Quelques mois avant le mouvement des
Gilets Jaunes est sorti « Et
si les salariés se révoltaient ? ». Il faut saluer le
caractère prophétique d’une telle thèse, confirmée dans les rues peu de temps
après, d’autant plus que l’analyse du constat est très proche de celle
de ce mouvement. Un livre qu’il est d’autant plus intéressant de lire
après, comme bonne
synthèse de ce qui ne va pas.
Un partage des richesses profondément injuste
Ce
petit livre fait un panorama assez large de ce qui ne va pas : « Mondialisation, robotisation, ubérisation,
paupérisation… exaspération ! (…) Alors que les profits des
entreprises atteignent des niveaux historiques, ils sont de plus en plus
nombreux à joindre tout juste les deux bouts et à se retrouver démunis pour
faire face à une éventuelle perte d’emploi ». Les auteurs rappellent
que selon le McKinsey Global Institute « 65 à 70% des ménages des pays développés ont vu leurs revenus stagner,
voire baisser, entre 2005 et 2014 ». Ils soulignent dans une synthèse
très juste que « les salariés partagent
les risques, mais pas les profits : en pratique, le capitalisme évolue de
plus en plus vers un modèle où les actionnaires s’efforcent de préserver coûte
que coûte dividendes et rendement du capital, quitte à demander aux salariés de
porter sur leurs épaules une part croissante des risques économiques ».
Ils évoquent Amiens où l’usine de sèche-linge
Whirpool a fermée et un entrepôt Amazon a ouvert, en notant la moindre
qualification, et les moindres rémunérations, des emplois du nouveau site. Ils
rappellent que la part des emplois industriels dans l’emploi total ne cesse de
baisser : 23,8% en 1975, 19,1% en 1986, 15,7% en 1996, 10,6% aujourd’hui…
Seule l’Allemagne a réussi à maintenir la part des emplois industriels. Mais,
comme beaucoup d’économistes, ils soulignent le côté
obscur du « modèle Allemand » et ses précaires : « en 2016, un actif sur cinq occupait une
activité atypique (minijobs, intérimaires, CDD, temps partiel de moins de 20
heures par semaine, soit 7,65 millions de personnes ». C’est ainsi que
22,5% des travailleurs étaient pauvres en 2014 (contre 17,2% dans l’UE et 8,8%
en France) et le taux de pauvreté global a fait un bond de 10 à 16,7% de 2000 à
2015… Pour eux, la logique shumpétérienne bute sur la « bipolarisation » du marché du
travail et l’appauvrissement des classes populaires.
Cette évolution provoque « un net recul du niveau de gamme des emplois ». Sur 20 ans, quand
le PIB des pays de l’OCDE a augmenté de 40%, leur production manufacturière a
progressé de seulement 10%, contre 200% pour les pays émergents : « cette mutation sans précédent organise la
paupérisation, nourrit les inégalités salariales et bloque l’ascenseur
social (…) De 2000 à 2014, le nombre de personnes vivant sous le seuil de
grande pauvreté (40% du revenu médian) a augmenté de 43,6% en France, selon ATD
Quart Monde ». Ils évoquent les « femmes de chambre de certains hôtels cinq étoiles qui imposent qu’elles
soient salariées par une société de service intermédiaire dont la convention
collective est moins favorable que celle de l’hôtel où elle travaille ».
Aujourd’hui, bien des salariés doivent accepter des emplois moins qualifiés que
leur formation et « les emplois
détruits dans l’industrie et les services à l’industrie sont remplacés
massivement par des emplois dans les services domestiques, moins productifs,
moins bien payés et moins protégés que les emplois détruits, d’où la baisse du
niveau de gamme des emplois et du niveau de vie ». En outre, les gains
de productivité y sont plus faibles.
Ils tordent le cou à la théorie du ruissellement
avec « les baisses d’impôts sur le
capital, à la fois sur les revenus et le patrimoine », et rappellent,
cruels, que c’était la stratégie d’Herbert Hoover en plein cœur de la Grande
Dépression, en 1932. Depuis, Reagan et Thatcher ont repris ce discours. Mais
ils notent que « les classes
moyennes occidentales (sont les) grandes perdantes de la mondialisation (…) du
fait de la déformation du partage en faveur des détenteurs du capital ».
Selon le WID, depuis 1980, « le 1%
des personnes les plus riches du monde a capté 27% de la croissance des
revenus, soit deux fois plus que les 50% les plus pauvres (12%) ».
Pour eux, « le processus a débuté à
la fin des années 1980 et s’est encore accentué après 2001 ». Depuis
1993, dans l’OCDE, le salaire réel par tête a progressé de 25% quand la
productivité a augmenté de 45%. Ils dénoncent aussi une société où « le gagnant prend tout » en évoquant
les profits gargantuesques d’Apple, Google ou Facebook (entre 25 et 40% de leur
chiffre d’affaire), captant
une rente distribuée aux actionnaires et aux dirigeants.
Même Christine Lagarde a dénoncé en 2015 lors d’une
conférence les rémunérations des gestionnaires de fonds spéculatifs, dont les
25 les mieux payés avaient touché la bagatelle de 12 milliards, lui faisant
dire que l’ampleur et l’aggravation des inégalités étaient devenues « un problème pour la croissance et le
développement économique. Réduire les inégalités excessives (…) n’est pas
seulement un impératif moral et politique, c’est aussi une question de bon sens
économique ».
Pour eux, « partout
dans le monde, les classes moyennes et populaires occidentales sont malmenées
comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale (…) partout, les emplois qui
paraissaient autrefois solides disparaissent au profit de jobs de plus en plus
précaires et de plus en plus mal rémunérés (…) Selon le McKinsey Global Institute, entre 65 et 70% des ménages dans
les pays développés, soit entre 540 et 580 millions de personnes, ont vu leur
revenu stagner ou même baisser entre 2005 et 2014 (63% en France). Par
comparaison, ils étaient moins de 10 millions à avoir connu une telle situation
de 1993 à 2005 ». Ils dénoncent aussi le rôle de l’envolée du prix de
l’immobilier, le salaire nominal ayant reculé de 25% depuis 2002 par rapport
aux prix de l’immobilier, et notent que les jeunes sont particulièrement
touchés, ne pouvant plus acheter et n’ayant que peu accès au secteur social.
Finalement, il aura fallu à peine plus de 6 mois
pour que les salariés se révoltent, à travers le mouvement des Gilets Jaunes. Avec
ce livre, Patrick Artus et Marie-Paule Virard signent une analyse
particulièrement prophétique, qui complète utilement, d’un point de vue
essentiellement économique, les constats déjà faits par Christophe
Guilluy, Gérald
Andrieu ou Anne
Nivat.
Source : « Et si les salariés se révoltaient ? », Patrick Artus et Marie-Paule
Virard, Fayard
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