dimanche 4 juin 2023

Justine Triet : un très grand merci sur le fond, une petite question sur la forme

Il y a huit jours, la réalisatrice Justine Triet, palme d’or du festival de Cannes, a déclenché une polémique en s’en prenant à la réforme des retraites et en critiquant l’autoritarisme et la répression du gouvernement. Les média n’ont souvent pas été tendres avec elle et je tiens à la remercier fortement sur le fond. Mais ce discours pose à nouveau la question de l’emploi du terme néolibéral.

 


À Cannes et ailleurs, ne l’appelons plus « néolibéralisme » !

 

« Ce pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. Évidemment socialement, c'est le plus choquant. Mais on peut aussi le voir dans toutes les autres sphères de la société et le cinéma n'y échappe pas. La marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend est en train de casser l'exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serai pas là aujourd'hui devant vous » : voilà les mots précis par lesquels la réalisatrice Justine Triet a accueilli sa palme d’Or, après avoir remercié plusieurs personnes de son équipe. Des mots parfaitement pesés, des mots forts, des mots justes, sans le moindre excès. Une belle déclaration de la réalisatrice.

 

Mais comment a-t-elle pu subir tant de critiques ? Ce n’est pas la première fois que des artistes prennent des positions ou utilisent la tribune de grandes cérémonies pour prendre une position politique. En outre, sa prise de position est loin d’être minoritaire, puisque plus de la moitié des Français condamnent cette réforme et on peut imaginer qu’une grande partie de la population condamne la répression menée par le gouvernement, tout comme sa ligne idéologique. Les artistes ont souvent été engagés, et s’ils n’utilisent pas toujours ce type de cérémonie pour défendre leurs idées, ce n’est pas une première : on se souvient de Corinne Masiero à la cérémonie des César en 2020, et plus encore en 2021. Dans une démocratie normale, qui fonctionne bien, ce genre de déclaration me semble parfaitement légitime.

 

Ce qui pose problème, en revanche, c’est le discours de la ministre de la culture qui a déclaré vingt minutes après être « estomaquée par son discours si injuste. Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas ». Une déclaration ridicule : Justine Triet avait justement souligné que notre exception culturelle lui avait permis d’être là : ce n’était pas oublié. Qualifier d’extrême-gauche son propos est tout aussi ridicule sachant que de telles critiques sur la réforme des retraites viennent aussi des rangs de la droite modérée (Aurélien Pradié ou Charles de Courson, pas vraiment des personnes d’extrême-gauche).

 

Tout la bouillie argumentaire de la ministre de la culture, étalée dans Quotidien, est détestable et indigente tant elle repose sur une assertivité surjouée et des arguments malhonnêtes. La force excessive des mots (« souffle coupé », « estomaquée ») n’est qu’un nuage de fumée destiné à embrouiller ceux qui l’écoutent. Il n’y a rien d’injuste ou d’ingrat dans la déclaration de Justine Triet, que ce soit sur les retraites ou l’évolution de la politique culturelle. En effet, sa politique culturelle est en question, comme le disait Corinne Masiero dès 2021, après trois années de stagnation du budget de la culture. Et plus récemment, on peut mentionner les débats sur la chronologie des médias, qu’une partie du monde culturel avait critiqué, ou le fait qu’en 2023, les crédits au financement de la production cinéma et audiovisuelle ne progressent que de 1,1%, bien moins que l’inflation. Bref, l’inquiétude de Justine Triet est bien légitime.

 


Et même si elle s’en défend, ce qui est très gênant ici, c’est le discours implicite de la ministre quand elle parle d’ingratitude, ce qui revient à sous-entendre que parce que la France finance son film, Justine Triet ne devrait pas critiquer de la sorte le pouvoir en place, ou, a minima, qu’elle ne devrait pas tenir de tels propos lors d’une telle cérémonie. Mais pourquoi donc ? Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire où le pouvoir achète tous ceux qu’il fait vivre. Les artistes et les Français sont libres de s’exprimer et je ne vois pas une quelconque raison pour laquelle les artistes n’auraient pas le droit d’exprimer un tel point de vue lors d’une cérémonie. Mais quelle vision de la liberté a madame la ministre ?

