Entretien publié sur Front Populaire
ENTRETIEN. Energie, alimentaire, guerre…Dans un contexte européen tendu, la hausse prolongée des prix met à rude épreuve les ménages français. On fait le point avec Laurent Herblay, gaulliste social et auteur du livre Oligarchisme et déconstruction de la démocratie (éd. Librinova).
Front populaire : Pouvez-vous nous expliquer théoriquement le phénomène de la « stagflation » dont on parle en ce moment ?
Laurent Herblay : la stagflation est un terme qui a été popularisé dans les années 1970 quand, après le premier choc pétrolier, les pays dits occidentaux ont subi en même temps un fort ralentissement de la croissance et une forte augmentation de l’inflation. Alors, la moindre concurrence internationale et le plus faible niveau du chômage a provoqué une course entre les salaires et les prix qui a poussé l’inflation structurellement au-delà de 10% dans bien des pays dits occidentaux. Cette séquence a été le prélude aux politiques oligarchistes d’abord popularisées par Thatcher et Reagan. Elles ont fait de la faible inflation un objectif prioritaire sans se préoccuper de l’évolution du pouvoir d’achat. Elles ont aussi promu un recul généralisé de l’État et des services publics, une baisse de la fiscalité pour les plus riches et les entreprises (au prétexte, depuis longtemps infirmé, du ruissellement) et une libéralisation généralisée des mouvements de biens et de capitaux.
Après plus de trois décennies de très faible inflation, le fort rebond actuel, en parallèle avec la chute de la croissance, réveille la crainte de la stagflation. Mais la comparaison est pour le moment extrêmement hâtive, a minima pour tous les pays qui conservent un niveau de chômage important, comme la France, pour trois raisons :
- Le rebond de l’inflation reste moins important que dans les années 1970, et s’il est important, c’est aussi parce que la crise sanitaire avait pesé à la baisse sur les prix, poussant l’inflation à zéro fin 2020. Il faudra encore attendre une année pour avoir confirmation, ou non, du caractère structurel de ce rebond, qui n’est pas encore avéré
- En outre, nous sommes dans un contexte économique différent, où la forte libéralisation de circulation des biens introduit une pression constante à la baisse : quand une entreprise subit une hausse de ses coûts, elle peut déplacer sa production vers des pays à plus bas coûts très facilement, ce qui pèse structurellement sur les prix depuis des décennies
- En cela, la boucle prix / salaires n’est pas sûre de prendre. Dans beaucoup de pays, comme le nôtre, la persistance d’un chômage de masse (avec 10% de la population active sans emploi et plus de 15% qui en cherche un) est un sérieux frein à cette boucle. Et dans les pays où le niveau de chômage est plus faible, les flux migratoires tendent souvent à maintenir un équilibre plus favorable aux entreprises, ce qui peut limiter la transmission de l’inflation actuelle des prix au niveau des salaires
Il est donc clairement trop tôt pour parler de stagflation. Nous ne saurons qu’en 2023 si nous sommes dans un tel scénario, à condition que l’inflation ait continué à progresser. Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans une forte progression conjoncturelle.
FP : Selon l’insee, l’inflation pourrait atteindre 5,4% en juin ; un taux inconnu depuis 1980. Comment expliquer cette situation ?
LH : elle vient de la conjonction de deux phénomènes. D’abord, la crise sanitaire, avec la chute sans précédent de la demande mondiale, a poussé bien des prix à la baisse. Il faut rappeler ici, chose un peu trop oubliée, que, fin 2020, l’inflation était même passée légèrement sous les 0% dans quelques pays (et 0% en France), du fait de l’effondrement des prix de l’énergie notamment, et de l’atonie économique globale. Dès lors, même avec 4 ou 5% d’inflation aujourd’hui, quand on fait une moyenne sur une plus longue période, finalement, la progression des prix reste relativement raisonnable, même si le pic actuel est un plus haut depuis 40 ans. Il y a une similitude avec l’après crise financière de 2009, où, après une forte chute des prix consécutive au krach, le rebond quasi mécanique des prix avait également fait craindre à une reprise de l’inflation en 2011, poussant alors la BCE à une remontée des taux malavisée, qui avait été une des causes de la crise de la zone euro.
