne le permet pas. En dehors de
l’inquiétude juridique, regardons un instant l’inquiétude politique. Qu’un
incident éclate à Berlin, que l’Allemagne, appuyée par le général américain,
déclare que cet incident est un acte d’agression, nous voici dans le conflit
sans aucune intervention possible des autorités nationales. Quel sera le moral
de nos soldats ? Est-il besoin de dire qu’une agression, hors d’Europe, laisse
la France seule ?…
Revenons à la règle de
droit : l’Assemblée nationale fait la loi, et fait seule la loi. S’il est une
mesure qui relève de la loi, et qui ne peut être déléguée qu’en vertu d’une
disposition constitutionnelle, c’est la durée du service militaire : un
parlement qui n’est plus maître de la durée du service n’est plus un parlement.
Or le traité donne aux autorités supra-nationales, et à elles seules, le droit
de fixer la durée du service. Du point de vue de la doctrine constante, la même
conclusion s’impose pour les mesures relatives aux effectifs et au statut du
personnel. Il s’agit, en démocratie, d’une attribution fondamentale du
législatif. Le traité, cependant, l’enlève au Parlement. Notre Constitution
détermine les conditions d’examen du budget et le droit d’initiative des
députés Notre vieille déclaration des droits de l’homme, remise en vigueur par
le préambule de la Constitution, affirme que la représentation nationale doit
librement contrôler l’emploi des dépenses. Le traité de l’armée européenne
prive le Parlement de tout examen sérieux du budget militaire. L’initiative des
députés est supprimée, contrairement à la Constitution. Le vote global et les
conditions dans lesquelles il est réalisé est contraire à la notion de
consentement et de contrôle des dépenses.
Ce n’est pas tout, tant
s’en faut. Il arrive qu’on traite à la légère les articles 17 du préambule et
62 de la Constitution. La défense de l’ensemble de l’Union est, en vertu de ces
textes, mise en commun sous l’autorité du gouvernement de la République. Le
projet de traité scinde la défense nationale en deux. De cette scission, nous
l’avons dit, découle bien davantage qu’une réorganisation administrative : c’est
la coupure de l’armée, la coupure de la politique, la coupure de la
souveraineté, la coupure de la citoyenneté. Comme, d’autre part, il est écrit
que le gouvernement ne peut plus librement fixer l’affectation territoriale des
unités, qu’il ne peut plus librement exporter du matériel hors d’Europe, que
l’administration, le recrutement, l’éducation relèvent d’autorités différentes,
la « mise en commun de la défense » sous l’autorité de la direction du
gouvernement devient une chimère.
Faut-il dire enfin que
l’article 38 du traité, qui envisage la possibilité d’un gouvernement fédéral
et, de ce fait, abroge la notion de souveraineté nationale, est contraire aussi
bien à l’article 3 de la Constitution qu’à l’article 3 de la Déclaration de
1789, dont la valeur juridique est réaffirmée, nous venons de le dire, par le
préambule de la Constitution ?
On peut se demander —
et la réponse est facile — si un gouvernement avait le droit de signer un
traité comportant des dispositions anticonstitutionnelles, et notamment cet
article 38. En vérité, il eût dû, avant la signature, demander une révision de
la Constitution.
A l’argumentation qui
précède, on oppose, il est vrai, deux réponses. Mais l’une et l’autre me
paraissent sans valeur.
D’abord tout traité,
dit-on, l’emporte sur la loi interne, fût-elle constitutionnelle. Cette
affirmation résulte notamment de l’article 26. Cette remarque est juste, à une
condition : c’est que le traité ait été ratifié dans les conditions conformes à
la règle constitutionnelle. Cette condition n’est contestée que par des
philosophes, mais il n’est aucun juriste qui puisse envisager qu’un texte non
ratifié par la seule autorité capable de créer le droit et dans les conditions
de régularité prévues par le statut de cette autorité l’emporte sur un texte
régulièrement voté, qu’il soit ou qu’il ne soit pas constitutionnel. Par
exemple, un traité entre la France et l’Espagne instituant une royauté commune
et confiant le trône à un Bourbon ne peut être ratifié par le Parlement (et
même signé par un gouvernement) qu’à condition qu’au préalable les articles 44
et 95 de la Constitution aient été abrogés. D’ailleurs, c’est ce que dit
l’article 26 de notre Constitution, qui ne donne force de loi aux traités,
alors même qu’ils sont contraires à des lois françaises, que lorsqu’ils ont été
« régulièrement ratifiés et publiés ». Qui dit ratification régulière dit que
le Parlement doit avoir le pouvoir de ratifier, donc que la Constitution
l’autorise à le faire.