 

En revanche, ce que montre à nouveau cet épisode, quelques semaines après une brève du Canard Enchainé ironisant sur une déclaration de Clémentine Autain, c’est le caractère inaproprié du terme « néolibéralisme ». Toute critique de politiques dites néolibérales ouvre immédiatement le flanc à l’argument diversion « mais nous ne sommes pas dans un modèle néolibéral », sur foi du niveau des impôts ou des dépenses publiques. C’est pour cela que je persiste à penser qu’il ne faut pas qualifier ce système, ces idées ou ces politiques de « néolibéral », car cela biaise le débat. C’est pourquoi j’ai créé le terme d’oligarchisme et écrit un livre sur le sujet il y a deux ans. En attaquant un système, des idées et des politiques oligarchistes, le débat serait recentré sur sa nature profonde et nous mettrait dans une meilleure position.

 

En tout cas, merci à Justine Triet d’avoir eu le courage d’utiliser la tribune qui lui a été offerte pour dire tout haut ce que tant de Français pensent, et ne peuvent pas toujours exprimer dans cette France de Macron où le droit de manifester est si malmené. Et la réaction de la ministre de la culture ne fait que confirmer le penchant autoritaire et malhonnête du macronisme, justement dénoncé par la réalisatrice.

18 commentaires:

  1. REPONSE A LAURENT HERBLAY
    L'utilisation par Mme Triet du mot "néolibéral" n'est pas un détail de forme, mais plutôt le coeur du problème.
    Tout le discours de la réalisatrice est un discours socialiste, de fonds en comble, car dans le socialisme elle baigne: dans l'utilisation des fonds publics pour réaliser ses films, comme dans sa croisade pour la défense des privilèges des catégories protégés, (dans l'industrie privée on part depuis longtemps à la retraite à taux plein à 67 ans après avoir fait en moyenne 5 ou 10 ans de chômage, donc cette réforme qui ne change pas cela, ne fait aucun mal).

    Très justement elle se plaigne du passage excessivement anti-démocratique de cette reforme, mais ce n'est donc pas le même autoritarisme socialiste qui a institué la Sécu et les autres réformes et institutions du CNR ? Est-ce qu'elles ont jamais été votées et par qui ?
    Ce gouvernement socialiste continue dans la droite lignée des gouvernements qui se sont succédés en France depuis 1945, et il n'a strictement rien de néolibéral.
    Si Mme Triet utilise étonnamment ce terme, c'est sans doute parce que ce gouvernement n'est pas assez socialiste à son goût.

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    1. Laurent Herblay10 juin 2023 à 12:16

      @ Anonyme

      Le discours privé / public est daté et inopérant. Si les conditions de travail, salariales et sociales du public était si bonnes, avec un chômage de masse, tous les postes seraient pris rapidement. En réalité, ils manquent de candidats car les agents publics sont maltraités depuis des décennies par nos dirigeants, mal payés et mal couverts socialement finalement.
      Le CNR, anti-démocratique ? Vous racontez n’importe quoi. Au contraire, une grande majorité politique s’est rassemblée pour mettre en place la Sécu et faire de grandes réformes.
      Ce gouvernement est oligarchiste. Le terme néolibéral représente mal sa politique. Et Madame Triet a parfaitement le droit d’exprimer son opposition aux politiques de l’exécutif. C’est courageux de le faire. Merci à elle.

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  2. @LH:
    Je reproche à Triet d'avoir mélange deux choses: la question des retraites et les menaces pesant sur le modèle français d'aide au cinéma (cf. la nomination d'un macroniste au CNC pour tenter de le réformer, cf. les déclarations du PDG de Pathé Jérôme Seydoux). Dans le cas des retraites, l'argument utilisé est souvent Français récalcitrants vs reste du monde.

    Or sur le terrain des aides au cinéma, la France est loin d'être isolée. De ce point de vue, autant Triet qui parle d'exception française qui ses détracteurs lui disant de se taire car les autres pays envient notre modèle se trompent. Le Brésil nous a précédés, l'Espagne a suivi cette voie dans les années 1990 ainsi que la Corée du Sud à la fin des années 1990 lorsque son industrie était menacée par Hollywood. Même l'Italie a fini par nous suivre. Et les Anglais ont un système de subvention par les recettes de la loterie nationale. S'agissant de la Corée, ils avaient même mis en place un système de priorité au cinéma national dans les salles abandonné sous la pression américaine. S'agissant du cinéma il faudrait plutôt dire en quoi des pays très éloignés de Cuba se sont inspirés de nous. Et parfois au nom de considérations Macron-compatibles, le 7ème art pouvant être vu comme un outil de soft power.