Et si nous dépassons les niveaux atteints il y a 10 ans, c’est parce qu’à ce rebond mécanique, soutenu par des programmes de relance budgétaires et monétaires hors normes, s’est ajoutée la guerre en Ukraine. Cette guerre a provoqué une envolée des prix de l’énergie, et de bien des matières premières agricoles, du fait d’une évolution dans la demande, de nombreux pays souhaitant limiter le plus possible les achats à la Russie, et d’une réduction de l’offre, l’Ukraine étant un grand pays exportateur de nombreuses matières premières agricoles.
Mais on pourrait ajouter également un troisième mécanisme, qui est la plus grande capacité des entreprises à imposer des hausses de prix aux consommateurs, du fait de configurations de marché qui leur sont plus favorables. C’est tout le sens des vagues de fusions et acquisitions, et plus généralement d’un capitalisme qui a fait de l’augmentation de la rémunération des actionnaires l’alpha et l’oméga de leur stratégie. Dans le capitalisme des années 2020, les hausses de coût deviennent de bonnes raisons, non seulement d’augmenter les prix, mais même assez souvent d’augmenter les marges, comme l’ont montré les profits records du CAC40 en 2021. Et les premières vagues de résultats de 2022 n’indiquent pas pour l’instant de chute des profits…
FP : Le gouvernement a promis un « chèque alimentaire » (mise en place encore à définir) pour lutter contre le phénomène. Est-ce une bonne idée ?
LH : Le gouvernement dit préférer les chèques alimentaires parce que cela permettrait de mieux cibler les personnes qui en ont vraiment besoin. L’idée de mieux cibler est assez juste car l’OFCE a montré très récemment qu’avec une même inflation de 3,6%, les 10% des Français les moins touchés ne subissaient qu’une inflation de 2,3%, quand les 10% plus touchés voient les prix de leur panier augmenter de 6,3%. Comme bien des moyennes, l’inflation moyenne cache des réalités très différentes. On peut aussi voir dans le geste du gouvernement un moyen de limiter le coût de la mesure dans le temps, un chèque pouvant rester exceptionnel, alors qu’une baisse de prix doit se financer, surtout si elle s’appuie sur une baisse des taxes.
Mais ici, même si le prix des produits alimentaires remonte actuellement, le gouvernement passe à côté de la raison principale de l’augmentation de l’inflation en France : la hausse du prix de l’énergie. Certes, il a déjà agi avec la ristourne sur le prix de l’essence et le blocage des prix de l’électricité. Mais ces deux mesures sont venues un peu tard et ne compensent pas la forte hausse des prix, qui atteint 22% en un an pour l’électricité ! Et, faute d’une réforme du marché de l’énergie, il pourrait ne faire que décaler la douloureuse. Enfin, le geste temporaire sur l’essence, calé sur les échéances électorales, durera-t-il ?
Aujourd’hui, il me semble critique d’amortir l’envolée des prix pour ceux qui sont très exposés, parce que leur mode de vie leur impose une forte consommation d’énergie, notamment pour le transport. Or pour les bas revenus qui doivent prendre la voiture tous les jours pour travailler, il est clair que l’inflation est bien plus forte que celle mesurée par l’INSEE, et des mesures spécifiques ne sont que justice.
FP : Mardi sur France info, François Ruffin (LFI) a demandé une indexation des salaires sur l’inflation (tout en reconnaissance que la mesure ne figure ni dans le programme LFI ni dans celui de la NUPES). Est-ce la meilleure solution ? Quels seraient ses effets ?
LH : François Ruffin, qui a toujours défendu les classes populaires, a raison de défendre leur pouvoir d’achat. Un mécanisme d’indexation est probablement une bonne idée, même si cela ne protège qu’en partie, du fait de l’inflation probablement plus forte en bas de l’échelle sociale, comme le montre l’étude de l’OFCE. En outre, le niveau actuel de profitabilité des grandes entreprises fait que, dans bien des cas, elles pourraient parfaitement le financer, d’autant plus que cela reviendrait également à entretenir la demande pour leurs produits et services.