Ensuite, dit-on, le
préambule autorise les limitations de souveraineté. C’est exact, mais l’article
du préambule ne peut aller jusqu’à autoriser, à l’avance, par un vote simple,
une disposition contraire à la Constitution. Il faut que le traité qui prévoit
ces limitations ait été régulièrement ratifié.
D’autre part, il est
expressément souligné dans le préambule que ces limitations ne peuvent être
envisagées que « sous réserve de réciprocité » Or, dans l’état présent, il n’y
a pas réciprocité entre la France et l’Allemagne, pour différentes raisons, ne
serait-ce qu’en vertu de l’article 23 de la constitution de Bonn et l’article
final de cette constitution, qui sont interprétés, par l’unanimité des juristes
allemands, comme libérant une future Allemagne unifiée des obligations
résultant de la signature par l’Allemagne de Bonn de traités internationaux. Il
n’y a donc pas réciprocité. L’Allemagne peut se dégager, non la France.
Enfin, le préambule de
la Constitution parle de « limitation » de souveraineté. Or le traité a
l’ambition de réaliser un « transfert » de souveraineté. La différence entre
les deux termes est fondamentale. La limitation suppose une durée ; elle
suppose que le pouvoir continue à être exercé par les gouvernements, ceux-ci,
simplement, s’engageant à ne pas faire, ou à faire, certaines choses. Le
transfert, au contraire, est un abandon, en même temps qu’il est la création
d’une souveraineté nouvelle. Or, on n’en peut douter, la création de cette
souveraineté nouvelle, qui résulte de l’ensemble du traité, et spécialement de
certaines dispositions du type de celles de l’article 38, est fondamentalement
contraire au texte et à l’esprit de la Constitution. Elle n’a nullement été
prévue par le préambule.
Concluons : il faut
réviser la Constitution. C’est possible, et aller de ce fait, comme il sera
fatal, jusqu’au referendum. Mais que sera ce referendum ? En l’état présent, il
a de fortes chances d’être négatif, et au mieux, après une intense propagande
(je parle pour les partisans), il divisera profondément la France et
l’affaiblira. Ne serait-il pas plus sage de rester dans la ligne de nos
principes, de construire une défense européenne et une Europe auxquelles la
grande majorité des Français puissent se rallier et qui n’exigent pas le
bouleversement de notre légitimité ? Je n’ose croire qu’à cette question, ainsi
posée, on puisse hésiter à répondre.
Il m’est arrivé,
voici un an, de comparer la querelle née du projet d’armée européenne à une
nouvelle affaire Dreyfus. À l’époque, cette affirmation avait surpris. Aujourd’hui,
elle ne surprend plus. Sans doute ne voit-on pas encore de manifestations
populaires. Mais, à ses débuts, la procédure engagée contre Dreyfus n’avait ému
qu’un petit nombre d’esprits. Le vote du projet d’armée européenne, s’il devait
intervenir, marquera, dans l’esprit national, comme a marqué la condamnation
d’un innocent. Alors nous serons en présence d’un dilemme semblable à celui que
la génération précédente a connu : fallait-il accepter le jugement et respecter
l’ordre établi ? C’était condamner un innocent et sonner le glas de la liberté.