    Une fois que j'ai dit ça: 1) les détracteurs du système d'aides à la française oublient qu'il profite autant au cinéma d'auteur qu'a

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    1. Une fois que j'ai dit ça: 1) les détracteurs du système d'aides à la française oublient qu'il profite autant au cinéma d'auteur qu'au cinéma commercial. 2) les mêmes ne se plaignent pas des crédit d'impôt lorsqu'une production hollywoodienne est tournée en France. 3) Une Palme d'or, c'est un film dont les droits seront vendus à plus de pays que s'il ne l'avait pas eue. Donc des rentrées d'argent. Et un retour sur investissement en terme d'image et de tourisme pour la région l'ayant subventionnée.

      JZ

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    2. "Une Palme d'or, c'est un film dont les droits seront vendus à plus de pays que s'il ne l'avait pas eue. Donc des rentrées d'argent."

      Oui, des rentrées d'argent dans les poches des producteurs du film. Grâce à un financement public donc sorti des poches des contribuables.

      Ne serait-ce pas mieux de ne pas financer le cinéma français, donc pouvoir réduire les impôts d'autant, et laisser cet argent aux contribuables pour qu'ils aillent dans les salles en choisissant leur film préféré ?
      Est-il vraiment souhaitable que l'état choisisse les film à notre place ?

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    3. Quelques réponses...

      Ce n'est pas l'impôt payé par le salarié de base qui finance les aides d'Etat au cinéma français. Les sources sont une taxe de 10% sur le billet d'entrée de cinéma, une taxe sur les ventes et locations de vidéo et la VOD et une taxe sur les distributeurs et éditeurs de télévision. Cela ne représente que 7% du financement du cinéma.

      2% du financement du cinéma est représenté par les collectivités locales. Mais sur ce point les électeurs n'ont qu'à se plaindre auprès de leurs élus qui n'aident pas le cinéma avec un pistolet sur la tempe. Le plus souvent, les élus locaux le font au nom des retombées économiques des tournages pour les commerçants du coin et pour celles en terme de tourisme en cas de succès du film.

      Au début des années 1980, alors que son cinéma était en crise et menacé par Hollywood et la télévision, l'Italie a choisi une voie opposée à celle de la France. Son cinéma national a dépéri et ils ont fini par nous imiter sur le tard. Pour une fois, c'est la France qui a été imitée.

      JZ

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    4. Laurent Herblay10 juin 2023 à 12:32

      @ JZ

      Néanmoins, je pense qu’il y a un lien entre les deux sujets : c’est la déconstruction de notre modèle. Un grand merci pour les précisions et enrichissement au débat de vos exemples.

      Et merci pour la réponse à l’anonyme. Les aides au cinéma, c’est une goutte d’eau dans les dépenses publiques. Leur suppression n’aurait qu’un impact très limité

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  3. "Cela ne représente que 7% du financement du cinéma."
    "2% du financement du cinéma est représenté par les collectivités locales."

    On est donc à 19%. Et le restant 81% ?
    Que dites vous de la taxe sur les chaînes de télévision qui assure le reste ? Elle n'est pas payée par les contribuables, à travers leur abonnement aux chaînes payantes, et à l'endettement étatique qui soutient les chaînes gratuites ?
    Et que dites vous de l'indemnisation des intermittents, omniprésents dans la production cinéma, elle aussi payée in fine par le contribuable bœuf ?

    " l'Italie a choisi une voie opposée à celle de la France. Son cinéma national a dépéri "
    Il a été comme partout redimensionné par la télévision d'abord et par la concurrence étrangère. Ce n'est pas pour autant qu'il n'y a pas eu d'excellentes œuvres comme celles de Benigni et Moretti qui se sont aussi imposées à l'étranger. Ce qui est venu à manquer c'est la production poubelle qui fait 1000 entrées au cinéma et qui est biberonnée à l'argent public.

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    1. Benigni et Moretti ce n'est pas tout à fait la même chose. Benigni a été une vraie star populaire à l'étranger. En revanche Moretti est d'abord un auteur de festival.

