Beaucoup de choses sont intéressantes dans ce livre.
Outre son caractère
prophétique, à quelques mois du début des Gilets Jaunes, et la synthèse
économique intéressante de ce qui ne va pas dans nos sociétés, les auteurs construisent
une explication intéressante des raisons de cette crise, poursuivant leur
critique des excès de la globalisation financière, déjà esquissée dans d’autres
livres.
Toujours plus pour les plus forts, toujours
moins pour les autres
Artus et Virard dénoncent le profond déséquilibre
économique de nos sociétés, en parlant d’une « asymétrie du partage », en
faveur des détenteurs du capital. Ils dénoncent une
demande de rendement excessif, « plus
de 10 points aux USA et en Allemagne, 8 points en France, quand il ne devrait
pas excéder les 3 à 6 points » et l’envolée des profits, renforcée par
les fusions-acquisitions. Ils soulignent également l’envolée de la rémunération
des actionnaires en notant que les entreprises du S&P 500 aux Etats-Unis
ont distribué 397 milliards de dividendes et rachété pour 536 milliards de
leurs actions, plus que leur résultat opérationnel cumulé, de 920 milliards !
De 2010 à 2016, les entreprises ont racheté pour 3 500 milliards de dollars
d’action, 15% de la capitalisation de l’indice… Ils citent Keynes pour qui
« le désir de l’individu d’augmenter
sa fortune personnelle en s’abstenant de consommer est en général plus puissant
que le motif de l’entrepreneur à accroître la richesse nationale en employant
de la main d’œuvre à la création de richesses durables ». Pour eux, il
y a un excès d’épargne des entreprises.
Parallèlement, les travailleurs perdent des droits,
avec les lois Hartz de l’Allemagne, le Jobs
Act italien de 2014, la loi El Khomri de 2015 et la loi Macron de 2017, qui
« donnent aux entreprises une marge
de manœuvre plus grande pour ajuster emplois et salaires en cas de
difficultés ». Ils détaillent les réformes Harz, réalisées en 4
textes : baisse du coût des systèmes sociaux et des cotisations
patronales, puis organisation de la flexibilité du marché du travail, avec
l’auto-entrepreneuriat (« Ich AG ») et les mini-jobs, la réduction de
entraves au licenciement et enfin la réduction de la durée d’indemnisation des
chômeurs et le durcissement des conditions d’obtention des aides sociales. On
constate à quel point Hollande et Macron se sont inspirés de l’Allemagne pour
définir leur agenda…
Pourtant, notre
voisin n’est en aucun cas un modèle. Outre le fait que cela a aboutit à une
explosion de la pauvreté, ils citent Christian Odendahl, économiste du
Centre pour la réforme européenne, pour qui la « vigueur du rebond économique allemand doit être mis au crédit d’un
ensemble de facteurs : reprise de la construction, et explosion de la
demande des pays émergents pour les produits industriels allemands ».
Bref, malgré des excédents extérieurs colossaux, l’Allemagne
n’échappe pas, loin de là, à la centrifugeuse inégalitaire, mais son bilan
présente une autre faille : le caractère conjoncturel et non coopératif
des gains de compétitivité, confirmé par le ralentissement arrivé en 2019.
Les auteurs évoquent également sur les nouvelles
technologies (3,4% de l’emploi aux USA, 2,5% en France) mais elles ne seront
pas suffisantes pour permettre un rééquilibrage. Pire, ils
notent aussi qu’une étude de McKinsey de 2017 conclut que d’ici 2040, 45% des
travailleurs américains risquent de voir leurs emplois menacés par
l’automatisation. Une étude de Daron Acemoglu, du MIT et Pascual Restrepo,
de Boston, évalue que de 2000 à 2017, la multiplication par quatre des robots
utilisés dans l’industrie aux Etats-Unis a provoqué l’élimination de 670 000
emplois et fait baisser les salaires de 0,75% dans l’industrie manufacturière.
Ils rapportent aussi l’impact de la robotisation sur les fonctions supports,
notamment dans le secteur financier. D’autres études montrent également que les
robots « pèsent sur les salaires et
contribuent à la déformation du partage des revenus au détriment de ses
derniers (…) la rente de la robotisation est clairement captée par les
profits et les détenteurs du capital ».
Ils évoquent « l’acte de décès du rêve américain », qui ressemblent de plus
en plus à un pays en développement pour le professeur émérite du MIT, Peter
Temin, avec une grosse majorité qui travaillent dans un secteur de « subsistance ». Pour Branko
Milanovic, les pays occidentaux pourraient bientôt ressembler à l’Amérique
Latine. Pour lui, « l’avenir a cessé
d’être radieux (…) le risque
d’exaspération existe lorsque tout un chacun constate que les groupes favorisés
par les réformes fiscales récentes – que
ce soit aux Etats-Unis ou en France – sont ceux qui ont déjà accaparé la
plus grosse part de la création de richesses des dernières décennies (…) dans
l’état actuel des choses, la prospérité des plus riches (les 1%) est
exclusivement associée à un taux de pauvreté accru et à des inégalités de
revenus plus fortes (…) le modèle issu des Trente Glorieuses, modèle
inclusif qui privilégiait la classe moyenne, n’a pas résisté à la pression
conjuguée de la mondialisation, de la révolution numérique et du capitalisme
actionnarial à l’anglo-saxonne ». Il faut « redonner confiance et espoir aux classes moyennes et populaires, du
métallo d’Ascoval à la femme de chambre du Holiday Inn et au livreur de
Deliveroo ».