Alors nos pères ont préféré la lutte et le désordre. Après de longs combats qui
ne furent pas sans souffrances, ni sans suites politiques très graves,
l’essentiel de ce qu’il fallait défendre pour l’avenir, c’est-à-dire la liberté
de l’innocence, a été établi. Aujourd’hui accepter le vote du projet, c’est
choisir de respecter l’ordre établi, mais c’est aussi accepter le commandement
américain sur notre politique, l’hégémonie allemande sur l’Europe, la sécession
de l’Union française, le glas de la France. En d’autres termes, le choix est
clair : il faut opter pour la révolte Alors, au prix de très durs sacrifices et
des suites politiques qu’auront voulus ceux qui ont jeté la France « dans la
trappe », la France renaîtra…
Les gouvernements
d’hier auraient été sages d’étudier avec sérieux l’affaire Dreyfus avant
qu’elle ne devienne le champ clos de nos querelles nationales. Nos
gouvernements d’aujourd’hui devraient méditer cette leçon et ne pas commettre
la même erreur.
Qu’on me comprenne bien
! Ceux qui s’opposent à l’armée européenne sont conscients, autant que
quiconque, des nécessités de la politique occidentale. Ils savent qu’il faut
pardonner le passé de l’Allemagne, que l’unité de l’Europe est de l’ordre des
choses nécessaires… Mais qui dit politique occidentale ne dit pas commandement
américain. Qui dit pardon de l’Allemagne ne dit pas rupture avec de séculaires
nécessités politiques. Qui dit unité européenne ne signifie pas fausse Europe,
coupant la France de l’Union française, ni renversement du système d’alliances
auquel nous devons un équilibre naturel des forces, ni disparition de l’idée de
patrie, sans laquelle il n’est pas de politique, il n’est pas de liberté, il
n’est pas de défense contre un ennemi, fût-il commun à tous…
Michel DEBRÉ.
Politique étrangère, 1953.
Sénateur pour
l’Indre-et-Loire de 1948 à 1958, Il s’oppose à la Communauté
européenne de défense (CED), accusant le gouvernement de trahison.
"car, en l’absence de solidarité sentie"
RépondreSupprimerQu'est ce que c'est que ces balivernes, vous croyez vraiment que les français se sentent si solidaires les uns des autres et ne se sentiraient pas solidaires d'étrangers, surtout pour les régions frontalières de la France.
Quant à la démocratie athénienne, elle ne se privait pas d'avoir de nombreux esclaves et correspondait à une grande ville de 300 000 habitants, soit une démocratie locale de proximité, donc strictement rien à voir avec des pays comprenant des dizaines de millions d'habitants.
Il y a certainement plus d'affinités entre un chti et un belge qu'entre un chti et un marseillais, pareil pour les alsaciens vis à vis des allemands, ou des niçois et grenoblois par rapport aux italiens, idem pour les catalans français vis à vis des catalans espagnols ou les francs comtois vis à vis des suisses... L'Europe dans le passé ne nécessitait aucun passeport pour aller d'un pays à l'autre et les gens parlaient fréquemment 2 ou 3 langues.
SupprimerS'il y a tant de solidarité en Europe, alors pourquoi est-ce que personne ne veut payer pour sortir les Grecs de l'ornière ? Pourquoi est-ce que personne ne veut payer pour aider les Italiens à réguler l'immigration clandestine ? Pourquoi est-ce qu'il n'y a que la France (et précédemment le Royaume-Uni) a déployer des unités militaires combattantes ? etc. etc. etc.
SupprimerL'oeil de Brutus.
C'est le choix des gouvernements européens, en France la suppression de l'ISF et la xénophobie sont elles une preuve de solidarité ?
SupprimerLa France d'avant 1945 était ultra inégalitaire et l'UE n'existait pas...
Le problème de solidarité n'a rien à voir avec l'UE et tout à voir avec des logiques de classes sociales, les bien nés comme Macron et sa clique de petits mafieux qui ont fait l'ENA en France et qui chient sur le reste de la population, c'est la faute de l'UE ?
Parce que sans doute vous trouvez que l'UE n'applique pas une politique de classe complètement en faveur des possédants ? C'est cela l'horizon de votre internationale socialiste : l'UE ???