Ce dispositif, qui a existé, a été beaucoup critiqué dans le passé car il était vu comme responsable de la boucle prix / salaires. Il était vu comme un facteur de pérennisation de l’inflation, au point qu’aujourd’hui, dans certains pays qui luttent contre une inflation excessive, une des premières décisions qui est recommandée par les créditeurs est justement la désindexation. Néanmoins, il ne faut pas oublier que si les politiques dites du consensus de Washington récusent l’indexation, ces politiques ont un bilan humain et social assez désastreux dans tous les pays où elles ont été appliquées, comme le rapportait Joseph Stiglitz dans son livre de référence « La grande désillusion ». Ces politiques ne servent en général que les plus riches et les multinationales, et rarement l’ensemble des citoyens.
En outre, même si on considère son caractère inflationniste, il ne faut pas oublier qu’à date, nous sommes plutôt dans une crise conjoncturelle, dont l’ampleur, en France, reste limitée. Par conséquent, une telle mesure aujourd’hui semble peu risquée et adaptée à notre situation.
FP : Le risque de paupérisation et de crise social est réel. Dans le même temps, durant le quinquennat Macron, et durant la pandémie, les grandes fortunes françaises se sont enrichies. Ce système néolibéral, dont vous avez parlé dans votre livre, peut-il tenir longtemps ?
LH : Plutôt que « néolibéral », ce système économique, plus du tout nouveau aujourd’hui, ni vraiment libéral, me semble plutôt être ce que j’ai appelé un « oligarchisme ». C’est un système qui fait des intérêts des multinationales et des 1% les plus riches la seule boussole de l’action publique, au prétexte fallacieux du ruissellement. Pourtant, on voit bien aux États-Unis, pays qui a le plus subi ces politiques, que les plus riches peuvent continuellement s’enrichir davantage, alors même que 90% de la population s’appauvrit, depuis les années 1970. Ce système a malheureusement une forte capacité de résistance, permise par les fausses alternatives entre deux de ses tenants. Et Trump ne l’a pas changé non plus.
Mais nous approchons peut-être du moment où les peuples vont vraiment le rejeter. C’est ce qu’illustre, en France, l’effondrement des partis oligarchistes (PS, Modem/LREM, LR) au premier tour de la présidentielle, passés de 65% en 2012 à 50% en 2017, et 34% en 2022. Le vote radical des Français démontre une très forte aspiration au changement. Je veux espérer que la prochaine présidentielle permettra enfin de tourner la page de ce système délétère. L’impasse du système pourrait devenir encore plus évidente dans les prochaines années avec la remontée des taux d’intérêt, qui pourrait déclencher une vague d’austérité dans les pays de la zone euro, notamment pour ceux en déficit commercial, comme le nôtre.
Il y a 1 an, on débattait du retour de l'inflation, que certains considéraient comme temporaire et uniquement due au redémarrage de l'économie après les confinements. Aujourd'hui il y a un consensus pour dire que l'inflation est durable, que ses causes sont structurelles. Cher LH, vous faisiez partie je crois de la première catégorie, et vous continuez d'avoir un train de retard en affirmant maintenant qu'il n'y a pas danger de stagflation.
RépondreSupprimerLa grande question, c'est : que va faire la BCE ? Est-ce qu'elle va refaire de la stabilité des prix sa priorité, ou bien va-t-elle d'abord vouloir éviter la fragmentation de la zone euro qui menace de provoquer une crise systémique ? Elle est prise en étau entre deux contraintes, et peut-être qu'elle va prendre des demi-mesures pour éviter d'avoir à choisir.
En effet, j'avais cette position il y a un an. Nous verrons en 2023 si mon pronostic du jour est juste ou pas. Mais je crois que c'est encore un peu tôt pour le dire.
RépondreSupprimerLa BCE va sans doute resserrer la politique monétaire, mais je suis d'accord avec vous pour dire que nous aurons des demi-mesures.