Billet invité de Marc Rameaux, qui a publié « Portrait de l’homme moderne »
« Recomposition », le
dernier ouvrage d’Alexandre Devecchio publié depuis le 5 Septembre, aborde un
sujet constamment scruté et commenté dans les média : l’émergence des
populismes dans le monde politique.
Il peut paraître difficile
d’écrire et publier un ouvrage sur ce thème, qui occupe déjà fréquemment les
colonnes journalistiques et alimente nombre de politologues, philosophes ou
sociologues : l’essentiel n’a-t-il pas déjà été dit ?
L’originalité – et le grand
intérêt de « Recomposition » - est de montrer que non, justement, la
plupart des analystes sont passés à côté de l’essentiel.
Comme trop souvent, les media mainstream cèdent à l’émotion avant
l’analyse, au jugement de valeur avant la description factuelle, à la posture avant
la compréhension des causes et des effets. Une attitude d’autant plus cocasse qu’ils
s’intronisent trop souvent comme l’élite de la réflexion, reprochant aux
populismes de privilégier l’instinct et le ressentiment.
Fidèle à la méthode qu’il
employait déjà dans « Les nouveaux enfants du siècle », Alexandre
Devecchio décrit longuement - en suspendant son jugement - le phénomène
populiste avant d’y voir une menace ou un bienfait. S’il livre quelques
verdicts à la fin de son livre, cette humilité devant les faits lui permet de
délivrer l’un des rares diagnostics nuancés concernant cette nouvelle vague
politique. Le populisme requiert de voir au-delà des apparences, de comprendre
que derrière des personnalités au comportement et au style controversés, des
questions bien plus authentiques sont posées par leurs électeurs.
De la singularité
historique au nouveau courant politique
Le livre ouvre sur l’émergence des
gilets jaunes, afin d’illustrer une première caractéristique du
populisme : aucun membre de l’élite globalisée ne l’a vu venir. Le
populisme est apparu comme une singularité historique, un point de
rebroussement aberrant planté au milieu de la marche de l’histoire, qui devait
être nécessairement mondialisée, détachée des nations et de la mémoire des
peuples au point de les faire disparaitre.
Aux états-nations devait se
substituer un ordre bâti sur deux piliers : un droit universel prévalant
sur les gouvernements nationaux, un consumérisme généralisé qui devait apporter
prospérité et entente entre les hommes par l’effet pacificateur du commerce.
Dans cette vision, le marché devient la norme se substituant à toute valeur et
toute morale : toute philosophie politique ou éthique devient une
vieillerie à jeter aux orties, remplacée par les deux idéaux absolus que sont
la « Théorie de la Justice » de John Rawls et la main invisible
d’Adam Smith.
Alexandre Devecchio rappelle que
cette vision messianique a des pères fondateurs : Francis Fukuyama qui
voyait dans les démocraties libérales mondialisées la fin de l’histoire, un horizon
indépassable cinquante ans après que Sartre eût dit la même chose du marxisme,
et plus antérieurement Emmanuel Kant et son rêve de paix perpétuelle et
cosmopolite.
Aucun des thuriféraires de la
mondialisation heureuse ne remarqua une chose, bien avant l’émergence des
populismes. Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, l’un des penseurs
contemporains considérés comme le continuateur le plus profond du libéralisme
politique, Karl Popper, avait forgé un indicateur certain de détection de tout
totalitarisme : quiconque s’arroge le sens de l’histoire et a fortiori sa
fin, s’engage de façon certaine sur le chemin de la servitude.
Fukuyama lui-même le
reconnaissait, sa vision philosophique s’enracinait dans un déterminisme
historique hegelien, tout comme le marxisme. Ce qu’aucun penseur mondialiste
n’a aperçu, c’est que leur vision étant totalisante, elle devient de fait
totalitaire. Les hérauts des visions grandioses de l’histoire, des lendemains
qui chantent et des fins inéluctables sont voués à être tôt ou tard les
instruments de l’oppression, quelles que soient les bonnes intentions du
paradis qu’ils promettent, celui de la fraternité marxiste comme celui du grand
marché globalisé.
Les mondialistes chutent de fait
sur leur point de faiblesse : ils sont représentés par des esprits aussi
brillants qu’ils sont superficiels. Leur absence de culture historique et
philosophique leur fait ignorer que nombre de penseurs du libéralisme dont ils
se réclament auraient fermement condamné leur prétention à la vérité absolue et
aux « cercles de la raison ».
Ce que le livre d’Alexandre
Devecchio décrit très bien, est que le populisme est une réaction à cette
chappe de plomb et devient de ce fait une manifestation de liberté et
d’indépendance. Ceux qui voient dans le populisme une menace pour nos
démocraties et s’auto-intronisent hérauts de la liberté n’ont pas conscience de
leurs propres violations flagrantes des libertés publiques. Si l’on fait
l’effort de regarder au-delà du miroir, les populistes présentés souvent par la
presse mainstream comme des
dictateurs en puissance sont plutôt la manifestation – certes désordonnée et
chaotique – d’une liberté qui ne veut pas passer sous le joug mondialiste.