SupprimerEt pourquoi croyez-vous que M. Macron, comme ses prédécesseurs, applique une telle politique ? Tout simplement parce qu'il ne peut pas faire de politique commerciale (prérogative exclusive de la commission), pas de politique industrielle (au nom de la "concurrence libre et non faussée"), pas de politique monétaire ni de taux de change (dans les mains de la BCE) ni de politique budgétaire (verrouillée par le TSCG). Donc il fait ce qu'il lui reste : de la politique fiscale. Et encore, comme il est en concurrence avec les politiques fiscales des autres membres de l'UE, ne peut-il faire que du moins disant pour les plus riches ....
La France de 1945 a mis en place un programme, énoncé en premier lieu par le CNR, qui visait à faire reculer justement les injustices et les inégalités. Ce sont des eurolibéraux qui prennent appui aujourd'hui sur les nécessités propres à l'Europe (règles d'or budgétaires notamment) pour engager son démantèlement. Les mêmes hommes politiques ou patrons qui vantent les mérites du libéralisme et de la construction européenne mettent en cause le droit de grève, l'interdiction du travail des enfants, culpabilisent les chômeurs ou nient la réalité de la souffrance au travail. C'est une régression extraordinaire par rapport à l'idéal de progrès social des sociaux-démocrates qui ont initialement poussé à la signature du traité de Rome. S'il était possible d'échapper à cette entreprise de démolition en restant dans l'UE, je serais européiste. S'il était possible de tendre la main aux Grecs en restant dans l'UE, je serais européiste.
RépondreSupprimerL'idée européenne a été tuée, dévoyée par la bureaucratie, les intérêts financiers et la sécession des privilégiés. On nous dit que l'Europe est certes libérale, mais pas nécessairement néolibérale. Qu'elle est donc compatible avec des ambitions sociales et une vraie solidarité entre nations. Cette illusion n'a perduré que tant que la prospérité semblait garantie et que la Guerre froide soudait entre eux les Européens. Le monde a changé, les solidarités géopolitiques se sont affaiblies et la prospérité est partout menacée. Au nom de la survie du système bancaire, l'Europe a jeté le masque en Grèce : l'Eurozone est la prison des peuples du XXIe siècle. Ce qui reste du projet européen est devenu intenable, au point qu'on en est réduit à inventer un ennemi (les méchants Russes) pour ressouder les Européens autour d'une frayeur commune.
Sortons de cette impasse et reprenons notre destin en main.
"Ce sont des eurolibéraux qui prennent appui aujourd'hui sur les nécessités propres à l'Europe"
SupprimerSupprimez l'UE et vous aurez toujours les néolibéraux. Sur le plan des inégalités de nombreux pays hors UE comme les USA ou la Russie sont ultra inégalitaires, y compris la GB si elle sort de l'UE.
Croire que la fin de l'UE amènera la fin du néolibéralisme, c'est prendre les vessies pour des lanternes. Votre souverainisme n'a jamais empêché le néolibéralisme.
croire que l'on pourra mener une politique sociale (et pas seulement la politique sociale, mais aussi une politique industrielle, commerciale, budgétaire, etc.) dans le carcan de l'UE est encore plus prendre des vessies pour des lanternes.
SupprimerLe souverainisme n'est pas une garantie de lutte contre le néolibéralisme, mais il peut permettre cette lutte. Au contraire, le maintien dans l'UE est la garantie de la poursuite plus en avant dans les politiques néolibérales.
@ Anonyme 8h45
RépondreSupprimerPas d’accord. Même s’il y a naturellement des affinités trans-frontalières, ce que je comprends bien, venant d’une de ces régions, la solidarité est construite à l’échelle nationale et est beaucoup plus forte de Lille à Marseille ou de Strasbourg à Bayonne, du fait d’un socle culturel commun beaucoup plus grand, de notre communauté de destin politique et de tous les mécanismes de solidarité mis en place avec la Sécurité Sociale. L’UE aujourd’hui, c’est la plupart du temps la négation de la solidarité, comme le montrent tous les plans d’austérité fait en son nom, les mécanismes institutionnels austéritaires ou même les remises en cause démocratiques… Dans l’UE, du fait de la libre-circulation des capitaux, des biens et des personnes, c’est une course sans fin au moins-disant social, la création d’une loi de la jungle au seul service des plus riches.