Pour eux « le
livreur de Deliveroo incarne toute la fragilité du nouveau travailleur »,
qui fait partie des 7500 microentrepreneurs que l’entreprise fait travailler en
France. Ils dénoncent la gestion actuelle des entreprises, uniquement tournée
vers les actionnaires par « l’alignement
des intérêts entre actionnaires et dirigeants par une rémunération des seconds
fortement indexée sur l’évolution des profits et du cours de Bourse, en
particulier par la distribution d’un nombre important d’actions », 29%
des rémunérations des patrons du CAC40 en 2016, contre 4% dix ans plus tôt. Il
rapporte les excès étasuniens, où les PDG touchent 265 fois plus que le salarié
moyen, contre 70 en France. Il dénonce les rachats d’action qui permettent de
pousser la rentabilité des fonds propres au-delà de 10%, niveau élevé par
rapport aux taux d’intérêt. Pour eux, « Marx avait raison » : le capitalisme comprime les
salaires pour compenser le recul de la croissance de la productivité,
produisant une explosion des inégalités de revenus et des crises financières.
Ils dénoncent la fabrication de générations en souffrance, où la frustration
risque de dominer. Inquiets, ils concluent en appelant à : « une révolte collective pour imprimer une
nouvelle dynamique au capitalisme susceptible de donner tort à l’auteur du Capital ».
Ce qui est intéressant ici, c’est que finalement,
les deux auteurs, comme en 2008, dans le livre
où ils annonçaient « Globalisation :
le pire est à venir », vont assez loin dans la radicalité de leur
analyse, qui prend parfois des
tonalités pas si éloignées d’un Lordon. Mais la force de leur constat ne se
traduit pas dans leurs propositions, assez convenues, comme je le détaillerai
dans une semaine.
Source : « Et si les
salariés se révoltaient ? », Patrick Artus et Marie-Paule Virard,
Fayard
Je n'ai pas lu le livre en question mais votre recension m'inspire une réflexion venue tout droit de mes lectures des ouvrages de Michéa : Marx a raison et surtout il est impossible "d'imprimer une nouvelle dynamique au capitalisme susceptible de donner tort à l’auteur du Capital". La dynamique du capitalisme/libéralisme ne le permet pas. Il n'y aura pas de retour en arrière. Les inégalités vont continuer à se creuser. Non Monsieur Virard, non Monsieur Artus, ce ne sera pas une révolte mais une révolution. Bien malin celui qui sait ce qu'elle donnera. En tout cas, les détenteurs du capital, ceux qui sont du bon côté, ne se laisseront pas dépouiller sans rien faire. Leurs phalanges seront être meurtrières. Ils s'y entraînent déjà dans plusieurs parties du monde.
RépondreSupprimerNotons également que le livre ne parle pas des dérèglements climatiques et autres pollutions (du moins votre recension n'en fait pas état). Ces nouvelles calamités ne feront qu’approfondir et accélérer les inégalités. Certains auront - encore pour un temps - de l'air frais et de la verdure, d'autres croupiront dans la fange et respireront des gaz viciés.
Les réformes du marché du travail, avec Hartz en Allemagne, puis imitées dans les autres pays européens, sont la conséquence directe de l'euro et de l'impossibilité de jouer sur les taux de change. Il s'agit de dévaluations internes comme substituts des dévaluations monétaires.
RépondreSupprimerQuant aux rendements élevés exigés par les détenteurs de capitaux, c'est la conséquence de la financiarisation de l'économie, qui elle-même est la conséquence de la libération des mouvements de capitaux et de toutes les dérégulations mises en œuvre depuis 30 ans.
Tout ceci résulte donc de la mondialisation, et de l'intégration européenne qui est une mondialisation dans la mondialisation.
On ne peut pas déplorer cette situation sans en dénoncer les causes que sont les politiques menées depuis plus de 30 ans au nom de l'adaptation à la mondialisation et au nom de la construction européenne.
Mais là, on atteint les limites de l'analyse de Patrick Artus, car « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » (Bossuet).
@ Anonyme
RépondreSupprimerPas d’accord sur le capitalisme. La version des Trente Glorieuses, modulo le traitement de l’urgence environnementale, me semble bien fonctionner : limitation des inégalités, juste partage de la croissance, rôle des Etats, et donc démocratie renforcée, pas de crises financières…
En effet, c’est juste sur le climat : ils n’en parlent pas. La globalisation est largement responsable, poussant au moins-disant environnemental, comme je l’écris depuis longtemps
@ Moi
Bien d’accord : vous anticipez mon papier de samedi prochain
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