Devecchio n’est pas manichéen
dans sa défense : il n’ignore rien des dérapages possibles du populisme :
légiférer en temps réel par la démocratie directe, instaurer un autoritarisme
d’état affaiblissant l’indépendance des pouvoirs, essentialiser des minorités
ethniques ou religieuses pour les opprimer sans distinction.
Mais force est de constater que
les leaders populistes ne peuvent être confondus avec les dirigeants des
« démocratures » : les premiers ont pu choquer par leur style
mais n’ont remis en cause ni l’alternance électorale ni les fondamentaux des
libertés civiques et de la liberté de conscience, que les seconds piétinent
allègrement. Salvini n’est pas Xi Jinping, Orban n’est pas Erdogan.
Bien évidemment, les adversaires
des populistes entretiennent savamment cette confusion, pratiquant un grossier amalgame
qu’ils reprochent si souvent aux discours autres que le leur. Comme le souligne
Devecchio, il est extrêmement dangereux de mettre dans le même sac populistes
et dictateurs affirmés. En jetant ainsi le bébé avec l’eau du bain, la part de
vérité que renferme l’alerte populiste sera forcée au silence, provoquant une
contre-réaction beaucoup plus dangereuse et cette fois réellement dictatoriale.
Par ailleurs, il faut constater
que les défenseurs auto-proclamés de la société ouverte n’ont en rien échappé à
la tentation autoritaire, ni à la collusion des pouvoirs, ni à la violation
flagrante de la démocratie. Dans ce domaine, il est même possible de montrer
qu’ils ont fait bien pire que les populistes, particulièrement en France. Ainsi,
Alexandre Devecchio rappelle quelques faits : La répression d’une violence
sans précédent des gilets jaunes – quoi que l’on pense de la légitimité de ce
mouvement - l’incroyable soumission du parquet en matière judiciaire vis-à-vis
de l’exécutif, les tentatives grossières et maladroites de contrôle du contenu
des réseaux sociaux voire de la liberté de la presse, le non-respect d’un vote
démocratique tel que celui de 2005 sur la constitution européenne, ont été
commis par des gouvernements se voulant les adversaires des dérives populistes.
Le populisme : une
notion vague à définir pour éviter les contresens
Alexandre Devecchio propose une
définition du populisme : travail difficile car le mouvement prend de
multiples formes, mais indispensable si l’on souhaite discerner ce qui est à
prendre d’eux et ce qui nécessite des réserves.
Renouant avec notre héritage
civique grec et romain, il rappelle que le peuple peut être considéré comme demos (communauté civique), ethnos (communauté ethnique et culturelle)
et plebs, ceux qui par opposition aux
patriciens constituent ce que nous appelons de nos jours les classes modestes
ou populaires.
Le populisme en appelle à ces
trois dimensions de ce qui constitue un peuple, synthétisant la notion
républicaine de citoyen, l’héritage identitaire, nullement réduit à une appartenance
ethnique mais désignant la transmission d’une histoire et de valeurs communes
auxquelles adhérer, sociale enfin, rappelant que le rôle et la dignité d’un
gouvernant est de ne pas sacrifier des pans entiers de la population dont il a
la charge.
Ironiquement, cette interdiction
de sacrifier une minorité pour un soi-disant bien commun fait partie de la
définition de la civilisation par John Rawls. Les mondialistes ont appliqué de
façon plus ou moins consciente une raison
d’état, c’est-à-dire l’acte de détruire partiellement ou totalement des
innocents au nom d’intérêts jugés supérieurs, afin de préserver un ordre estimé
indispensable. Peu importe qu’il ne s’agisse plus avec le mondialisme d’une raison
d’état-nation, mais d’instances supra-nationales : la mécanique du
sacrifice des innocents au nom d’intérêts supérieurs est identique.
Alexandre Devecchio montre ainsi
comment Steve Bannon, dans une interview très émouvante, a vu son père – de
milieu modeste - perdre des économies durement gagnées au long d’une vie de
droiture et de respect des règles après la crise de 2008, tandis
qu’institutions bancaires et élites mondialisées s’indemnisaient grassement,
rayant froidement l’épargne des plus démunis.
John Rawls souligne que tout
appel à une raison d’état fait reculer la civilisation de plusieurs
millénaires, la ramenant à l’antique culte de Moloch consistant en des
sacrifices d’enfants, avant son interdiction formulée dans le Pentateuque [1].
Lorsque des populations entières
deviennent de simples variables d’ajustement de règles comptables, qui plus est
pour réparer des fautes qu’ils n’ont en rien commises mais pour renflouer ceux
qui s’en sont rendus coupables, le culte de Moloch renait au sein du monde
moderne, irruption de la barbarie la plus brutale au sein de ceux qui
prétendent être les gardiens de la civilisation.