@ Anonyme 18h57
Bien d’accord
"Dans l’UE, du fait de la libre-circulation des capitaux, des biens et des personnes, c’est une course sans fin au moins-disant social"
SupprimerOù donc c'est mieux hors UE ? Chine, USA, Russie ? La fin de l'UE n’entraîne pas du tout la fin du moins disant social qui est une idéologie répandue partout. En revanche, la fin de l'UE c'est définitivement transformer ses pays en nains géopolitiques et économiques face à la Chine et aux USA. Je vous rappelle que même la Suisse et la Norvège sont rattachés à l'UE par toutes sortes de traités, c'est donc bien qu'ils pensent qu'ils y perdraient eux aussi avec la fin de l'UE.
Et même la GB est très hésitante dans sa sortie de l'UE après 2 ans de négociations et réflexions. Le Brexit aurait du se faire en annonçant dès le début un référendum à 2 tours, celui d'il y a 2 ans, un autre maintenant. Un référendum à 1 tour pour une telle décision est tout simplement stupide, et nombreux sont les anglais pro-Brexit il y a 2 ans qui s'en mordent les doigts maintenant.
Supprimer"la fin de l'UE c'est définitivement transformer ses pays en nains géopolitiques et économiques face à la Chine et aux USA"
SupprimerVous avez entièrement raison.
La preuve ? Lorsque Victoria Nuland, secrétaire d'État assistante pour l'Eurasie, se permet de dire en février 2014, dans une convesration téléphonique rendue publique, "Fuck the EU", à propos de la possibilité que l'UE (pourtant très proche de la position des États-Unis sur le sujet) n'approuve pas entièrement ses manigances pour placer des hommes de Washington au gouvernement ukrainien, l'Europe, insultée et bafouée, ne se contente pas de protestations platoniques. Elle réagit en vraie superpuissance autonome et... et... elle... enfin, on...
Bon, d'accord, je plaisantais : il ne s'est rien passé. L'Europe s'est couchée après avoir protesté pour la forme contre l'"inacceptable" (Angela Merkel, Herman Van Rompuy). C'est ainsi qu'en Europe on désigne ce que l'on finit toujours par accepter de la part des Américains. On joue à la puissance indépendante. Et on finit toujours par suivre Washington. À la suite de l'incident Nuland, la porte-parole de la chef de la diplomatie de l'UE, Catherine Ashton, interrogée vendredi, a refusé de commenter cet incident.
Ashton elle-même, la fonctionnaire la mieux payée du monde, avait été nommée à ce poste sans disposer d'aucune expérience diplomatique sérieuse ni avoir la maîtrise d'aucune langue étrangère ; les auditions devant les parlementaires européens ont révélé de sa part un niveau d'incompétence gravissime en ce qui concerne les questions de défense, auxquelles elle ne connaissait manifestement rien. Karel Lannoo, directeur du Centre d’Etudes politiques européennes, think tank bruxellois, avait pris sa défense en 2012 en signalant qu'on la rendait responsable de ce qui incombait en fait au "manque de volonté" des États membres (http://www.bruxelles2.eu/2012/11/13/lady-ashton-ou-la-moins-aimee-des-citoyens-europeens/). Mais comment constitue-t-on une superpuissance géopolitique lorsqu'on n'est qu'un assemblage hétéroclite de membres incapables de formuler une volonté commune ?
