« Souveraineté, démocratie, laïcité » est très ambitieux. Outre l’approfondissement
de son analyse de la remise en cause de la
démocratie par la négation de la souveraineté des nations, son propos, conçu peu
après les attentats, est plus global. Comme Généreux dans « La dissociété », il fait le lien entre
toutes les dimensions, politiques, économiques et sociétales, en montrant que
les attaques contre la laïcité en France participe aussi à la remise en cause
de notre souveraineté.
La laïcité comme fondement de notre société
Sapir pointe une conséquence pas toujours vue de la
remise en cause de la souveraineté nationale : « il ne faut pas s’étonner de la dissolution des sociétés dans ce cadre,
car ce qui fait société est en réalité nié (…) Une communauté qui ne pourrait
prendre, du fait de traités, que des décisions sans importance sur la vie de
ses membres ne serait pas moins asservie que celle se trouvant effectivement
sous la botte d’une puissance étrangère ». Pour lui, « lorsque l’on porte atteinte à la
souveraineté du peuple et que l’on met à bas ce que des siècles ont construit,
on ne peut guère s’étonner de replonger dans un passé des plus obscurs, celui
du fanatisme religieux comme celui de l’ethnie et de la tribu (…) la mise en
cause, sournoise ou directe, de la souveraineté du peuple ouvre ainsi toute
grande la porte à sa dissolution et à sa reconstitution sous la forme de
communautés, qu’elles soient religieuse ou ethniques ».
Nous rentrons alors dans un cercle vicieux puisque
« nous obliger à nous définir selon
des croyances religieuses ou des signes d’appartenance aboutit à briser le
peuple (…) Les jeunes issus de l’immigration ne peuvent pas s’intégrer
car ils ne savent pas à quoi s’intégrer ». Pour lui, c’est donc la
globalisation qui « produit, de
manière naturelle et permanente, la montée des fondamentalismes religieux ».
Il cite Laurent Bouvet pour qui « l’insécurité
culturelle, combinée à l’insécurité sociale, produit le ‘malaise
identitaire’ ». Prenant un recul révélateur, il dénonce le danger
religieux car « le conflit
inter-religieux met en jeu des fins qui dépassent l’echelle humaine (…) Une
finalité extrême peut engendrer une barbarie extrême (…) Les
croyances religieuses doivent être bannies de la sphère publique et renvoyées à
celle du privé. Ceci implique une séparation des espaces publics et
privés ».
Citant « La dissociété » de Généreux, il souligne que l’ultralibéralisme individualiste ronge le
lien social : « le lien social
peut opprimer tout autant que libérer. Il est seulement possible d’affirmer que
l’on ne saurait vivre sans lien social (…) Les crispations autour des
tabous alimentaires et vestimentaires, sur les signes extérieurs, comme la
question du voile chez les musulmans, ont avant tout pour but d’identifier
brutalement une communauté, de la séparer du reste de la population et de l’enfermer
dans le cadre de références mythifiées pour le grand profit de quelques-uns (…) L’intégration
est un processus d’assimilation des règles et coutumes, qui est en partie
conscient – on fait l’effort d’apprendre la langue et l’histoire de la société dans
laquelle on veut s’intégrer - mais qui est également inconscient. Pour que ce
mécanisme inconscient puisse se mettre en branle encore faut-il qu’il y ait un
référent. La disparition ou l’effacement de ce dernier au nom du
multiculturalisme qui ne désigne en fait que la tolérance à des pratiques très
différentes est un obstacle rédhibitoire à l’intégration », réflexion
que ne renierait pas Malika Sorel.
Pour Sapir, la laïcité est « la reconnaissance de la distinction
nécessaire entre sphère publique et sphère privée, et reconnaissance de
l’obligation de chacun à considérer que la religion fait uniquement partie de
la sphère privée. Cette double distinction est impérative si l’on veut que
puisse se constituer un bien commun qui soit la propriété de tous et donc de
chacun (…) (La laïcité est) une forme d’organisation où la conviction
personnelle se plie à l’existence de la Res Publica, de choses communes qui
nécessitent et impliquent un travail en commun (…) la reconnaissance qu’il
existe des principes et des causes qui dépassent les individus et les choix
individuels ». Ainsi, « en
retranchant de l’espace public les questions de foi, on permet au contraire au
débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets ».
Pour Sapir « l’hétérogénéité sociale ex-ante fixe donc comme objectif à l’ordre
démocratique la construction d’une homogénéité politique ex-post, et ce dans
des sociétés d’intérêts contraires. C’est pour cela que l’ordre démocratique
est contradictoire au multiculturalisme, en ceci que ce dernier institue et
reproduit des communautés séparées à l’intérieur de la communauté politique de
référence ». Mais parce qu’un ordre démocratique fonctionnel permet au
peuple d’agir à sa guise, « en
réalité, l’ordre démocratique dérange toujours les possédants et les dominants
par la radicalité de ses implications ». Ceux-ci préfèrent la seule logique
du marché, qui repose sur « le
contrat (qui) ne fait pas société ». Cela produit une « dépolitisation totale ». Il dénonce
« la fétichisation de l’état de
droit » et « le légalisme
comme un système total, imperméable à toute contestation ». Dérive
révélatrice, il rappelle que l’Etat est aujourd’hui contesté par les grandes
entreprises, avec les mécanismes juridiques
des traités commerciaux.
De manière classique, Sapir voit une alliance
idéologique anti-étatiste de fait entre la droite ultralibérale et la
« gauche » dite libertaire, les deux se réfugiant dans des pseudo
lois de la nature économique, une construction religieuse habillée des
vêtements d’une pseudo-Raison, parfaitement incarnée par Emmanuel Macron, non
évoqué dans ce livre publié début 2016. Il dénonce des « constructions métaphysiques » et
rappelle que TINA « porte en lui la
négation de la démocratie ». Il fait une citation lumineuse de Perry
Anderson : « une mise à
distance de toute forme de contrôle démocratique et de responsabilité devant
les peuples est un principe constitutif du réseau complexe d’agences
technocratiques et autres collèges d’experts qui forme la colonne vertébrale
des institutions de l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le ‘déficit
démocratique’ est en fait un déni de démocratie ».
Merci Jacques Sapir pour ce remarquable ouvrage,
pilier de la pensée souverainiste, qui a l’immense mérite de montrer tous les
liens qui existent entre les différents aspects de l’évolution politique,
économique et sociétale de nos sociétés. C’est un vrai classique, dont les
analyses sont confirmées par tout ce qui s’est passé depuis, rendant sa lecture
pas moins actuelle qu’à sa sortie.
Source : « Souveraineté, démocratie, laïcité », Jacques Sapir, Michalon
Très bonne recension de ce livre de Sapir que j'ai lu dès sa sortie il y a trois ans, dont l'intérêt va rester longtemps actuel. A recommander à tous ceux qui suivent ce blog.
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