      Pour les intermittents : leur indemnisation est liée à la structure particulière de leur travail. Dans le cas contraire, ils devraient exercer en plus d'autres jobs, ce qui n'est pas forcément compatible avec une vie de famille. Réformer le système impliquerait que le société et le politique envoient comme message que ce métier ne pourra s'exercer que très jeune. Pourquoi pas mais dans ce cas le politique doit assumer de le dire.

      Sur le service public il faut faire le distinguo entre le vrai et le faux. Il y a en a un qui est d'intérêt général comme Arte. Ce ne sont pas les chaines privées qui rediffuseront les classiques du cinéma. Le reste, je ne sais pas si on peut encore l'appeler service public. Mettons que je suis plus gêné de financer certaines chaines publiques aux JT politiquement aussi biaisées que le privé plus que d'aider le cinoche national.

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    2. Laurent Herblay10 juin 2023 à 12:40

      @ Anonyme 8 juin

      Merci pour la réponse à celui du 7 juin. L’exception culturelle me semble quelque chose d’important pour notre pays. Et je préfère vivre dans un pays où les entrées des films nationaux pèsent aussi lourd que les entrées du cinéma US, grâce à tout ce qui a été mis en place. L’hégémonie culturelle venue des US est une plaie.

      Je ne pense pas que les conditions de vie des intermittents du spectacle soient si luxueuses…

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    3. réponse à Laurent Herblay du 10 juin
      1° comme il vous arrive souvent, vous avancez des faits assurément faux. Non, les entrées des films nationaux sont loin de peser aussi lourd que les entrées des films US
      En 2022, les films US ont totalisé 55 millions de tickets contre 27 millions pour les films français, aucun parmi lesquels ne s'est classé dans les 10 premiers

      2° Vous êtes évidemment libre de vouloir payer pour biberonner des productions françaises que personne ne regarde (comme Une Femme de notre temps, avec la la pauvre Sophie Marceau 20mille entrées et 68mille dollars de box office MONDIAL, je n'ose même pas imaginer à l'argent public avalé). Mais ce genre de gaspillage de l'argent public, devrait être validé par un référendum national : préférez vous financer le cinéma français et à quelle hauteur, ou bien réduire vos impôts ? Autrement nous ne sommes plus en démocratie, mais dans la même attitude soviétique de nationalisme culturel aux dépenses du peuple, et de l'investissement productif privé

      3° A propos des intermittents la question n'est pas s'ils bénéficient de conditions de vie luxueuses, mais plutôt pourquoi ils ne peuvent pas gagner leur vie en échange de ce qu'ils fournissent aux autres, comme le fait tout un chacun d'entre nous

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  4. @ Anonyme,

    Et non, pauvre de vous, quand j’affirme quelque chose, il y a toujours un fait sourcé. Depuis le début de l’année, la part de marché des films français est légèrement supérieure à celle des films US :
    https://www.cnc.fr/cinema/actualites/frequentation-du-mois-de-mai-2023--1426-millions-dentrees_1964058

    La réduction des impôts serait minuscule. La dépense publique, c’est plus de 1000 milliards..

    Trop de personnes ne peuvent pas gagner leur vie de manière correcte dans notre pays

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    1. "Depuis le début de l’année, la part de marché des films français est légèrement supérieure à celle des films US :
      https://www.cnc.fr/cinema/actualites/frequentation-du-mois-de-mai-2023--1426-millions-dentrees_1964058"

      attendez donc la fin de l'année, l'été, Thanksgiving, Noël...
      Et puis n'oubliez pas que beaucoup de films américains ne sortent même plus en salle, mais directement sur les plateformes numériques, bien plus rentables. Donc ils n'apparaissent pas dans vos statistiques, désormais marginales

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  5. Apparemment il est reproché à Me Triet de ne pas s'intégrer à la secte des nantis.... Il lui est reproché d'avoir porté une parole que ceux qui gouvernent ne voulaient pas entendre et surtout ne ne voulaient pas qu'elle soit entendue au festival.....Si on comprend bien ceux qui réussissent grâce à leurs talents ne peuvent pas soutenir un peuple à qui on enlève le droit de s'exprimer;;;;Ce serait de l'ingratitude vis à vis de grands bourgeois sources de tout talent....Progressivement on se rapproche des dictatures sources de tout bonheur ?????Vous pensez à qui ????

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