L'idée que l'UE permet aux Européens de jouer dans le monde un rôle qui leur serait refusé autrement ne repose sur rien. L'association de la France et de la Grande-Bretagne et/ou de l'Allemagne sur un point précis de relations internationales, produirait des résultats autrement effectifs. Cela ne durera pas si les efforts de défense restent insuffisants. Ce n'est pas pour rien que les Américains se plaignent depuis des décennies de l'insuffisance de l'effort de défense de leurs partenaires européens, lesquels n'atteignent même pas pour la majorité le minimum de dépenses militaires demandé par l'OTAN. Le parapluie américain et l'argument de la possible mise en commun des moyens au sein de l'Europe ont servi en fait d'excuses pour réduire les dépenses militaires. À force de répéter que l'union fait la force, chaque membre de l'union s'est senti autorisé à être un peu moins fort à titre individuel...
Le monde se fout que la Lituanie et le Luxembourg associés à Malte et au Portugal approuvent ceci ou condamnent cela. L'UE est un nain géopolitique et, lorsqu'elle pèse de quelque poids géopolitique, c'est du fait de l'existence de deux ou trois nations en son sein qui sont encore en mesure de jouer un peu le rôle de puissances. Cela ne durera pas.
Désolé, je m'aperçois que j'ai fait dans le message qui précède un copié-collé sans guillemets d'un extrait d'article, "la porte-parole de la chef de la diplomatie de l'UE, Catherine Ashton, interrogée vendredi, a refusé de commenter cet incident", qui rend la phrase un peu bizarre : il s'agissait du vendredi suivant l'incident Nuland du 4 février 2014 et le commentaire était du Point du 8 février.
Supprimer@ Anonyme 9h31
SupprimerJe n’ai jamais dit qu’hors de l’UE, ce serait la fin de la course au moins-disant social. Ce que je dis, c’est qu’au sein de l’UE, c’est la seule voie qui puisse être prise, alors qu’en dehors, il y a le choix de prendre une autre direction ou de poursuivre dans cette maladive recherche de la compétitivité.
Je ne vois pas en quoi l’UE nous aurait permis d’être autre chose que des nains face à la Chine ou aux Etats-Unis. Face au premier, l’UE ne nous a pas permis de négocier des relations économiques équilibrés, l’Empire du milieu accumulant des excédents gigantesques et imposant des transferts technologiques massifs aux entreprises européennes installées localement. Face aux USA, nous sommes toujours des nains comme l’ont montré les conflits au Moyen-Orient, l’accord sur le nucléaire iranien, ou l’extra-territorialité du droit US. Bref, si le raisonnement est tentant (se rassembler pour peser), les décennies passées montrent que l’UE n’est pas le moyen de peser et que nos pays semblent au contraire moins pesé qu’ils devraient peser séparément. De manière intéressante, Airbus montre que nous pouvons peser davantage avec un mécanisme complètement différent de l’UE.
Enfin, sur la Suisse et la Norvège, avoir des traités avec l’UE mais refuser absolument d’y être montre surtout qu’ils trouvent négatif d’en faire partie. Juste signer des traités, c’est le minimum, logique étant donné que les pays de l’UE sont des pays avec lesquels ils ont beaucoup de relations.
@ Anonyme 10h36
Merci
"L'idée que l'UE permet aux Européens de jouer dans le monde un rôle qui leur serait refusé autrement ne repose sur rien."
RépondreSupprimerAh bon, alors que l'Euro est la seconde monnaie planétaire, que les normes et standards de fabrication de l'UE sont mondialement appliqués et bien d'autres choses. Vous racontez vraiment n'importe quoi.
"L'association de la France et de la Grande-Bretagne et/ou de l'Allemagne sur un point précis de relations internationales, produirait des résultats autrement effectifs. "
Mais l'UE n'a jamais empêché de le faire.
"Mais comment constitue-t-on une superpuissance géopolitique lorsqu'on n'est qu'un assemblage hétéroclite de membres incapables de formuler une volonté commune ?"
Ah ouais, et c'est en cassant l'UE que vous allez résoudre le problème ? Ça en dit long sur votre loufoquerie.
"L'Europe s'est couchée après avoir protesté pour la forme contre l'"inacceptable" "
Tout comme les USA face à cet escroc de Poutine qui s'est permis d'annexer la Crimée en dépit de tous les traités.