Rawls rejoint ici Popper, qui
avait déjà dénoncé les sacrifices humains commis par les soviétiques au nom des
intérêts supérieurs du parti. De nos jours, ces intérêts supérieurs sont ceux
d’un capitalisme financier qui joue à l’encontre d’une majorité croissante de
citoyens de tous pays, également contre l’initiative et la création de richesse
des entrepreneurs qu’il est censé financer.
Je ne m’attarderai pas sur
l’analyse économique prouvant que l’économie financière fonctionne depuis
maintenant deux décennies en circuit totalement fermé, ne remplissant plus son
rôle de support d’investissement des entrepreneurs et menaçant l’économie
réelle [2].
Alexandre Devecchio note que les
populistes sont quant à eux pragmatiques en matière économique, appliquant tantôt
des recettes de tonalité libérale par la réduction des déficits publics, tantôt
des mesures protectionnistes ou de relance par de grands programmes publics.
Quelle que soit leur doctrine économique, ils ont pour point commun de refuser
toute intervention de la Troïka, ce bras armé de la mondialisation composé de
la Commission Européenne, de la BCE et du FMI.
Force est de constater que tous
les pays s’étant pliés aux directives de la Troïka se sont enfermés dans un
cercle vicieux d’austérité – récession, tandis que ceux qui sont revenus à un
souverainisme économique ont pu retrouver le chemin de la croissance et d’une
réduction des déficits évitant de jeter la moitié de sa population dans la
précarité.
Certes, mais faudrait pas tomber dans l'excès inverse. On a le droit de penser que les élus populistes sont des gros cons. Et c'est pas parceque leurs électeurs sont sympathiques qu'on a tort.
RépondreSupprimerOn a toujours le droit de penser ce que l'on veut. Je ne pense pas que les élus populistes soient particulièrement pires que les autres en matière de bêtise épaisse.
SupprimerJ'aime bien l'expression "bêtise épaisse"
SupprimerFaut aller lire en portugais dans le texte le programme de Jair Bolsonaro pour se convaincre que certes clouer au pilori les populistes ce n'est peut-être pas la bonne et meilleure des solutions. Mais attention de ne pas les dédouaner ! Jair Bolsonaro a quand même pas de mesures fondées sur des postulats TRES discutables. Et une proportion a fait table rase du passé ou du moins à arrêter le curseur de la chronologie de l'histoire brésilienne là où cela arrange bien son discours. Enfin il a des discours qui sont graves. Alors certes on peut ne pas se sentir concerné.e par l'homosexualité mais il a des déclarations sur le sujet qui vont au-delà des homosexuels. Idem sur les Femmes. Ses déclarations sont l'expression franche et sincère d'une idéologie rétrograde ne faisant qu'illustrer son approbation de la dictature ayant sévi au Brésil des 60's aux 80's. Or, il faut lire les différents rapports des commissions nationales que ce soit au Brésil, au Chili ou en Argentine pour mesurer le degré de gravité de cette période pour l'Amérique du Sud.
RépondreSupprimerSi nous parlons de V.Orban il y a quand même une réinterprétation de l'histoire inquiétante. A lire dans le dernier numéro de l'Histoire l'article relatif à la Hongrie d'Orban.
Donc nous sommes pas revenus aux heures sombres de l'Histoire contemporaine mais attention de ne pas relativiser de trop sous peine de tomber dans le déni voire la négation. Généralement après il nous reste plus que nos yeux pour pleurer !
Sylvie
Bonjour Sylvie : je vous invite à lire les parties suivantes ainsi que le livre d'Alexandre, qui rejoint votre mise en garde. Alexandre Devecchio a indiqué à plusieurs reprises dans des interviews que son livre n'est pas une défense des populistes mais avant tout une défense de la démocratie.
SupprimerIl ne fait pas l'impasse sur les défauts des populistes mais souligne qu'ils portent une part de vérité que leurs adversaires refusent de voir et que les reléguer dans un enfer politique ne fera que perpétuer l'aveuglement de nos dirigeants sur certains sujets.
Il distingue également les populismes des "démocratures", ces dernières étant clairement des dictatures inadmissibles. Bolsonaro est l'un de ces dirigeants passé de l'autre côté de la ligne rouge, dont il pense le plus grand mal, ce qui est également mon cas.
Enfin, et c'est l'objet des articles qui vont suivre, les adversaires des populistes ont montré une irresponsabilité politique en même temps qu'une tendance à fouler la démocratie aux pieds tout aussi inquiétante.
Les adversaires des populistes aiment se donner une parure de respectabilité mais peuvent employer des méthodes de voyou politique finalement tout aussi graves, l'hypocrisie en plus.
En définitive, "Recomposition" est un plaidoyer pour la démocratie avant tout. L'émergence des populismes est l'une des façons dont les électeurs ont pu lancer cette alerte, avec des dérives possibles mais face à des dérapages de nos dirigeants post-modernes pas moins inquiétantes pour la démocratie.
Tout ce que le populisme comporte de rappel à la vérification par l'expérience de terrain est bonne à prendre, les démocraties libérales ayant dérapé d'une autre façon par l'application de dogmes toxiques, notamment ceux promus par l'UE.
Marc