"l'Euro est la seconde monnaie planétaire"
RépondreSupprimerHé hé hé... La belle affaire ! Nous voilà bien contents. L'Euro, ce grand succès... Je reconnais bien là le gugusse qui s'imaginait pouvoir affirmer, commentant bêtement un mauvais graphique sans se fatiguer à vérifier les chiffres, que la part de l'Euro comme monnaie de réserve avait été multipliée par deux ou trois depuis sa création.
"l'UE n'a jamais empêché de le faire" (une action indépendante d'États européens).
Le souci de passer par l'UE plutôt que de mener une politique indépendante empêche d'obtenir de vrais résultats. Ce n'est pas tant l'UE comme institution que je dénonce (quoique, Catherine Ashton, encore une fois, c'était révélateur...). C'est l'UE comme obsession, comme horizon indépassable et paralysant des politiques menées par des Européens. "Ne faisons rien seuls !" crie-t-on à chaque crise. Résultat, on ne fait rien...
La Crimée ? Elle n'était ukrainienne que depuis une décision de Khrouchtchev en 1954 et a voté massivement pour son rattachement à la Russie en 2014. Les résultats du référendum ont été dénoncés comme manipulés, essentiellement sur la base de déclarations de la CIA, du gouvernement ukrainien (dont l'attachement à la démocratie ne saurait être discuté, évidemment : voir les salopards néonazis qui grouillent à la Rada ou dans le sministères...) et des Tatars de Crimée (qui sont séparatistes et soutenus financièrement par la Turquie). Pourtant, ils correspondent à ce que des sondages d'opinion réalisés plus tard par des instituts occidentaux indépendants (Gallup, GFK) confirment de l'état de l'opinion dans la péninsule : les Criméens, très majoritairement, approuvent le rattachement à la Russie.
Traiter Poutine d'escroc quand on voit ce que sont les dirigeants occidentaux est un grand moment dans l'histoire du surréalisme. Les Russes en Crimée, c'est infiniment moins une violation du droit international que les États-Unis et leurs valets en Irak sur la base de preuves truquées jetées à la face du monde entier par Bush fils manipulant Colin Powell (qui a reconnu la manipulation), ou par Tony Blair (qui continue à donner des leçons à la Terre entière). L'attitude russe est cohérente et reflète les désillusions nées des promesses non tenues par les Occidentaux : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/RICHARD/59048 et https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/DESCAMPS/59053
Très bon texte de Michel Debré. Merci à L. Herblay de nous le faire connaître. Il montre que dès le début, on pouvait déceler la perversité anti-démocratique de la prétendue "construction européenne". Ce qui est terrible, c'est que même des hommes politiques aussi influents que Debré, que Mendès-France, que De Gaulle, aussi conscients du danger qu'ils étaient, n'ont pas pu empêcher cette horreur d'advenir.
RépondreSupprimer@ Anonyme 10h56
RépondreSupprimerEt qu’est ce que l’euro a amené ?
Une protection contre la crise des subprimes ? Non, au contraire, la politique folle menée alors a poussé la zone euro en récession un trimeste avant les Etats-Unis.
Une meilleure sortie de crise ? Non, au contraire, il a provoqué une crise spécifique supplémentaire qui a ralenti la reprise.
Une protection contre l’arbitraire étasunien ? Non, les USA utilisent toujours le dollar pour attaquer nos entreprises.
Bref, toujours rien de concret sur les pseudo bénéfices du machin européen.
Sur les normes, le problème, c’est que l’UE ne favorise pas forcément les industriels européens… Voir Monsanto, dont la commission est un protecteur patenté, où les producteurs de bananes dollars, qui peuvent vendre leur production supposément bio, alors qu’elle contient 14 pesticides interdits aux Antilles pour les bananes standards.
Et le poids qui viendrait un jour, cela fait des décennies qu’il est promis (notamment en 1992) et qu’il ne vient jamais, alors, ce genre de promesses n’a strictement aucune valeur. L’UE affaiblit les pays européens.
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